A
la tête de l’orchestre de la radio bavaroise, Leonard Bernstein fait revivre le
répertoire romantique
Les
13 et 14 juin 1987, le chef américain Leonard Bernstein donnait l’un de ses
derniers concerts à Munich. Il lui restait un peu plus de trois ans à vivre.
Barré par Karajan à Berlin, il fit de la capitale bavaroise, le temple musical
de sa vision du répertoire romantique allemand. A l’image de ce qu’il élabora
avec Mahler à Vienne mais avec un orchestre moins massif, moins titanesque
dirons-nous, Bernstein use ici, dans cet
enregistrement de la « Grande » de Schubert, de la même approche, à
la fois solaire avec des tempos très lents tout en conservant ce lyrisme qu’il
lui était propre. Cela donne une symphonie assez exceptionnelle, sorte d’océan
musical avec ses grandes vagues furieuses, immenses contenant cette fouge qu’il
lui est propre. Un océan où se déploient de magnifiques chevaux marins comme
sortis des profondeurs et dont le galop est comme emprunt d’un rythme presque
« jazzy ».
Car
de l’aveu même du chef d’orchestre , il y a un jazz Schubert. C’est ce
qu’il dévoile dans le CD qui accompagne cette interprétation. Petite pépite
tirée des archives de la radio bavaroise, les répétitions du chef avec
l’orchestre durant ces deux jours se dégustent. De son appréciation du motif
d’ouverture au cor du premier mouvement par Johannes Ritzkowsky à ses conseils
aux membres de l’orchestre, cet enregistrement traduit une complicité
captivante entre le chef et son orchestre.
Autre figure du romantisme allemand, Schumann appartient quant à lui pleinement au répertoire de Leonard Bernstein, un répertoire qu’il a interprété et gravé sur le disque à de maintes reprises en particulier avec son orchestre du New York Philharmonic dans cet enregistrement désormais culte de 1960 (Sony). Celui que le Symphonieorchester des Bayrischen Rundfunks nous propose de la seconde symphonie dite du Printemps date quant à lui de novembre 1983. Une fois de plus, générosité et lyrisme y sont manifestes. Générosité avec cette dimension pastorale que Bernstein déploie d’une manière post-romantique. Lyrisme ensuite avec sa vision tellurique qui donne l’impression d’être parfois dans la cinquième symphonie de Gustav Mahler. Le jazz vient naturellement clore ces enregistrements avec son propre Divertimento plein de couleurs éclatantes comme pour nous rappeler qu’il fut également un compositeur capable de transcender ses interprétations.
Par Laurent Pfaadt
Leonard Bernstein, Schubert Symphonie N°8 C-Dur, The Great, Symphonieorchester des Bayrischen Rundfunks, « Conductors in rehearsal », 2 CD BR Klassik
Leonard Bernstein, Schumann Symphonie N°2 Symphonieorchester des Bayrischen Rundfunks BR Klassik
Tous les ingrédients sont réunis pour faire de cette pièce le témoignage bouleversant qu’il veut être et pourtant nous avons ressenti comme une difficulté à y adhérer et n’avons pu partager totalement l’enthousiasme du public qui l’a chaleureusement applaudie.
Cependant nous devons retenir nombre de points positifs pour ce spectacle de près de deux heures qui nous conduit entre les murs d’une prison où se sont rencontrées deux femmes Chess (Grace Seri) et Serena (Bwanga Pilipili) purgeant leur peine. Leur cohabitation a construit une amitié amoureuse e qui va être sérieusement mise à l’épreuve par la séparation qui s’annonce, Serena venant d’obtenir sa libération conditionnelle.
Le texte de la pièce écrit en 2015 sous le titre anglais de « Hopelessly Devoted » par la non-binaire Kae Tempest connu(e) pour sa poésie, son théâtre, sa musique a suscité chez la chorégraphe, chanteuse et actrice d’origine britannico-rwandaise, Dorothée Munyaneza le désir de le mettre en scène après en avoir assuré la traduction.
