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Les yeux dans les bleus

La guerre de Sécession vue par Régis de Trobriand, officier français engagé dans l’armée de l’Union

A l’instar de ces aristocrates libéraux comme le prince de Joinville, troisième fils du Louis-Philippe, convaincus par la cause abolitionniste d’un Abraham Lincoln, le comte Régis de Trobriand, originaire de Bretagne, s’engagea dans la guerre de Sécession au sein de l’armée de l’Union, marchant ainsi dans les pas d’un certain marquis de Lafayette. Nommé colonel à la tête du 55e régiment de la milice de New York à l’été 1861 avant de devenir brigadier-général en 1864 puis major-général l’année suivante, il participa personnellement à l’affrontement qui opposa les armées de l’Union aux troupes de la confédération menées par le général Lee.


Ses mémoires nous emmènent ainsi au sein de l’armée du Potomac et racontent au plus près cette guerre qui déchira les États-Unis. Car l’homme ne fit pas de la figuration, bien au contraire. Au milieu des combats, dans les états-majors où l’on croise les généraux Meade ou Hooker ou parmi la troupe, Régis de Trobriand décrit avec précision et force, manœuvres militaires et humeurs des fantassins. Le lecteur, bien aidé par les notes de Vincent Bernard, peut-être le meilleur connaisseur français de cette période historique, arrive sans peine à recontextualiser. Il suit, grâce à un récit enlevé, vivant, notre frenchy sur les champs de bataille du fleuve Rappahannock durant la bataille particulièrement éprouvante de Fredericksburg en décembre 1862 et sur ceux de Chancellorville (1-2 mai 1862) où « le diable lui-même ne s’y reconnaîtrait pas », un diable qui ressembla au terrible « Stonewall » Jackson qu’il crut, à tort, mort. Dans ces pages, Trorbiand est une sorte d’Emile Driant enfermé dans le bois des Caures, prélude de la bataille de Verdun en février 1916.

Arrive alors Gettysburg. Essentiellement factuel, son récit ne laisse en rien transparaître l’importance historique qu’allait revêtir la fameuse bataille. Cela n’empêche pas un récit emprunt de poésie. «  A l’aube du jour, lorsque j’ouvris les yeux, le premier objet qui frappa mon regard fut un jeune sergent étendu sur le dos, la tête appuyée sur une pierre plate en guise d’oreiller. Sa pose était naturelle, gracieuse même. Un genou légèrement relevé, les mains croisées sur sa poitrine, le sourire aux lèvres, les yeux fermés il semblait dormir et rêver de celle qui attendait son retour là-bas dans les montagnes vertes. Il était mort. Blessé, il avait dû choisir cette place pour y laisser s’envoler son âme. »

Quelques dix ans plus tard, presque jour pour jour après Gettysburg, Rimbaud écrivit une autre saison en enfer. Et celle-ci n’était pas bleue.

Par Laurent Pfaadt

Régis de Trobriand, Un officier français dans la guerre de Sécession, mémoires présentées par Vincent Bernard
Passés composés, ministère des Armées, 416 p.

A lire également :

Vincent Bernard, La guerre de Sécession, la Grande guerre américaine, 1861-1865, Passés composés, 2022, 448 p.

L’époque de la Révolution a passionné Dumas

Julie Anselmini est professeur de littérature française à l’université de Caen Normandie. Autrice de nombreux ouvrages et publications sur l’oeuvre d’Alexandre Dumas, elle a signé l’édition de Création et Rédemption, le dernier roman de l’auteur des Trois Mousquetaires


Création et Rédemption est le dernier roman d’Alexandre Dumas, publié en feuilleton juste avant sa mort. Pouvez-vous nous parler de sa genèse ?

Dumas a entrepris l’écriture de ce roman alors qu’il s’était exilé à Bruxelles, après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851. Boulevard de Waterloo où il s’est installé, il fréquente différents proscrits dont Alphonse Esquiros, un « quarante-huitard » très engagé politiquement, et par ailleurs très versé dans l’illuminisme et les sciences occultes. C’est en collaboration avec ce personnage haut en couleur que Dumas conçoit le début du roman. Le projet en est ensuite abandonné jusqu’au milieu des années 1860. C’est n’est que vieillissant et affaibli sur le plan de sa santé, qu’il le remet sur le métier et en reprend, seul, la rédaction, qu’il mènera à son terme en 1868.

