Caligula

Echevelé, disjoncté, tonitruant, brillant, original, ce Caligula de Jonathan Capdevielle veut nous rappeler, mais peut-on l’oublier au regard de l’actualité, jusqu’où les excès du pouvoir peuvent mener. La mégalomanie, voire la folie en étant les séquelles les plus courantes.


© Marc Domage

Ici une démonstration concluante mais un peu longue qui ne ménage pas les effets spectaculaires en commençant par cette scénographie imposante signée Nadia Lauro, représentant une falaise abrupte permettant aux comédiens des jeux d’escalade et des rencontres fortuites, appropriées aux possibles complots qui ne peuvent manquer d’être fomentés contre un despote. Celui qui nous est décrit à partir du texte « Caligula » d’Albert Camus se montre d’abord comme un vieil enfant qui veut décrocher la lune parce que rien ici-bas ne peut le satisfaire. N’ira-t-il pas jusqu’à révéler qu’un soir il l’a vu se lever, aller jusqu’à son lit et qu’il a fait l’amour avec elle. Déçu par tout et par tous  il tient la vie pour peu de chose et la supprime sans état d’âme, semant autour de lui la peur et l’allégeance. Ainsi va-t-il faire part de ses états d’âme à son fidèle Hélicon (Jonathan Drillet), l’esclave qu’il a libéré et qui lui est tellement reconnaissant qu’il ne peut porter aucune critique contre lui, ce qui n’est pas le cas des sénateurs affligés par ses sautes d’humeur et ses décisions arbitraires qui font dire à sa vieille maitresse Caesonia ( Michèle Gurtner) qu’il n’est qu’un enfant.

En l’occurrence quand débute la pièce il a disparu depuis trois jours en raison de la mort de son amante et sœur Drusilla. Les sénateurs en profitent pour se livrer à leurs commentaires sur les chagrins d’amour et les problèmes de gouvernance. Sur scène on les voit se prélasser sur les rochers en costume de bain, le ton de cette mise en scène est ainsi donné et on va vers le loufoque, la dérision.

On y verra les différents protagonistes à moitié nus ou superbement costumés et jusque parfois déguisés en romains (conception costumes Colombe Lauriot Prévost) comme le personnage de Caligula interprété avec fougue par Jonathan Capdevielle lui-même. Sa prestation est remarquable et le place comme il se doit au premier rang des interprètes, il n’arrête pas de déclamer, provoquer, commander l’impossible comme de faire composer des poèmes en un temps record aux sénateurs plutôt embarrassés ou les obliger à jouer ensemble du pipeau ! C’est qu’il se prétend esthète et ami des arts. Lui-même se plaît à se travestir et parader en Vénus et fait grand cas du jeune poète Scipion (Dimitri Doré) qui, fier de cette reconnaissance, lui voue un culte qui lui fait presque oublier qu’il a tué son père.

Il est excentrique et souvent grotesque, parfois sensible mais le plus souvent cruel, n’ayant pas de scrupules à tuer, allant même jusqu’à étrangler sa vieille maitresse.

Le jeu  décomplexé de Jonathan Capdevielle insiste sur cet aspect extravagant et tyrannique du personnage, rendant certaines réparties, certaines situations presque comiques sans toutefois  faire oublier la pertinence du propos sur la nuisance du pouvoir absolu. Rappelons que cette pièce fut écrite par Albert Camus en 1941 puis remanié en 1958, ces deux versions ont servi de base à cette mise en scène.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 7 décembre au Maillon

Sélection BD/Manga

La bande-dessinée, le roman graphique et le manga font parties désormais des habituels cadeaux sous le sapin. Hebdoscope vous aide à choisir


José-Louis Bocquet, Jean-Luc Fromental, Floc’h, L’art de la guerre, Un autre regard sur Blake et Mortimer, Dargaud, 128 p.

Inaugurant une nouvelle collection baptisée un autre regard sur Blake et Mortimer dans un format différent, plus long, cette nouvelle aventure nous emmène à New York, dans la fameuse maison de verre des Nations-Unies en pleine guerre froide. Nos héros retrouvent une vieille connaissance, le colonel Orlik car comme le dit si bien l’un des personnages, « s’il n’y a pas d’Orlik, à quoi servent Blake et Mortimer ? » Rassurez-vous, Olrik est là et bien là. Et même qu’il est à la manœuvre pour faire basculer, comme à son habitude, le sort du monde. Et pour cela, il a puisé son inspiration dans l’art de la guerre de Sun Tzu.

Les couleurs de Floc’h, très belles, donnent un côté années 50 fort agréable et permettent une plongée immédiate dans cette époque avec des cases comme sorties de l’agence Sterling Cooper Advertising. Fidèle à l’univers d’Edgar P. Jacobs avec ces références aux aventures désormais mythiques (Septimus) tout en le revivifiant, cet autre regard sur Blake et Mortimer est extrêmement bien réussi. Très plaisant visuellement, d’une lecture fort agréable, il comblera sans problème à la fois  aficionados du célèbre duo et nouveaux lecteurs.

Hiroaki Samura, Ryu Suenobu et Renji Takigawa, L’Habitant de l’infini Bakumatsu, Casterman, 192 p.

Il y a trente ans, au début des années 1990 paraissait un manga qui allait marquer toute une génération. L’Habitant de l’infini comptait ainsi les aventures du samouraï immortel Manji bien décidé à rejoindre sa défunte sœur. Problème : un ver installé dans son corps guérit ses blessures. Pour s’en débarrasser, il doit tuer mille scélérats. Le justicier se met en tête de remplir sa mission à coups de sabre tout au long des différents tomes qui jalonnèrent le succès planétaire de la série.

