Prague en hiver

Un ouvrage passionnant retrace les combats des Tchécoslovaques contre les totalitarismes du 20e siècle

Durant ce 20e siècle si tourmenté, les Tchécoslovaques personnifièrent mieux qu’aucun autre peuple, la lutte sans cesse recommencée contre toutes les formes de totalitarisme. C’est ce que nous montre à merveille Paul Lenormand, maître de conférences à l’université Paris-Nanterre dans ce livre passionnant tant dans sa construction que dans sa façon de faire cohabiter le global et le particulier. Paul Lenormand a ainsi fait le choix de transcender les frontières historiques pour jeter une lumière sur la longue durée.


A la suite du traité de Versailles, en 1919, naquit le nouvel Etat de Tchécoslovaquie réunissant tchèques et slovaques sous l’égide de leur père fondateur, Tomáš Masaryk. Un pays pourtant « sans assise historique » comme le rappelle l’auteur qui agrégea diverses minorités notamment allemande avant de devenir dans les années 1930, sous l’égide d’un Edvard Benes, une terre convoitée par le Troisième Reich.

Abandonnée par les puissances occidentales en 1938 lors des accords de Munich qui mirent fin au rêve démocratique puis divisé entre une Bohème-Moravie écrasée par un Reinhard Heydrich et une Slovaquie indépendante placée entre les mains de Monseigneur Jozef Tiso, le peuple tchécoslovaque se mobilisa secrètement pour abattre la tête de l’hydre nazi.

Paul Lenormand montre ainsi parfaitement la lutte engagée dans ces années de guerre entre ceux qui d’alliés allaient devenir les futurs ennemis de la guerre froide. Car si les Anglais armèrent les hommes de l’opération Anthropoïd qui éliminèrent le numéro 2 de la SS, Moscou procédait dans le même temps à la soviétisation de l’armée en vue d’une future prise de pouvoir. Et malgré les velléités du général Patton, c’est bien l’armée rouge qui entra la première dans Prague constituant ainsi « une occasion manquée manifeste pour des Américains timorés » selon l’auteur.

Commença alors un nouvel hiver marqué par le coup de Prague en 1948, l’épuration des élites et la promotion d’hommes tels que Bedrich Reicin à la tête du renseignement militaire qui rejoint dans ce livre une galerie de portraits fascinants. Un Reicin qui fut lui-même victime d’une autre purge en 1952. Autre pays communiste mais mêmes méthodes.

Pour autant, les Tchécoslovaques ne renoncèrent pas à la liberté. Même un printemps orageux et avorté en 1968 ne les empêcha pas de rêver à cette liberté qu’ils obtinrent finalement en décembre 1989. Leur courage, leur abnégation sont aujourd’hui entrés dans la mémoire de l’humanité et ce livre leur rend un vibrant hommage.

Par Laurent Pfaadt

Paul Lenormand, Tchécoslovaques en guerre, de Munich à la guerre froide
Chez Passés composés, 352 p.

My Kid

Patti Smith raconte son lien indéfectible à Arthur Rimbaud

S’il n’était pas fait mention du grand poète, on se croirait dans un western. Une femme aux longs cheveux gris tenant un pistolet avec pour titre Une saison en enfer. Il y a forcément du western et du hors-la loi dans ce livre. Western lorsque la chanteuse-artiste nous rappelle sa grande passion pour Arthur Rimbaud. Hors-la loi bien évidemment face à cet outsider des lettres françaises.


A l’occasion du 150e anniversaire de la publication d’une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud, ce dernier a reçu la visite de notre femme des grands lacs dans un salon de Gallimard transformé en saloon. Elle n’avait que seize ans lorsqu’elle vit pour la première fois le Kid des lettres françaises. Il était assis à la table des poètes, entouré des plus grands et jouant avec des cartes à rendre ivre plus d’un bateau et suscitant des illuminations. Au loin, l’œil de Verlaine se faisait jaloux. « J’étais attirée par son visage et ses poèmes, qui m’intriguaient et me fascinaient. Envoûtée par leur charme grisant, j’en émergeais tremblante » écrit Patti Smith. Leurs regards se croisèrent et Rimbaud lui lança : « Le Monde a soif d’amour : tu viendras l’apaiser. » Puis, il est parti et depuis, Patti le recherche.