Les éditeurs n’ont pas respecté les choix initiaux de Dumas en commençant par le titre Le Docteur mystérieux et la Fille du marquis alors que Création et Rédemption était le titre souhaité par Dumas. Pourquoi ?

Le roman, tel qu’il est publié en feuilleton dans le journal Le Siècle, entre décembre 1869 et mai 1870 (soit quelques mois avant la mort de son auteur), se compose de trois grandes parties, dont seule la dernière est dotée d’un titre, « Rédemption ». Deux ans environ après la mort de Dumas, Michel Lévy, l’éditeur de ses œuvres complètes, choisit de publier Création et Rédemption sous la forme de deux volumes, choix auquel président probablement des raisons purement volumétriques et matérielles. Pour ce qui est du titre du premier volume, Le Docteur mystérieux, cette formule est l’une des périphrases utilisées par Dumas au sujet de son héros, Jacques Mérey, dans le premier chapitre du roman ; quant au titre du second volume, La Fille du marquis, on peut penser que l’éditeur l’a choisi parce qu’il est « accrocheur ». Il correspond en outre, bien sûr, au rang aristocratique de l’héroïne, Éva, dont le véritable nom est Hélène de Chazeley.

Ce roman s’inscrit dans la dernière période de la vie de Dumas où l’époque de la Révolution française et de la Terreur imprègne nombre de ses derniers écrits. On pense également à la trilogie de Sainte-Hermine. Pourquoi ?

L’action de certains romans tardifs de Dumas se déroule pendant la guerre civile de Vendée (Les Blancs et les Bleus) ou lors de l’installation du Premier Empire (Le Chevalier de Sainte-Hermine). S’agissant de la Révolution et de de la Terreur, c’est en fait la période la plus massivement représentée dans les romans historiques de Dumas, et cela, dès le début de sa carrière. Dès 1826, en effet, l’une des toutes premières nouvelles de l’écrivain, Blanche de Beaulieu ou la Vendéenne, met en scène les amours contrariées d’une aristocrate et d’un républicain, pendant la Terreur ; puis Dumas consacrera à la période de la Révolution la vaste fresque des Mémoires d’un médecin (1846-1855), comprenant Joseph Balsamo, Le Collier de la reine, Ange Pitou et La Comtesse de Charny. D’autres romans de Dumas encore sont consacrés à la Révolution : Le Chevalier de Maison-Rouge, Ingénue, René Besson…

Est-ce parce que derrière le contexte historique, se cache, comme une valise à double fond, un message politique, celui de la scission entre le peuple et les élites de l’Ancien Régime ?

L’époque de la Révolution a passionné Dumas – comme Hugo ou Michelet – parce qu’il s’agit d’un séisme qui a fracturé violemment la France en deux mondes, l’Ancien Régime et le monde moderne, séparés par ce que Chateaubriand nomme, dans les Mémoires d’outre-tombe, un véritable « fleuve de sang » ; la France moderne est née de manière violente, dans ce creuset sanglant, et c’est cette genèse que Dumas, comme ses contemporains, tente de comprendre – et de comprendre par les moyens qui lui sont propres : ceux de la fiction. Comme le dit Hugo, le XIXe siècle a grandi à l’ombre de la guillotine… Mais ce que pense et figure aussi Dumas à travers son dernier roman « révolutionnaire », c’est justement la réconciliation possible de ces deux mondes et le dépassement des luttes violentes et des clivages : à la fin de Création et Rédemption, on assite à un mariage qui symbolise une alliance entre deux camps, à un « happy end » qui a une portée sentimentale mais aussi politique.

Au-delà de ses grands romans mondialement connus, Création et Rédemption témoigne-t-il d’une redécouverte permanente de l’œuvre d’Alexandre Dumas et pourquoi ?

Force est de constater que Dumas, malgré son immense célébrité, reste surtout connu pour quelques titres seulement : Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo, La Reine Margot… Ce sont aussi les œuvres qui ont été le plus souvent adaptées, notamment à l’écran, et cette dimension « transmédiatique » contribue à leur notoriété. Mais l’œuvre dumasienne est un monde bien plus vaste, varié et même contrasté ! On y trouve des contes fantastiques tels que La Femme au collier de velours, de savoureux récits de voyage (Le Corricolo, par exemple), de nombreuses pièces de théâtre (avec Henri III et sa cour ou Antony, Dumas a été l’un des inventeurs du drame romantique, aux côtés de Hugo !), une vaste autobiographie inachevée, Mes Mémoires, et de nombreux romans qui n’ont pas la même « aura » que ceux précédemment cités… Rien d’étonnant, donc, à ce que le travail des éditeurs et des chercheurs permette régulièrement de mettre en lumière de nouveaux pans de l’œuvre dumasienne.