Trente ans plus tard, voilà que l’Habitant de l’infini reparaît dans un spin-off. Quatre-vingt ans ont passé. Et en ce milieu du 19e siècle, la révolution Meiji souhaite ranger les samouraïs au musée. C’est ce qu’on a appelé le Bakumatsu, la fin du shogunat Tokugawa durant lequel Manji a construit sa légende. Retiré, notre héros assiste à cette lutte entre modernité et tradition. Mais voilà que dans l’ancienne capitale, Kyoto, une étrange doctoresse maîtrisant les arcanes de l’immortologie semble pouvoir enfin lui apporter la rédemption recherchée.

Hiroaki Samura a confié le dessin de cette nouvelle série à Ryu Suenobu et Renji Takigawa. Fidèles au samouraï du crayon, ils restituent à merveille toute la beauté des combats en les plongeant dans un scénario extrêmement bien élaboré. L’Habitant de l’infini Bakumatsu est ainsi prêt à séduire une nouvelle génération de lecteurs.

Lapière, Dutreuil, Michel Vaillant Légendes, T2 L’âme des pilotes, Graton, 64 p.

Après Indianapolis, le deuxième opus de cette nouvelle série Légendes nous emmène à Monaco lors de l’édition 1971 du fameux Grand Prix. Les Vaillantes ne sont pas en grande forme. Lors du grand prix d’Espagne, elles ont accumulé les problèmes. Si bien que Michel Vaillant n’aborde pas la mythique course avec sa sérénité habituelle pour affronter l’imbattable Jackie Stewart. D’autant plus qu’à quelques kilomètres de là, à Marseille, une sombre histoire impliquant la CIA semble  liée à la célèbre course.

Le scénario signé une fois de plus Denis Lapière, tient son lecteur en haleine jusqu’au dernier tour tandis que les dessins de Dutreuil, fidèles à Jean Graton, offrent entre polar et course automobile une aventure très réussie. Les planches de la ville de Marseille réjouiront les amoureux de la cité phocéenne et les nostalgiques des années 1970 se régaleront de cette ambiance qui lui donne un petit côté French connection. Une fois de plus, sur la piste et en dehors, la team Vaillant devra faire face à une multitude de dangers pour s’en sortir. Mais n’est pas Michel Vaillant qui veut…

Par Laurent Pfaadt

Déjeuner sur papier

Il y a 120 ans était attribué le premier prix Goncourt. L’occasion d’un repas de famille en forme de livre

Chaque année, début novembre c’est la même chose. Une nuée de journalistes attend une poignée d’hommes et de femmes de lettres composant un auguste aréopage réuni dans un restaurant pour annoncer le sacre d’une nouvelle étoile des lettres. Puis la traditionnelle photo autour d’une table. Le 21 décembre 1903, John-Antoine Nau recevait pour Force ennemie, roman fortement inspiré du Horla de Guy de Maupassant le premier prix Goncourt devenu aujourd’hui le principal prix littéraire français, auréolé d’une gloire qui dépasse très largement ses frontières si l’on en croit les divers choix de pays tels que la Pologne, la Roumanie ou cette année celui du Rio de la Plata (Uruguay-Argentine).


Leila Slimani
copyright Laurence Houot/Culturebox

Pour se plonger dans l’histoire de ce prix crée par le testament d’Edmond Goncourt, à l’occasion de son 120e anniversaire, rien de tel que de parcourir le livre passionnant de Jean-Yves le Naour, spécialiste de la Grande guerre et de Catherine Valenti. Bien évidemment les auteurs passent en revue les lauréats, de Maurice Genevoix à Jean-Christophe Rufin en passant par Bernard Clavel et Romain Gary, seul récipiendaire de deux prix après un canular resté célèbre. Un prix qui couronna des romans difficiles ou populaires comme le lauréat de cette année, Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea. Il y a les absents du prix comme Jean-Marie Gustave Le Clezio, Antoine de Saint-Exupéry et Raymond Dorgelès, futur inamovible président du jury pendant dix-neuf ans et défait en 1919 par un certain…Marcel Proust dans ce qui reste comme l’un des grands duels de l’histoire du Goncourt, ce « Goncourt du siècle ». « Bien des auteurs ont eu le Goncourt mais « le Goncourt a eu Proust » écrivent ainsi les auteurs. Le livre remet à l’honneur des figures aujourd’hui oubliées comme celles de René Maran qui remporta le prix de 1921 pour Batouala, un « Goncourt décerné à un Noir » comme le titra Le Journal ou celle de Philippe Hériat, victorieux des prix Renaudot (1931), Goncourt (1939 pour Les Enfants gâtés), et de l’Académie française (1947),et revient sur quelques scandales littéraires comme lors de l’édition 1951 lorsque Julien Gracq, couronné pour Le Rivages des Syrtes, refusa le prix.

Et puis il y a ce restaurant Drouant dans le 2e arrondissement où depuis 1914 se réunissent les jurés pour décider des futurs lauréats au milieu de savoureuses agapes. D’ailleurs, ici les fauteuils de l’Académie française ont été remplacés par dix couverts. Car à y regarder de près, le prix Goncourt ressemble un peu à un déjeuner de famille. Il y a les jurés qui, tels des parents, veillent sur leurs progénitures comme maman Edmonde et sa vie incroyable et papa Hervé qui est une vraie langue de vipère. Leurs frères et sœurs qui s’invitent parfois. L’oncle Bernard, jamais avare de livres pour nous et qui saoule avec le foot. L’oncle Sacha et ses blagues. Tante Colette et ses histoires croustillantes pas comme tante Christine qui fout le bourdon. Oncle Patrick qui raconte l’histoire comme personne. Pas comme oncle Régis qu’on comprend pas toujours. Et puis oncle Roland qui a fait la guerre et vient tous les dimanches ou oncle Amin avec son accent immortel comme un rocher.