Cinquante ans ont passé. Patti est devenue chanteuse, poète. Mais elle n’a pas oublié Arthur. Et voilà qu’il se rappele à elle. Notre héroïne montée sur son Horse se lance alors dans un périple, façon Impitoyable sur les traces de son poète favori. Elle a troqué son habituel Colt rock’n roll pour ce Lefaucheux que Verlaine utilisa pour tirer sur son amoureux qu’elle évoque dans The Gun. Elle arrive à Charleville dans l’hôtel des étrangers où l’odeur de Rimbaud, encore présente dans l’air, plane comme une sauge indienne. L’homme vient de partir, elle l’a raté de peu mais elle sait que son souvenir de papier flotte encore dans ces lieux comme en témoigne les photographies qu’elle prend. « Le poète robuste que grisait autrefois la promesse de la route était condamné à affronter le calvaire de son dernier passage. C’était son arc poétique, qui se couchait d’un royaume à l’autre, une conscience sans barrières » écrit-elle dans quelques-uns de ses textes magnifiques. Sauge et arc, « l’homme aux semelles de vent » s’en est allé. Gone Again.

Notre femme des grands lacs poursuit sa route. Dans les sacoches de sa selle reproductions d’archives et photos personnelles des lieux où notre poète s’est planqué. Patti Smith est un cavalier solitaire. Elle avance, cette saison est longue mais elle sait qu’il est là. « La porte de l’enfer s’ouvre en grand. Ce n’est pas celui de Dante, mais un enfer dont l’étreinte est plus monstrueuse » écrit ainsi notre Pale Rider dans ce livre à l’atmosphère crépusculaire, presque surnaturelle. Et à la toute fin du livre, à l’instar du film de Clint Eastwood, « l’enfer marchait avec lui ». Oui, il est là, devant elle et à travers ses mots et ceux de Patti Smith, Rimbaud se dévoile dans une beauté intacte grâce à ce livre magnifique. Patti a retrouvé son Kid

Patti Smith publie également cet automne son Livre de jours, journal photographique étalé sur une année et inspiré de son comte Instagram #thisispattismith où le lecteur découvre ainsi ses goûts littéraires – Joan Didion ou Pier Paolo Pasolini – musicaux, des invités symboliques comme Rosa Parks ou Bobby Fischer, son jardin, son bureau, ses animaux de compagnie ou ses objets fétiches comme ce turquoise de Katmandou niché dans ce livre rempli de bijoux.

Par Laurent Pfaadt

Patti Smith, Arthur Rimbaud, Une saison en enfer : 1873 et autres poèmes, Grande Blanche Illustrée
Chez Gallimard, 176 p.

Patti Smith, Un livre de jours, traduit de l’anglais par Claire Desserrey
Chez Gallimard, 400 p.

Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, préface de Yannick Haenel, postface de Gregoire Beurier
Aux éditions Poésie/Gallimard, 96 p.

Pas de printemps pour Hannah

Avec Babysitter, Joyce Carol Oates s’aventure aux frontières de l’horreur et signe l’un de ses meilleurs livres

Depuis qu’elle a commencé à écrire, voilà soixante ans, Joyce Carol Oates ne cesse de nous étonner. Transcendant les genres, elle arrive à chaque fois, grâce à un style percutant et inimitable qui s’épure avec les décennies, à embarquer son lecteur.


Son nouveau roman Babysitter va au-delà. Commencé sous la forme d’une nouvelle en 2005, l’histoire est devenue un roman à la faveur du COVID. Nous sommes à la fin des années 1970 à Detroit. Sortie défigurée du chaos des émeutes de 1967, la ville reste fracturée entre quartiers aisés et pauvres. Dans le premier vit Hannah, bourgeoise à la vie bien réglée mais ennuyeuse qui se laisse séduire par un homme dont elle ignore jusqu’au nom et avec qui elle entame une liaison. Au même moment sévit un tueur d’enfants que la presse a surnommé Babysitter, kidnappant et étranglant ses victimes avant de disposer leurs cadavres correctement vêtus dans des lieux publics.