Régulièrement, plus de cent cinquante ans après sa mort, de nouvelles versions éditoriales de l’œuvre de Dumas surgissent. Peut-on encore s’attendre à de telles « surprises » ?

Avec Dumas, rien d’impossible ! Comme il a souvent travaillé avec des collaborateurs (Auguste Maquet, le plus connu, mais aussi Paul Lacroix, Gustave de Cherville et d’autres encore), la question de l’attribution des œuvres est néanmoins parfois difficile…

Si vous ne deviez emmener qu’un seul Dumas sur une île déserte, lequel choisiriez-vous (excepté Création et Rédemption) ?

La question est vraiment très difficile pour moi ! Car l’œuvre dumasienne est un vaste « tout » que je préfère embrasser dans son ensemble plutôt que par morceaux. Mais, si je devais absolument choisir, je crois que ce serait Le Vicomte de Bragelonne. D’abord pour une raison pragmatique : c’est l’un des plus longs romans de l’écrivain, ce qui m’assurerait donc de longues journées de lecture heureuse sur mon île déserte ! Mais ensuite et surtout parce que je considère comme un chef-d’œuvre ce beau roman nimbé de mélancolie, qui raconte la fin de l’épopée des Mousquetaires, dont l’étoile s’obscurcit à mesure que monte à l’horizon le soleil de Louis XIV. C’est une sorte de Recherche du Temps perdu à sa manière.

Interview par Laurent Pfaadt

De chair et de papier

La Bibliothèque du Beau et du Mal, petit bijou littéraire venu des bords de la Baltique est assurément l’un des grands romans de ce printemps

Il est des bibliothèques qui renferment des livres et des livres qui contiennent des bibliothèques. Telle est La Bibliothèque du Beau et du Mal d’Undinė Radzevičiūtė, écrivaine lituanienne récompensée par le prix du Livre européen en 2015 et qui sera, à n’en point douter, l’une des invitées d’honneur de la saison de la Lituanie en France qui se tiendra du 12 septembre au 12  décembre prochain.


Une bibliothèque comme un être vivant qui respire. Celle que Walter, excentrique bourgeois valétudinaire, a hérité de son grand-père Egon et s’apprête à léguer à son neveu Axel, l’est à plus d’un titre. Et d’abord parce qu’elle contient des ouvrages réalisés en peau humaine à l’image de ce livre du marquis de Sade dont la couverture est tirée du corps d’une aristocrate guillotinée.

Une bibliothèque comme un animal acculé. Par cet autodafé civilisationnel qui se rapproche inexorablement du savoir pour consumer la laideur et purger le beau comme on nettoie une race de ses impuretés sans se douter que la beauté se niche parfois dans le mal.

Une bibliothèque comme un jeu de tarot en forme de tatouages. Avec ses figures, ses atouts (la vierge byzantine, les fleurs Blossfeldt, le dieu mort) joués par des personnages comme insérés dans un tableau de Cranach avec leurs trognes, leurs vices, leurs beautés. Cela donnent l’Allégorie de la justice, les Trois grâces, la chute de l’homme ou le vieil homme séduit par les courtisanes.

Une bibliothèque comme un sablier brisé. Où le temps semble s’être retiré de ces rayonnages où l’auteur tire ces quelques chefs d’œuvre pour nous embarquer dans son récit magistral : Le Parfum de Patrick Süskind, Le Nom de la Rose d’Umberto Eco, Le Ruban blanc de Michael Haneke, Sherlock Holmes, Mikhaïl Boulgakov, Fritz Lang. Autant de mouvements d’une sarabande jouée par un violoncelle aux notes macabres et drôles qui raconte ce Crime et châtiment passéd’un livre à la destinée d’un homme.

Et sur le trône de cette bibliothèque, Walter, alchimiste de chair et de papier devenu ce roi vampire qui a vaincu Dieu. Un roi dont la morsure apporte cette immortalité des lettres et des images « reçue comme un héritage ou perçue comme une contrainte. »

Le lecteur, sitôt entrer dans ce livre magnifiquement traduit par Margarita Le Borgne, ne peut jamais en ressortir. Donc prenez votre fil d’Ariane car il est fort à parier que vous ne trouverez jamais la sortie et finirez par être emprisonné dans un livre. Cela tombe bien, on a La Bibliothèque du Beau et du Mal dans la peau.