Autour de la table, les fils et filles prodigues (Leila et Mathias) se régalent, pas comme ceux qui attendent en vain la reconnaissance de leurs parents (Amélie) ou qui, invités régulièrement, mangent dans la cuisine avec Renaudot. Les trublions qui une fois sur deux (surtout Romain !) transforment le repas en pujilat ou quittent la table (Virginie) et ceux qui, rassasiés, ne laissent que des miettes à leurs voisins de table (Michel ou Andrei).

Tout cela nous a donné faim. Il est temps de se mettre à table, Le Naour et Valenti attendent de servir. Le menu du jour promet.
Miam !

Par Laurent Pfaadt

Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti, 120 ans de prix Goncourt. Une histoire littéraire française, Omnibus/Perrin, 576 p

A lire bien évidemment le dernier lauréat, Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle, L’Observatoire, 592 p.

Sélection Beaux Livres

A l’occasion des fêtes de fin d’année, Hebdoscope vous propose comme chaque année une sélection d’ouvrages qui feront, à coups sûrs, des heureux

Ian Nathan, Clint Eastwood, la filmographie intégrale du réalisateur iconique, Gallimard, 176 p.

Tous les passionnés de cinéma américain vont adorer ce livre. Des westerns spaghettis à Cry Macho en passant par Bronco Billy ou Magnum force, le journaliste britannique Ian Nathan nous emmène sur les traces de Clint Eastwood, l’une des grandes « gueules » et icônes vivantes du cinéma américain.

A travers un récit thématique qui permet de couvrir l’intégralité d’une filmographie abondante et merveilleusement illustrée et passe avec brio du western à la comédie, du film d’action à la biographie musicale, le lecteur est immédiatement embarqué dans l’aventure de cet acteur devenu l’un des réalisateurs les plus transgressifs de ces soixante dernières années. Ces dernières dessinent la figure d’un anti-héros aux mues successives brisant les codes jusque-là établis et allant souvent à contre-courant des modes. Qualifié de « macho idéal », disséquant les mythes et la violence d’une nation qu’il incarna ou exposa malgré un conservatisme assumé, Clint Eastwood demeure le reflet d’une histoire américaine tourmentée qui inspira, avec ses œuvres, la civilisation occidentale.

De Josey Wales, hors-la-loi (1976) qualifié par l’auteur de « meilleur film de Clint Eastwood à ce jour » à Doux, dur et dingue avec cet orang-outan volant la vedette à l’acteur en passant par les chefs d’œuvre que furent Impitoyable et Mystic River, ce livre parle également à notre propre histoire personnelle que Clint Eastwood accompagna.

« Tout comme Impitoyable était bien plus qu’un western, ce film était bien plus qu’un polar : la question morale du bien et du mal y est abordée dans toute sa complexité » écrit ainsi Ian Nathan à propos de Mystic River qui marqua également la première collaboration musicale de Clint Eastwood avec son fils Kyle apparut dans Honkytonk Man et qui allait ensuite signer les bandes originales de plusieurs films de son père notamment Gran Torino, L’échange et Invictus. En complément du livre sort ainsi le très beau Eastwood Symphonic regroupant les musiques des films de Clint composées par Kyle, musicien accompli et partageant avec lui cette passion du jazz si brillamment démontrée dans Bird.

A écouter : Eastwood Symphonic, label Discograph

Jean-Louis Moncet, Alain Pernot, Johnny Rives, Le grand livre de la F1, préface d’Alain Prost, Marabout, 288 p.

« Pour conquérir ces avancées, il y a les hommes, les ingénieurs, les inventeurs, les techniciens et les pilotes dans une confrontation perpétuelle » écrit Alain Prost, quadruple champion du monde,  dans la préface de ce très beau livre. Ecrit par quelques-uns des plus grands connaisseurs de la Formule 1 notamment Jean-Louis Moncet, ancien journaliste bien connu des amateurs de F1, ce livre nous fait revivre les grands moments de ce sport à travers des portraits, des courses, des circuits ou des moteurs.

Les grands moments, à travers une très belle infographie comparable à celle des autres volumes sportifs de Marabout (MMA, Boxe), sont parfaitement expliqués notamment ces illustres grands prix d’Australie (1996) qui vit la victoire d’Alain Prost ou du Brésil (2008), terrain de l’affrontement titanesque entre Felipe Massa et Lewis Hamilton qui valut à ce dernier le titre mondial pour un point. Au sport, le livre ajoute une dimension technique et technologique avec l’évolution des moteurs, de la sécurité et une rubrique fort pertinente intitulée « Qu’est-ce qu’une F1 dans les années… ? ».

Un livre à parcourir sans ceinture de sécurité.

Bertrand Alary, Jean-Pierre Sabouret, Metal, 40 ans de musique puissante, Gründ, 352 p.

Il y a quarante ans, au début des années 80, quand ce nouveau genre musical baptisé Metal ou Heavy Metal fit son apparition sur quelques scènes confidentielles en Angleterre et aux Etats-Unis, les spectateurs étaient rares et regardés comme déviants. Seuls les passionnés se souviennent encore de Whitesnake ou de Mercyful Fate, ce groupe de métal danois. Aujourd’hui, ces mêmes groupes ont traversé ces décennies. Ils s’appelent Metallica, Iron Maiden et remplissent avec leurs héritiers des stades de plusieurs dizaines de milliers de spectateurs venus en famille pour admirer leurs idoles. Leurs souvenirs présents dans ce livre se transmettent lors de soirées et de concerts où fans de la première heure croisent convertis de la dernière.