A priori deux histoires sans liens apparents. Et pourtant le lecteur ne peut s’empêcher de se demander si l’amant d’Hannah n’est pas Babysitter. Car Joyce Carol Oates fait évidemment tout pour que le lecteur y croie. Grâce à une construction narrative une nouvelle fois parfaite alternant diverses formes d’expression, l’auteure tisse son habituelle toile d’araignée où s’entremêlent ces deux histoires, mais également démons de la ville et ceux, intérieurs des personnages. Une toile d’araignée dans laquelle le lecteur est très vite pris au piège. Et le long de ces fils, le lecteur suit les thématiques récurrentes de l’autrice :  les traumatismes de l’enfant, la chosification des femmes ou la fracture entre Blancs et Noirs.

Dans cette toile d’araignée en forme de piège se débat Hannah, devenue une sorte d’héroïne à la Hitchcock. Et comme dans tous les grands romans et films, certains fils paraissant anodins s’avèrent en réalité être ceux qui sous-tendent toute la toile. Mais le lecteur doit patienter jusqu’à la toute fin du livre pour le découvrir. Il ressort en sueur de Babysitter avec un grand besoin d’oxygène pour chasser ces images d’horreurs mais ressentant également une folle addiction à poursuivre la lecture de l’œuvre d’Oates. Cela tombe bien puisque dans le même temps paraît une nouvelle série de douze nouvelles regroupées sous le titre de Monstresœur, véritable plongée dans la psyché humaine où entre fantastique et drames sociaux, Joyce Carol Oates décortique avec son scalpel littéraire toutes ces formes de violences qui régissent les rapports entre les êtres ainsi que leurs obsessions malsaines. Cela ne finira pas. Tant mieux !

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Babysitter, Joyce Carol Oates, traduit de l’anglais par Claude Seban, éditions Philippe Rey, 608 pages, 25 euros.

Monstresoeur, Joyce Carol Oates, traduit de l’anglais par Claude Seban, éditions Philippe Rey, 608 pages, 25 euros.

A voir :

Joyce Carol Oates : la femme aux cent romans, documentaire de Stig Björkman, disponible en replay sur arte.tv

Five Sinfonias

Il y a cinq ans disparaissait George Theophilus Walker (1922-2018), premier compositeur afro-américain à avoir remporté le prix Pulizer de la musique (1996) pour son œuvre Lilacs tirée du poème de Walt Whitman, When Lilacs Last in the Dooryard Bloom’d. Il succédait notamment à Aaron Copland, Elliott Carter et Charles Ives.


Assez peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique et rarement au programme de concerts malgré une production qui avoisina les 90 œuvres avec de nombreuses pièces de musique de chambre, ce disque regroupant les cinq symphonies de Walker devrait remédier à cet oubli. Enregistrées à l’occasion du centenaire de la naissance du compositeur en janvier 2022 puis en mai et juin 2023, elles sont ainsi regroupées pour la première fois dans cet intégrale complétée d’ailleurs par un merveilleux livret de photographies retraçant les quatorze dernières années du maestro.

Diverses influences (jazz, musique classique, musique religieuse, musique populaire) colorent ces œuvres avec des passages tantôt épiques tantôt bucoliques obtenus grâce à l’utilisation à bon escient de cuivres ou de bois. Si sa troisième symphonie se veut plus sombre en raison de percussions imposantes, la quatrième en revanche, affiche une dimension cinématographique et angoissante qui n’aurait certainement pas déplu à Bernard Hermann. Délaissant un temps le London Symphony Orchestra ainsi que son intégrale des symphonies de Chostakovitch, le chef italien Gianandrea Noseda reconnaît d’ailleurs volontiers que « les sinfonias de George Walker ont été pour moi une découverte musicale extraordinaire ». Le directeur musical du National Symphony Orchestraa ainsi puisé dans le compositeur soviétique quelque inspiration pour ces interprétations très réussies qui rendent un très bel hommage à un compositeur méritant assurément d’être connu et joué de ce côté-ci du monde.

Par Laurent Pfaadt

Georges Walker, Five Sinfonias
dir. Gianandrea Noseda
National Symphony Orchestra, The Kennedy Center