Par Laurent Pfaadt

Undinė Radzevičiūtė, La Bibliothèque du Beau et du Mal, collection littérature étrangère, traduit du lituanien par Margarita Barakauskaité-Le Borgne
Aux éditions Viviane Hamy, 352 p.

THE BLACK KEYS

On en présente désormais plus les Black Keys, phénomène musical planétaire aux six Grammy Awards et aux tubes retentissants comme Lonely boy et Wild child. Legroupe de blues rock américain originaire de l’Ohio est de retour avec un douzième album studio coécrit avec Beck et Noël Gallagher, l’ex leader d’Oasis. Et il faut bien dire que la touche rythmique pop britannique est immédiatement perceptible, dès le premier titre, This is nowhere, mais plus encore avec le premier single que le groupe diffusa, Beautiful People ou On the Game.

Cet album s’apparente bel et bien à un voyage musical dans le temps avec des incursions plutôt réussies dans la soul et le rap notamment dans Paper Crown avec le rappeur américain Juicy J. La Memphis des années 60, le Midwest des années 70 et bien entendu la Manchester des années 90 se succèdent avec bonheur sur la platine. Ainsi, I Forgot to Be Your Lover, reprise de William Bell et Booker T. Jones, particulièrement réussie, devrait assurément figurer dans le best of du groupe et dans les set list de leurs concerts. Si l’amateur du blues rock habitué aux guitares flamboyantes de Dan Auerbach patientera avant de retrouver l’atmosphère de Delta Kream (2021) ou d’El Camino (2011) dans Live till I die ou Fever tree, il découvrira avec fascination et plaisir une nouvelle facette de ce groupe si unique.

Par Laurent Pfaadt

The Black Keys, Ohio Players
Nonesuch/Warner Records

Les Black Keys seront en concert les 12 et 13 mai au Zénith de Paris à l’occasion de leur tournée européenne avant de rejoindre l’Amérique du Nord à partir de juillet.

Petites mains

un film de Nessim Chikhaoui

Nessim Chikhaoui avait réalisé Placés, sorti en 2022, nourri par son expérience d’éducateur. Il s’intéresse ici au monde des hôtels de luxe où une clientèle richissime côtoie sans les voir les hommes et les femmes qui y travaillent. Des mouvements sociaux avaient fait parler avec les « Kellys » en 2017, en Espagne, et en 2021, le groupe Accor avait cédé face à une grève de près de deux ans de l’hôtel Ibis Batignolles. Petites mains a été inspiré par ces luttes.


Les petites mains, ce sont les femmes de chambre de l’Aston Palace, Violette, Safiatou, Aïssata et toutes les autres qui font le ménage de ces chambres à 9000 euros la nuit pour un salaire de misère. Elles sont externes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas employées par l’hôtel et sont envoyées par des sociétés de sous-traitance. De ce fait, elles n’ont pas les avantages des rares internes – prime, plateau repas, croissant du matin … surtout, elles sont sous-payées et exploitées dans des conditions de travail qui frisent la maltraitance : un aspirateur pour tout un étage et des produits d’entretien qu’elles doivent parfois elles-mêmes fournir à leurs frais. Les cancers liés à ces produits toxiques ne sont pas rares dans cette profession. Ces femmes se dévouent corps et âme avec la nécessité de nourrir leurs enfants et l’envie de les voir réussir leur vie. Aussi, les Cégétistes manifestent sous les fenêtres du Palace rejoints tous les jours par d’autres femmes de chambre qui n’en peuvent plus d’être invisibles, ni écoutées.

Eva, toute jeune venue, remplace l’une des grévistes. Elle est encadrée et formée par une interne, Simone, jouée par Corine Masiero qui, décidément, mérite bien d’autres rôles que celui du Capitaine Marleau. Elle est ce que ces femmes vont devenir le temps passant – corps malmené, perclus de douleurs à force de gestes épuisants et de charges à porter. Eva, c’est Lucie Charles-Alfred, révélée dans Placés et qui confirme ici un jeu pétillant et habité, prometteur pour les autres rôles que le cinéma ne manquera pas de lui offrir.