Dans une nouvelle édition augmentée de 32 pages avec sa couverture désormais rouge, Bertrand Alary, photographe pour les principaux magazines de métal et Jean-Pierre Sabouret, ancien rédacteur en chef de Hard Rock Magazine s’associent à nouveau pour emmener leurs lecteurs dans un nouveau voyage musical infernal, de Black Sabbath et Led Zeppelin, les pères fondateurs aux derniers nés en passant par les incontournables (Megadeth, Def Leppard, Alice Cooper) et les plus confidentiels (Uli Roth, Cannibal Corpse, Lofofora). Le mélange des genres y est permanent et les riffs assurément monstrueux…

Paris 2024, Cent ans de Jeux Olympiques, Solar/L’Equipe

Paris et la France célébreront en 2024 le retour des Jeux Olympiques (26 juillet-11 août) et Paralympiques (28 août-8 septembre) dans la capitale, cent ans après un premier rendez-vous. Pour célébrer ce siècle de Jeux olympiques qui a vu ces derniers se répandre sur tous les continents, accueillir de nouveaux sports et refléter l’évolution géopolitique du monde, le journal l’Equipe en collaboration avec les éditions Solar publient le manuel nécessaire pour se préparer à cette grande fête.

Les grands exploits, les grands champions mais également les grands rebondissements se succèdent au fil des pages. Accompagnés de ces immortelles photos que nous connaissons tous et des mots des grandes plûmes du quotidien sportif, le livre offre à tout passionné de sport une plongée dans ses propres souvenirs mais également dans l’histoire parfois tourmentée des JO. De Jessie Owens en 1936 à Usain Bolt en 2008 en passant par l’épisode Ben Johnson en 1988 et Bob Hayes à Tokyo en 1964, d’Emil Zatopek à Michael Phelps, de Michael Johnson à Tony Riner, les champions reprennent vie dans ce livre fantastique. Des Jeux de Berlin (1936) à la prise d’otages des athlètes israéliens en 1972 à Munich en passant par les poings levés de Smith et Carlos à Mexico en 1968 ou la victoire arc-en-ciel de Cathy Freeman à Sydney en 2000, ce livre est véritablement un condensé d’émotions et pas que sportives.

L’entraînement parfait donc avant d’autres émotions à venir pour faire de Paris, selon les mots d’Hemingway, « une fête ».

Par Laurent Pfaadt

Il Tartufo

Certes Il y a de la gêne car lire les traductions (de Carlo Repetti) et suivre l’action n’est pas toujours simple ni confortable mais le plaisir a dominé, car le jeu est si vivant, si emporté qu’il nous séduit. Cette mise en scène de Jean Bellorini qui signe également la scénographie avec Francesco Esposito et la lumière pour le teatro di Napoli nous plonge littéralement dans « le théâtre », autant dans Molière que dans l’Italie et nous dirions, surtout l’Italie car ça démarre à l’italienne. Sous le regard d’un Christ  vivant accroché  dans la lumière sur une immense croix de bois, posé contre le mur, surgit dans un fauteuil roulant, Madame Pernelle (Betti Pedrazzi), véritable imge de la « Nonna » qui se lance illico dans une verte semonce adressée à toute la maisonnée qui refuse, selon elle, de reconnaitre les immenses qualités de monsieur Tartuffe, (Federico Vanni) leur hôte accueilli, admiré et chéri par son fils  Orgon, (Gigio  Alberti) prêt à lui donner sa fille Marianne (Francesca De  Nicolais)  en mariage au grand  dam de celle-ci et de la servante Dorine (Angela  De Matteo) qui crie au scandale.


© Ivan Nocera

Tout cela se déroule au vu et au su de tous car la scénographie fait astucieusement évoluer les personnages dans un espace ouvert où se côtoient un salon avec chaises et canapé et une cuisine où les servantes s’emploient à préparer les repas servis sur la grande table qui jouxte les deux espaces, très souvent utilisée comme lieu de rencontre, d’affrontement et enfin cachette pour amener la  révélation  de  la véritable personnalité de Tartuffe.

Cette œuvre qui fait partie des classiques régulièrement étudiés pendant notre scolarité, voilà qu’elle nous est offerte dans cette version italienne et nous paraît revigorée, dynamisée par un jeu d’acteurs plein de vivacité où fusent les répliques soulignées par une gestuelle qui ne ménage pas ses effets avec trépignements, sursauts, embrassades  pas de danse esquissés pour dire le contentement, ronds de jambe, minauderies lors des  entreprises de séduction de Tartuffe. Le tout accompagné de chansons, de musique et même de coups de tonnerre. Les comédiens italiens sont  amoureux du jeu et  cette pièce leur donne tout loisir de l’exprimer puisqu’elle  leur propose  des scènes dans lesquelles les personnages sont eux-mêmes en train de jouer, on pense à la scène de dépit amoureux entre Valère et Marianne, à la scène de provocation entre Dorine et Marianne, à propos de son éventuel consentement au mariage avec Tartuffe et surtout à la scène où Elmire (Teresa Saponangelo) se laisse aller aux avances de Tartuffe pour montrer à son mari caché sous la table, le vrai visage de son protégé.

Les personnages affirment ainsi leur caractère, Madame Pernelle dans l’indignation, Orgon dans l’autorité, Elmire dans la dignité et l’audace, Dorine dans la révolte, Marianne, dans le désespoir, Valère (Jules Garreau) dans la provocation, Cléante (Ruggero Dondi ) dans le bon sens, Damis (Giampiero Schiano) dans la colère. Ainsi nous paraissent-ils proches et familiers d’autant que les costumes de Macha Makeieff en font des gens ordinaires, les hommes en costume, les femmes en robe, jupe ou tabliers avec ce petit clin d’œil à la couleur, Tartuffe est tout en noir tandis que Cléante le frère d’Orgon, l’homme du bon sens est tout en rouge .