Petites mains traite un sujet sérieux sur un ton positif et joyeux. Les actrices qui jouent Violette, Safiatou et Aïssata : Salimata Kamate, Marie-Sohna Condé et Maïmouna Gueye, ont une énergie qui porte le film et elles offrent des moments de pure comédie. Ce sont pourtant des situations dont le réalisateur a entendu parler. Violette vient travailler avec les cheveux teints d’une couleur trop olé-olé et elle est obligée de se rendre chez le coiffeur pour en changer, perdant ainsi sa journée de travail et son salaire. Ou encore, une séquence désopilante dont il serait dommage de révéler le contenu, très charmante et incongrue, dénonce toutefois le caprice d’un client, de ces clients richissimes qui se croient tout permis. Scénario subtil co-écrit avec Hélène Fillières qui nous préserve des scènes plombées et posées au profit de la fantaisie dans un milieu aux codes rigides. Le contraste crée la surprise. Belle idée aussi, au cœur de l’enjeu de la réalisation, que le mode d’action choisi par les femmes de chambre pour se faire entendre des « patrons » : un défilé festif et musical sous les fenêtres du Palace pendant la Fashion Week, sous la houlette de Kool Shen, étonnante incarnation du syndicaliste à barbe en collier et lunettes carrées, porte-voix de ces femmes.

Face à ces mères résignées qui enfin se révoltent, Simone, femme au corps cassé est mise à la retraite prématurément, jugée inapte à travailler. Mais encore, c’est la tendresse et l’espoir qui prévalent avec des liens affectifs qui se nouent entre elle et un professeur de claquettes et avec Eva. Eva incarne la jeune génération pour qui rien n’est joué et qui peut, elle, décider de son destin. Eva mais aussi Ali, formidable Abdallah Charki, 1er rôle dans Ma part de Gaulois et bientôt dans la Saison 3 d’Hippocrate. Pour Les Petites Mains qui sort le 1er mai, tous les astres sont alignés pour que le film rencontre un joli succès.

Elsa Nagel

Histoires à la grecque

Biographie passionnante de l’historien romain Dion Cassius

Aujourd’hui connu pour son œuvre d’historien, Dion Cassius fut d’abord un haut fonctionnaire puis un homme politique de l’Empire romain. Originaire de Nicée dans la province de Bithynie (aujourd’hui Iznik en Turquie), Dion Cassius naquit vers 165. Fils d’un patricien ayant occupé des fonctions de gouverneur, il arriva avec ce dernier à Rome à la fin du règne de Marc Aurèle. A partir du règne de Commode et jusqu’à celui du dernier empereur de la dynastie des Sévères, Sévère Alexandre, Dion Cassius observa ainsi l’histoire en marche en occupant de hautes fonctions – gouverneur de Pannonie puis consul en 228 – et devenant un acteur de cette même histoire. Retraité, il décida alors d’écrire son Histoire romaine, œuvre monumentale composée de 80 livres et qui s’étend de la fondation de Rome jusqu’à son époque.


Buste de Caracalla
copyright musée du Louvre

Pendant longtemps et jusqu’à une vingtaine d’années, l’oeuvre de Dion Cassius ainsi que son apport à l’historiographie romaine a été minorée, voire méprisée. C’est en premier lieu le grand intérêt de cette biographie, celui de rendre justice au travail de cet homme qui rappelle un peu son grand modèle, Thucydide qui fut lui-aussi – on l’a oublié – un homme politique avant d’être l’historien de référence de la guerre du Péloponnèse. S’inscrivant dans une longue tradition d’historiens d’origine grecque qui va de Polybe à Appien, Dion Cassius s’employa depuis son observatoire politique à raconter ces années de mutations précédant la crise du troisième siècle dans ce que les historiens ont depuis qualifié d’anarchie militaire.

Au-delà des parties parfois fragmentaires de l’Histoire romaine, lire l’œuvre de Dion Cassius permet également de prendre connaissance des difficultés de rédaction et de collecte des sources afin de constituer un récit de cette taille. Jesper Majbom Madsen, grand spécialiste de l’historien qui contribua d’ailleurs avec Marianne Coudry, autre figure réhabilitatrice de Dion Cassius – elle participa à l’édition de l’Histoire romaine dans les Budé des Belles Lettres – et qui signe la préface, y parvient parfaitement.