Ce côté familier est également mis en valeur par la proximité qu’ils instaurent avec le public devant lequel, attrapant deux chaises qu’ils placent au bord du plateau ils viennent régulièrement s’installer pour parler de leurs problèmes, nous prenant quasiment à témoins des préoccupations causées par l’attitude d’Orgon et de Tartuffe.

S’Il y a une démarche pour aller vers la dénonciation de l’hypocrisie, de l’imposture et de la bigoterie incarnées par le personnage de Tartuffe, il ne faut pas omettre de souligner combien la pièce se veut aussi une revendication de la liberté, de l’émancipation des jeunes et des femmes vis-à-vis d’un patriarcat encore très installé dans ce XVIIème siècle et qui est quelque peu mis à mal quand Tartuffe est démasqué grâce à la finesse d’Elmire et que cela permet à Orgon de retrouver sa lucidité et de reconnaitre les sentiments de sa fille pour son amoureux.

Molière a fait de cette pièce un hommage au jeu et les acteurs italiens nous en ont transmis le bonheur.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation  du 12 décembre, TNS

Evangile de la nature

Ce n’est pas sur la pointe des pieds que Stanislas Nordey quitte la scène strasbourgeoise qu’il dirigea neuf années durant mais par une brillante interprétation d’un texte fondamental le « De rerum natura » du philosophe et poète Lucrèce qui vécut de
95 à 55 av J-C, traduit par Marie Ndiaye avec la collaboration d’Alain Gluckstein, adapté et mis en scène par Christophe Perton.


© Jean-Louis Fernandez

Avoir choisi cette oeuvre est un superbe cadeau qu’il fait au public du TNS car elle résonne de façon étonnante avec ce que nous vivons actuellement et d’une manière cruciale, qu’il s’agisse du dérèglement climatique qui impacte gravement l’environnement ou des conflits survenant pour des problèmes de territoires ou des questions religieuses, sans oublier l’angoisse existentielle qui gagne bien des esprits qui ne savent à quel saint se vouer. C’est justement à ne pas chercher de remèdes à nos maux en s’en remettant à des puissances extérieures à nous-mêmes, à des dieux hypothétiques et muets à nos souffrances, à ces superstitions qui nous obligent à certaines conduites par crainte d’une éternelle punition dans  un au de-là imaginaire, et à balayer toutes ces croyances, c’est à cela que s’emploie Lucrèce dans ce poème largement inspiré par les idées et l’enseignement d’’Epicure, le maître qu’il tient en grande estime et dont il ne cesse de faire l’éloge.

Que nous soyons, comme tout l’univers, les plantes et les bêtes constitués d’atomes voués à la finitude pour qu’en d’autres ils se reconstituent, se régénèrent, quelle révélation ! C’est l’athéisme avant l’heure, celui sur lequel le christianisme a posé une chape de plomb et pour lequel plus d’un fut condamné à la mort. C’est cet éloge de la raison que Stanislas Nordey va nous transmettre dans ce seul en scène où il se révèle magistral car on le sent habité par les idées de Lucrèce.

L’espace choisi pour cette prestation est signé du metteur en scène lui-même, Christophe Perton qui l’a imaginé sobre et pertinent, transformant le plateau en une sorte de boîte noire au centre de laquelle tourne un grand disque noir et dont les parois sont trois écrans où sont projetés des gravures représentant des roches, des montagnes, des déserts, et des photos de la mer des vagues, des gouttelettes innombrables comme le atomes … 

Sortant de l’ombre, le comédien pieds-nus, en pantalon noir, tee-shirt moulant transparent, s’avance vers nous car  les paroles de Lucrèce sont adressées à un de ses disciples et en l’occurrence, ce soir nous tenons son rôle. Pesant ses mots, rythmant ses phrases, ménageant des respirations, des silences, parcourant le plateau, enjambant le cercle  pour y méditer, suspendre son discours, s’allonger pour regarder le ciel, il ménage ses effets avant de revenir vers nous, tendant les mains, levant les bras pour stimuler notre écoute et souligner ce qu’il juge capital à faire comprendre, car raisonner et comprendre sont  aux yeux du poète, indispensables. La musique, un continuum de Emmanuel Jessua  et Maurice Marius, s’inscrit discrètement dans la parole mais  il arrive qu’elle la souligne parfois fortement suivant en cela l’intensité du propos.

Pressentant les questions sur la formation de l’univers il explique le big bang, la formation des planètes et de tout ce qui existe par le mouvement et la combinaison des atomes, ces mêmes atomes dont nous sommes constitués et qui après notre mort se reconstitueront en d’autres formes vivantes. Alors pourquoi craindre la mort, en avoir la hantise et se gâcher la vie par cette obsession puisqu’elle ne fait que nous réinsérer dans l’ordre de la nature, l’âme et l’esprit disparaissant avec le corps. Ainsi Lucrèce nous apprend -il à vivre au mieux notre vie en à nous débarrassant de ce qui pèse sur elle, la religion et ses dogmes, l’envie d’acquérir des biens superflus et cela justifie sans doute l’emploi du mot « évangile »  qui signifie « bonne nouvelle » placé dans le titre du spectacle .

Stanislas Nordey met toute sa conviction à nous la transmettre, visage et corps soigneusement mis en lumière puis disparaissant dans l’obscurité pour de courts moments propices à l’assimilation de ce que l’on vient d’entendre.

Un spectacle qui fait appel à notre intelligence et à notre sensibilité et nous procure le plaisir du théâtre et la jouissance de la connaissance.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscop

Représentation du 13 décembre, TNS

En salle jusqu’au 21 décembre

Race

Ils sont déjà sur le plateau quand nous pénétrons dans la salle, le parcourant à grandes enjambées, se croisant, s’arrêtant un court instant avant de reprendre ce mouvement brownien qui nous les montre comme fort déterminés. Côté cour, une comédienne enroule sur une pelote un fil d’ortie.


C’est un très beau travail que nous a présenté au Diapason de Vendenheim, la Cie Les Gladiateurs dirigée par Beatriz Gutierrez qui a mis en scène, avec son assistant Sylvain  Wolff et la chorégraphe  Sabine Grislin le texte « Race » de Pascal Rambert, un texte qui donne à entendre une critique radicale du monde occidental auquel nous appartenons et auquel il s’adresse, non pas dans un discours politique structuré, ni avec l’emphase des tribuns  mais par le moyen sublime de la poésie qui permet à chaque mot de  devenir vibration pour notre intelligence sensible. Un texte que vont porter avec conviction les trois comédiens et la danseuse venus des quatre coins du monde, comme, d’entrée de jeu, ils nous le feront savoir dans une courte présentation.

C’est le camerounais, Achille Gwem qui s’avance le premier pour dire la nécessité du théâtre et affirmer qu’il est la vie. Puis nous entendrons Beatriz Gutierrez révéler ses origines chiliennes, elle, fille de réfugié politique, Antoine Pham dit ses origines vietnamiennes et Sabine Grislin évoquera son parcours de danseuse et trapéziste et citera les mots de Qudus Onikeku chorégraphe nigérian qui parle de la mémoire du corps.

Tout est intelligemment choisi en fonction de ce texte particulièrement puissant qui relève sans concession les préjudices de l’histoire et lance l’exigence de réparation. Un texte que l’on entendra dans sa quasi-totalité et que se sont appropriés les comédiens, le recréant pour nous avec une parfaite maîtrise et une totale conviction. Ils sont les porteurs des voix d’Afrique, d’’Arabie, d’Asie, un chœur formé de comédiens amateurs venant apporter la dimension universelle au propos.

Ainsi la scénographie est-elle très simple, laissant toute sa place au travail des comédiens, seuls éléments du décor ces deux chaises, l’une, côté jardin sur laquelle reposent, trois crânes factices, l’autre, côté cour sur laquelle est posée la pelote de fil, le fil de l’histoire ? Les couleurs des costumes ont été inspirées par un tableau représentant l’Apocalypse. Pour Achille, sa tunique est verte, celle d’Antoine rouge, la robe de Beatriz est bleue, celle de Sabine, jaune. Nous sommes sensibles à ces références qui contextualisent avec justesse les propos à venir ainsi qu’au travail des lumières de Xavier Martayan.

Les mots que nous allons entendre vont être réitérés de façon lancinante et tout d’abord cette adresse « Europe mon amour » qui ne laisse aucun doute sur le fait que nous sommes impliqués dans cette litanie des torts immenses que nous avons fait subir aux peuples des autres continents au cours des décennies passées, un temps long signifié par ce leitmotiv « Et puis c’est le jour. Et puis c’est la nuit » et la reprise comme un refrain de cette interrogation « combien de jours et combien d’incendies » …

Une petite pièce grotesque proposée par l’auteur a été retenue par la metteuse en scène pour être jouée. Annoncée comme « drame de la bêtise » elle en dit long sur les comportements de certains de nos compatriotes au cours des décennies passées. C’est Achille qui distribue les rôles, l’un représentant le soldat, un autre les habitants de la ville de Draguignan qui se précipitent au bordel, le troisième mime la femme venue d’une colonie française, la Cochinchine, objet de leur convoitise, et que leurs abus feront mourir. 

Dans la deuxième partie de ce « drame de la bêtise » on parle d’un chef kanak dont on a coupé la tête pour l’exposer à Paris. L’acteur africain est chargé de distribuer les rôles, assumant cette tâche de manière expéditive comme pour une affaire presque trop entendue… ce qui ne laisse aucun doute sur ce qu’il faut penser de nos pratiques coloniales.

Après cet intermède grinçant, les comédiens nous ramènent à l’âpreté du propos, à cette vigoureuse interpellation qui doit sortir le destinataire de son sommeil, de son amnésie, lui qui sera qualifié par « le plus pauvre des plus pauvres » au fil du texte, de « masse blanche, ronfleur, beau monstre, frère froid, violent, tortionnaire, criminel,  brûleur et  perçu comme « l’adulte du nord », « le technicien aveugle » appartenant à ce« peuple de géomètres » qui dit « apporter la lumière et rend tout à l’obscur ». Les comédiens pour proférer ces titres se plantent devant nous ou se mettent à distance pendant que la danseuse évolue autour d’eux, donnant du mouvement à la  parole, « l’expressivité » du corps faisant éclater autant l’indignation que l’accablement ou le sursaut de la révolte puis ils parcourent le plateau en accentuent leurs dires d’une gestuelle sobrement maîtrisée mais toujours pertinente car il n’est pas nécessaire d’en rajouter, les scènes évoquées sont suffisamment suggestives pour qu’elles nous fassent frémir.

Ce sont des scènes de prise de possession, d’asservissement qui sont ici révélées, de la terre, du corps des femmes, des fils, du sang, de la langue, mettant en évidence cette suprématie qui humilie, comme cette image qui revient à maintes reprises du « frère, à genoux, en train d’astiquer les chiures de mouches », cette suprématie qui condamne au travail forcé, à la déportation dans ces barques de bois qui sont comme des tombeaux.