Si la fiabilité du récit de Dion Cassius n’est plus à questionner et permet selon l’auteur d’apprendre des détails peu connus sur des évènements marquants de l’histoire romaine, son Histoire romaine est également un traité politique où l’auteur vante notamment les mérites de la monarchie, seul système capable selon lui, d’assurer la stabilité, à l’inverse de la démocratie. Une monarchie qui cependant ne doit pas être basée sur un système dynastique comme celui mis en place par l’empereur Septime Sévère car « aux yeux de Dion, Sévère plaçait sa quête de gloire et la réputation de sa famille au-dessus des intérêts et de la sécurité du peuple romain » écrit l’historien danois. Un éloge qui n’empêche pas Dion Cassius de critiquer vivement certains empereurs notamment Commode et Caracalla.

La biographie de Jesper Majbom Madsen met également en lumière la réflexion d’un historien sur un empire entré dans cette époque qui allait faire basculer son destin, celle de la montée en puissance de l’ordre équestre, et d’une armée qui allait faire et défaire les empereurs. Car pour Dion Cassius, la nature humaine est mue par deux principes : la cupidité et la haine car « le pouvoir corrompt, les individus luttent toujours pour la gloire et le succès ».

A-t-on réellement évolué depuis ?

Par Laurent Pfaadt

Jesper Majbom Madsen, Dion Cassius, un historien méconnu, traduit par Marianne Coudry. Avant-propos de Marianne Coudry. Préface de J. M. Madsen.
Les Belles Lettres, 212 p.

Une rue à Moscou (Sivtsev Vrajek)

Dans la rue Sivtsev Vrajek de Moscou résonne une drôle de musique. Celle de l’opus 37 joué par un piano déchirant l’air. Celle d’un monde, celui de la Première guerre mondiale et d’une Russie, prêt à basculer dans l’abîme. Celles enfin des voix d’Ivan Alexandrovitch, ornithologue et de sa petite-fille,Tanioucha, qui rythment ce roman magnifique.

Après plus d’un demi-siècle passé dans les éditions de l’Age d’homme, ce petit bijou de la littérature russe est à nouveau disponible dans la bibliothèque de Dimitri. Son auteur, Mikhaïl Ossorguine participa à la révolution de 1905 et fut emprisonné. Libéré, il fonda la fameuse boutique de livres des écrivains de Moscou avant de faire parti du bateau des philosophes, ces 150 écrivains expulsés par Lénine, en compagnie notamment du philosophe Nicolas Berdiaev et du dernier secrétaire de Tolstoï, Valentin Boulgakov. Cette expulsion qui lui sauva peut-être la vie avant la terreur stalinienne. Réfugié en France, il y mourut en 1942.

Avec sa puissance narrative incroyable qui n’a rien perdu de sa force, une rue à Moscou, son magnum opus écrit il y un siècle, est une sorte de kaléidoscope de l’humanité. Ses multiples chapitres souvent courts sont comme autant de souffles brefs, langoureux d’un monde où cohabitent rats et hirondelles. Proprement majestueux.

Par Laurent Pfaadt

Mikhaïl Ossorguine, Une rue à Moscou (Sivtsev Vrajek), traduit du russe par Léo Lack, coll. Bibliothèque de Dimitri
Aux éditions Noir sur Blanc, 460 p.

Le Concert Spirituel

Tout le monde connaît le Médée de Luigi Cherubini, encensé par Brahms et qu’immortalisa Maria Callas sur la scène de la Scala en compagnie de Leonard Bernstein en 1953 puis au cinéma dans le film de Pasolini. Mais avant Cherubini, il fut une autre Médée, celle de Marc-Antoine Charpentier qu’Hervé Niquet et son ensemble, Le Concert Spirituel, tirent des ténèbres musicaux. Composée en 1693 sur un livret de Thomas Corneille, le frère de Pierre, puis créée en décembre 1693 à l’Académie royale de musique devant plusieurs membres de la cour notamment le Dauphin et Monsieur, cette Médée était tombée dans l’oubli, comme punie par les dieux de la musique et surtout par les mânes de Lully et ses gardiens qui ont ouverts les enfers musicaux sur Charpentier car selon Hervé Niquet, « l’oeuvre représentait une caricature féroce de la société de l’époque ». Il fallut ainsi attendre presque trois siècles pour la voir renaître, en 1984 plus précisément, lorsque Michel Corboz en donna, à l’Opéra national de Lyon, une première production. Puis, de nouvelles recherches menées par Hervé Niquet et le centre de musique baroque de Versailles ont permis de restituer les conditions originelles d’interprétation de l’œuvre de Marc-Antoine Charpentier.