Entre ces moments de parole, souvent rythmées par le slam et dites avec la force que leur donne la nécessité de devoir présenter de telles infamies pour les faire connaître, les comédiens esquissent des rapprochements entre eux, des pas de danse se prennent par la main, puis se dispersent  pour proférer leur texte et  faire surgir les visions d’horreur que l’auteur veut porter à notre mémoire, celles par exemple du père  qui tient sa tête coupée dans ses mains, de ses habits tachés de sang, et des soldats tout autour, tête que l’on retrouvera plus tard à la Société anthropologique de Paris où les savants disent qu’elle est creuse et « faite pour porter des caisses de bois » alors que le fils, lui-même victime, proclame : « mon père et le père de mon père pensent encore dans ma tête que tu viens de couper » annonçant déjà par ces mots le « nous reprendrons tout » qui sera un jour proclamé avec la vengeance inéluctable, en échos aux mots du chœur « Mouche O Mouche que ne les as-tu piqués et piqués ».

Chacun dans sa langue natale récapitulera les horreurs qui furent commises et pourra souhaiter qu’un jour sur l’homme s’abatte le déluge.

Et au final, sur la musique du rappeur Eli Finberg, s’organise la danse du commerce triangulaire, une danse collective pendant laquelle sont énumérées toutes les richesses volées au pays d’Afrique, d’Asie, d’Arabie, d’Amérique du sud et où revient scandé par tous, le cri de « réparation » une réparation réclamée par le peuple de ce « quart -monde, demi-monde où l’homme l’est à demi, mains et jambes pour porter » et qui ne cesse de répéter « le FMI m’a affamé ».

Puis dans le silence qui s’installe on ne perçoit plus qu’un battement de cœur.

Au salut les interprètes restent dans la lumière face à nous qui devenons avec eux dénonciateurs des infamies de la colonisation et demandeurs d’une juste réparation.

 Nous sortons bouleversés, révoltés mais pleins de reconnaissance pour Pascal Rambert qui a écrit ce texte et pour ceux qui l’ont interprété, porté à notre connaissance avec tant de justesse et de conviction.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 9 novembre 2023 au Diapason de Vendenheim

Les samouraïs, entre mythe et réalité

Essais, romans, mangas évoquent la figure du guerrier japonais

S’il est un élément qui caractérise la culture japonaise, c’est bien celui du samouraï. Son image est tellement ancrée dans notre imaginaire collectif qu’il a inspiré quelques-uns de nos mythes modernes et une culture pop représentée notamment par la guerre des étoiles. Bien que s’inscrivant dans une histoire à travers ses différentes époques (Togukawa, Sengoku, Genpei, etc.), Julien Peltier, certainement l’un de nos meilleurs connaisseurs de ces guerriers jugés protéiformes, a pris le parti dans son brillant ouvrage de débarrasser le guerrier japonais de ses oripeaux mythiques et d’en montrer ses mues successives. 


A l’origine, le samouraï tire son nom du mot « servir » et ne fut appelé ainsi qu’à partir de la période Togugawa allant de l’an 1600 à la restauration Meiji (1867-1868). Pour autant, cette fascination apparaît quelque peu tronquée par des mythes qui, aujourd’hui encore, ont la vie dure. Julien Peltier décortique ainsi ces derniers comme par exemple celui du sabre qui ne s’imposa que tardivement aux dépens de l’arc longtemps privilégié car les samouraïs rechignèrent au combat au corps-à-corps avant le XVIe siècle, ce moment où les armes changèrent et où se modifièrent les armures qui aujourd’hui désignent le samouraï au premier coup d’œil. 

Le XVIe siècle fut aussi ce moment où une nouvelle mythologie du samouraï s’élabora avec l’agrégation de mythes connexes comme celui de la cérémonie du thé, outil d’ascension sociale et instrument de pouvoir. C’est aussi à cette époque qu’intervint un personnage majeur dans l’histoire des samouraïs car Julien Peltier n’oublie pas dans son livre de nous raconter une histoire du Japon à travers les figures de ses illustres guerriers : Toyotomi Hideyoshi dit le Singe « considéré comme le père fondateur du Japon moderne, dont ses successeurs reprendront à leur compte la plupart des réformes » selon l’auteur et qui va non seulement se hisser jusqu’au sommet du pouvoir mais également domestiquer les samouraïs en échange de privilèges de classe. Avec Ode Nobunaga, Tokugawa Ieyasu, Toyotomi Hideyoshi demeura l’une des grandes figures du Japon moderne, l’un des « trois fondateurs de l’État japonais, les Sandai Usho » selon Richard Collasse (Dictionnaire amoureux du Japon, Plon). Sa figure allait ainsi inspirer bon nombre d’écrivains japonais et notamment Ryotaro Shiba, sorte d’Alexandre Dumas japonais, qui en fit le héros de l’un des plus grands romans historiques de l’archipel.

Suivront les rônins, ces justiciers marginaux, chevaliers errants redresseurs de torts. Ce dernier, sans maître ni seigneur, fait ainsi « figure d’homme libre au sein d’une société étroitement corsetée par le régime militaire qui entend régir, au nom d’une garantie de concorde, la vie quotidienne de ses administrés jusque dans ses moindres détails » pour Julien Peltier et séduit aujourd’hui de jeunes générations éprises de justice et de liberté.

Bien évidemment samouraïs et rônins n’ont pas manqué d’inspirer au Japon comme en Occident, films, romans, bandes dessinées et mangas. Au cinéma, il est vite devenu un genre particulier incarné par Akira Kurosawa qui donna ses lettres de noblesse aux samouraïs en les imprégnant de culture western et de littérature européenne allant de Shakespeare à Dostoïevski dans des films comme Rashomon récompensé par le lion d’or à la Mostra de Venise (1951), Ran, adaptation japonaise du roi Lear d’une beauté inouïe et Kagemusha, palme d’or à Cannes en 1980. Kagemusha, l’ombre du guerrier raconte ainsi l’épisode de la mort du chef du clan Takeda cachée aux membres de ce dernier. Un Takeda remplacé par un sosie après avoir été défait à la bataille de Tenmokuzan en 1582 par Togugawa Ieyasu, vainqueur dix-huit ans plus tard, en 1600, de la bataille de Sekigahara, considérée comme la plus grande bataille de samouraïs et raconté magistralement par Julien Peltier dans son livre plein de rythme et de fougue mais également par l’écrivain Ryotaro Shiba en 1966.