« L’ouvrage est absolument formidable » rappelle Hervé Niquet qui, en compagnie de son ensemble, le Concert Spirituel s’est emparé du mythe pour lui offrir cette nouvelle jeunesse. Et pour incarner cette nouvelle Médée, il a choisi l’une de nos plus belles sopranos, Véronique Gens, pythie vocale de longue date du Concert Spirituel et d’Hervé Niquet. Elle campe une Médée à la fois sombre et bouleversante que se hisse à la hauteur de l’émouvante interprétation de Lorraine Hunt-Lieberson dans la version des Arts florissants (Erato, 1994) notamment dans cet « enfer obéit à ta voix » (Acte III scène 6) d’anthologie. Avec ses graves caressés du souffle putride de la mort, elle personnifie à merveille une Médée machiavélique qui alla jusqu’à tuer ses propres enfants. Véronique Gens règne ainsi sur une pléiade de voix féminines au sein de laquelle se détache celle de Jehanne Amzal qui interprète plusieurs rôles notamment le premier fantôme. Installée sur le trône d’un royaume musical bâti à merveille par un Hervé Niquet à la fois chef et coryphée, cette Médée ensorcelle.

Par Laurent Pfaadt

Marc-Antoine Charpentier, Médée, Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet, Alpha, Outhere Music

Médée de Marc-Antoine Charpentier est également à l’affiche de l’opéra de Paris (Palais Garnier) sous la direction de William Christie et les Arts florissants, du 10 avril au 11 mai 2024

Lefranc T35, Bombe H sur Almeria

Deux avions américains viennent de se percuter et d’exploser en Espagne, au-dessus de la ville d’Almeria. Parmi les débris répandus se trouvent quatre bombes H capables de rayer de la carte toute l’Andalousie et surtout de répandre une pollution radioactive pour des décennies. Un heureux hasard fait qu’au même moment se trouve sur place le journaliste du Globe, Guy Lefranc, enquêtant sur son oncle, un ancien membre des brigades internationales durant la guerre civile espagnole. Les Américains, dépêchés sur place, retrouvent vite trois bombes mais une quatrième est manquante si bien qu’une course poursuite s’engage dans un chassé-croisé bien maîtrisé entre guerre froide et les ombres de la guerre d’Espagne.

Les fidèles de Jacques Martin, Régric et Roger Seiter répondent une nouvelle fois, présents. Notre alsacien préféré, après une incursion dans la Rome antique, revient à ses premiers amours en embarquant Lefranc et ses lecteurs dans cette palpitante aventure. Avec ce sixième album, Roger Seiter fête ainsi, de la plus belle des manière, son dixième anniversaire auprès du héros, entamé avec Cuba libre à qui il fait d’ailleurs un petit clin d’œil. Un cocktail s’impose donc. Et celui-ci s’annonce explosif !

Par Laurent Pfaadt

Régric, Roger Seiter/Jacques Martin, Lefranc T35, Bombe H sur Almeria,
Chez Casterman, 48 p.

Je me sens obligé de faire la promotion de la musique française

A l’occasion du 35e anniversaire du Concert Spirituel, la formation musicale qu’il créa en 1987 et de la sortie du Médée de Marc-Antoine Charpentier, le chef d’orchestre Hervé Niquet revient cette incroyable aventure musicale


Hervé Niquet (copyright Henri Buffetau)

Comment êtes-vous venus à la musique ?

D’abord via le piano que j’ai étudié à Amiens avec Marie-Cécile Morin qui fut l’élève de Marguerite Long et connut Maurice Ravel qui annotait ses souhaits sur sa partition. J’ai ainsi appris le piano avec les notes de Ravel. C’est ce qui m’a donné le goût des sources, de ce contact direct avec le papier original, de cette parole transmise directement du compositeur à l’interprète.

Comment êtes-vous passés de cette musique française du début du 20e siècle au baroque ?

Vous savez, c’est la même musique. A partir de Jean-Baptiste Lully qui a fixé les canons, seuls l’instrumentarium, la sociologie, la politique ont changé car il faut savoir que la musique n’est une variable d’ajustement et un outil de pouvoir. De Lully à Poulenc, c’est quasiment la même chose, il n’y a pas de rupture.