L’œuvre de ce dernier permit après la seconde guerre mondiale de réintégrer les samouraïs, trop longtemps restés attachés à une vision passéiste et nationaliste qui s’était compromise avec la guerre. « Jusqu’aux derniers feux de la guerre du Pacifique, le fantasme d’un code d’honneur du guerrier japonais, dans sa version pervertie de surcroît, servira de prétexte au fanatisme le plus aveugle » écrit Julien Peltier. Pour autant, la bataille de Sekigahara « bruit également du chant du cygne qu’entonnent malgré eux les guerriers de jadis. Car rien ne sera plus jamais comme avant » toujours selon Julien Peltier. Et lentement jusqu’à la révolution Meiji, les samouraïs se marginalisèrent avant de disparaître et d’entrer durablement dans une culture du souvenir des temps glorieux du Japon.

Le regain de fascination pour la culture japonaise dans les années 80-90 notamment avec l’arrivée en Europe des premiers mangas et de leurs adaptations télévisuelles relança l’attrait pour les samouraïs tant dans la bande dessinée avec par exemple la très belle série Samuraï de Jean-François Giorgio et Cristina Mormile (Soleil) que dans le manga avec l’incroyable Habitant de l’infini Bakumatsu. Dans les deux cas, Takeo dans l’un et Manji dans l’autre, BDs et mangas offrent aux jeunes lecteurs une incroyable plongée dans l’univers des samouraïs entre action et combats tout en leur proposant des modèles aux valeurs axées sur la défense des plus faibles ainsi que la mise en valeur de figures féminines. Ces œuvres contemporaines, en insistant sur la figure d’un rônin indépendant permettent enfin de parachever cette « quête d’humanisation » du samouraïselon les mots de Julien Peltier.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Julien Peltier, Une autre histoire des samouraïs: Le guerrier japonais entre ombre et lumière, Perrin, 368 p. 

Du même auteur, Sekigahara, la plus grande bataille de samouraïs, Alpha poche, 332 p.

Ryotaro Shiba, Hideyoshi, seigneur singe, éditions du Rocher, 580 p.

Richard Collasse, Dictionnaire amoureux du Japon, Plon, 1312 p.

Jean-Francois Di Giorgio, Cristina Mormile, série Samuraï Origines et Samuraï dont le T16, le sabre des Takashi, éditions Soleil, 52 p vient de paraître.

Hiroaki Samura, L’Habitant de l’infini, Nouvelle édition 1 et 2, Casterman, 448 et 464 p.

le café sans nom

Vienne et ses cafés. Le Museum que fréquentèrent Léo Perutz, Gustav Klimt ou Robert Musil, le Café central qui vit Trotski et le Braunerhöf où Thomas Bernhardt aimait écrire. Celui dans lequel nous convie Robert Seethaler auteur d’Une vie entière (2015) et du Tabac Tresniek (2014) ne porte pas de nom et n’a pas accueilli de célébrités. Il est plutôt à l’abandon. Robert Simon, journalier dans un marché de la ville, décide alors de lui redonner vie. Il ne portera pas de nom. Finalement, cela tombe sous le sens, au regard de ces anonymes qui vont et viennent. 


Dans cette Vienne encore défigurée par la seconde guerre mondiale, chacun vient alimenter la nouvelle écume des jours, celle qui couronne le petit noir et la pils, celle qui magnifie ces personnages à la Zola qui viennent s’accouder au zinc ou s’affaler sur les chaises et raconter leurs vies. Avec cette natte magnifiquement tressée par la prose toujours aussi belle et qui réchauffe comme un poêle à charbon, Robert Seethaler livre assurément l’un de ses plus beaux livres.

Par Laurent Pfaadt

Robert Seethaler, le café sans nom, traduit de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes et Herbert Wolf
Chez Sabine Wespieser, 248 p.

Les Régicides

A Londres, vous êtes certainement arrivés trop tard pour voir tomber la tête du roi Charles Ier d’Angleterre, coupée par les partisans d’Oliver Cromwell. Mais voilà que les régicides se retrouvent à leur tour pourchassés dès la restauration monarchique. Cet épisode majeur de l’histoire britannique n’avait pas encore eu la visite de Robert Harris, l’un des maîtres du roman historique et auteur, entre autres, de l’inoubliable Fatherland, de Munich ou de D consacré à l’affaire Dreyfus.


Voilà chose faîte avec son nouveau roman, Les Régicides, nom donné à ces hommes qui participèrent à l’exécution de Charles Ier. Le nouveau roi, Charles II, est bien décidé à se venger de ceux qui ont assassiné son père, onze ans plus tôt, et notamment des colonels Edward Whalley et William Goffe. Il charge Richard Nayler de retrouver ces régicides en les pourchassant s’il le faut jusqu’au bout du monde. D’autant que Nayler a des raisons toutes personnelles de s’acquitter de cette tâche.

En utilisant la grande histoire pour en faire un roman entre Dumas et le thriller, Robert Harris réussit une fois de plus à faire coup double : celui de nous faire aimer l’histoire – y compris l’histoire anglaise ! – et de nous plonger dans une incroyable course-poursuite faîte de nombreux rebondissements. Une histoire de vengeance particulièrement savoureuse.

Par Laurent Pfaadt

Robert Harris, Les Régicides, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Anne-Sylvie Homassel
Chez Belfond, 560 p.