Vous avez été profondément marqués par William Christie et Nikolaus Harnoncourt, notamment dans leur volonté de revenir aux sources

Oui, ces deux personnages ne se contentaient pas de s’entendre dire « c’est comme cela qu’il faut faire ». Ils ont juste posé une question : « pourquoi ? » et moult personnes ont été incapables de leur répondre. Ils ont donc cherché leur « pourquoi » ainsi que les réponses. C’est comme cela qu’à démarrer ce mouvement dit baroque, de recherche de musique ancienne. Les écrits de Nikolaus Harnoncourt restent aujourd’hui encore pour moi des livres de référence que j’emmène en vacances. Ils ont été fondateurs pour moi. Et puis j’ai vu nombre de ses répétitions et concerts. Quant à William Christie, c’est cet Américain incroyable qui a sauvé la musique baroque française en mêlant notre vision patinée des antiquités françaises avec quelque chose de neuf, de clinquant, de vrai, de direct et de contemporain. A ce titre, il faudrait décerner une médaille à William Christie. Ces rencontres ont déclenché quelque chose chez moi et chez d’autres. Aujourd’hui, je me sens obligé de faire la promotion de la musique française.

Vous allez alors créer votre ensemble, le Concert Spirituel. Comment est-il né ?

Le hasard des rencontres a fait que j’ai créé mon ensemble. Et lorsque j’ai cherché un nom, il s’avérait que le Concert Spirituel était un ensemble historique créé à Paris en 1725. Il existe encore de nombreux documents du Concert Spirituel : le répertoire, les programmes des 1200 concerts, les fiches de paie des musiciens, les effectifs, etc.

Vous avez ainsi ressuscité nombre de partitions oubliées. Comment se passent vos recherches ?

Cela varie. Durant les vingt premières années, j’ai quasiment tout fait tout seul. J’allais à la Bibliothèque Nationale chercher ce que je voulais pour faire des programmes. Et parfois, arrivé à la lettre B en cherchant Boismortier, un peu plus loin je trouvait Bouteiller ou un peu avant Blanchard. C’est un temps de recherches que j’appelle le temps mou qui n’est pas quantifiable car il ne se passe rien d’autre que de la gourmandise.

Après vingt ans et la multiplication des concerts, j’ai eu moins de temps pour aller dans les bibliothèques. J’ai pu alors m’appuyer sur le centre de musique baroque de Versailles et le Palazzetto Bru Zane de Venise qui œuvrent énormément dans la recherche du patrimoine musical.

Vous avez fêté l’an passé, le trente-cinquième anniversaire du Concert Spirituel, que retenez-vous ?

D’abord que cela n’est pas terminé ! Ensuite que c’est toujours aussi dur qu’au premier jour et enfin qu’on a rien changé à notre façon de travailler qui mêle recherche et application. Et entre les deux, trouver de l’argent pour faire ces projets absolument fous. D’aucun nous ont dit que ça ne durerait pas et que cela n’intéresserait personne. Au final, on remplit des salles dans le monde entier.

Et quelques grands concerts…

On a fait d’énormes choses. Music for the Fireworks & Watermusic de Haendel au château de Versailles et au Parc Retiro à Madrid devant 40 000 personnes. Pour moi, c’est la vraie bonne pédagogie : une chose d’extrême qualité, très pointue dont les gens n’ont pas tout à fait le discernement mais ressentent l’appréhension d’un bonheur. Et dans le même temps, des concerts dans des petites salles comme récemment dans la Sainte Chapelle devant 300 personnes. C’était aussi important, difficile, dangereux mais tout aussi agréable qu’avec Water Music.

S’il y avait un souvenir, une découverte que vous retiendrez de ces trente-cinq années ?

Le motet de Joseph Bodin de Boismortier, Exaudiat Te, un motet qu’il avait proposé au Concert Spirituel vers 1750 et qui a été refusé par le bibliothécaire. Boismortier n’avait même pas ouvert l’enveloppe contenant le motet qui était revenue chez lui car il savait ce qu’il contenait. Et c’est moi qui l’ai ouvert. Et il est splendide !

Interview par Laurent Pfaadt

Une petite sélection du Concert Spirituel  :

Médée de Marc-Antoine Charpentier, avec Véronique Gens, Alpha, Outhere Music

Requiem en do mineur d’Antonio Salieri mis en miroir avec celui de Mozart, château de Versailles spectacles

Joseph Bodin de Boismortier, Motets avec symphonies avec Véronique Gens, accord baroque, Decca Records France, 1991

Pour assister à un concert du Concert Spirituel, rendez-vous sur leur site : http:// https://www.concertspirituel.com/agenda