Nous assistons à sa création, ce jour au TNS.
Pour représenter l’espace carcéral, la scénographe Camille Duchemin
met en place sur le sol un grand damier dont les lignes sont comme les barreaux
de la prison, toutefois lorsqu’à certains moments on le soulève apparaissent de
nombreuses lignes d’écriture évoquant les textes que Chess écrit pour les
chansons qu’elle chante parfois qui agacent ceux qui lui reprochent de faire du
bruit mais constituent son échappatoire.
En fond de scène d’épaisses tentures ferment le lieu laissant deviner la présence constante des surveillantes dont l’une d’elle (Davide-Christelle Sanvee ) vient régulièrement pour emmener Chess auprès d’une intervenante Silver(Sondos Belhassen) qui, malgré les résistances de Chess, veut la conduire à produire ses chansons. Munie de sa boite à rythmes elle finira par obtenir gain de cause. Les rencontres ont lieu à « l’atelier » qui n’est autre que la deuxième moitié de l’espace scénique, sa mise en lumière le matérialisant pendant que l’autre, la « cellule » reste dans l’ombre.
Quand les deux codétenues se retrouvent c’est pour évoquer
les angoisses de Serena qui se demande comment sera sa vie après la prison, les
encouragements de Chess, leur douleur d’être séparées de leurs enfants,
l’espoir pour Chess que Serena une fois dehors pourra retrouver sa fille Kayla
pour laquelle elle a composé une chanson. Dans cette mise en scène, on nous les
montre souvent serrées l’une contre l’autre pour se soutenir, se réconforter ou
se lançant parfois dans des danses qui expriment leur désir de liberté. Peut-être
cela nous a-t-il paru assez convenu…
La mise en scène attache une grande importance à l’allure physique de ces femmes très belles que l’incarcération ne semble pas avoir gâchée. Il faut dire que leurs uniformes de détenues restent très esthétiques, des salopettes vertes plutôt seyantes, quant à l’intervenante elle se présente toujours dans des tenues qui soulignent son élégance de jolie femme blonde(costumes Lila John) peut-être ce décalage avec le contexte , nous a-t-il interrogés…
Un des atouts de ce spectacle c’est l’implication des comédiennes qui s’adonnent de tout leur corps à cette quête de leur autonomie, de leur amour et de la liberté, cela passe aussi en grande partie par la musique, les chansons de Kae Tempest et Dan Carey revisitées par le musicien Ben LaMar Gay et qui émaillent l’ensemble de cette production.
Une pièce qui nous permet d’aborder le monde carcéral qui ne
cesse de poser bien évidemment le problème de la liberté.
Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope
Représentation du 5 novembre au TNS, en salle jusqu’au15 novembre
Plusieurs publications reviennent sur la figure du
dirigeant bolchevique
La
révolution bolchevique n’a pas encore déferlé sur la Russie tsariste et le
monde. Nous sommes en janvier 1917 à quelques semaines de cette première
secousse révolutionnaire. Aux quatre coins du monde, les artisans de cette
future déflagration fourbissent leurs armes. Lénine est en Suisse tandis que
Staline purge une peine de prison en Sibérie. Lev Davidovich Bronstein dit
Trotski vient quant à lui d’arriver à New York. C’est ici, dans ce coin du
Bronx, non loin de la Vyse Avenue que l’attend Robert Littell, l’un des plus
grands écrivains de romans d’espionnage. L’homme connaît les lieux mieux que
quiconque non seulement parce qu’il les a arpenté précédemment avec Alexander
Til, le héros de son Requiem pour une Révolution (Points, 2016) mais
surtout parce que son grand-père Léon Litzky, né aux Etats-Unis, demanda en
1919 à changer son nom en Littell afin de metre un terme à sa malheureuse
identification avec le leader communiste. Merveilleux prétexte cependant pour notre romancier, expert en personnalité double,
qui s’insinue allègrement dans la conscience du futur chef de l’Armée rouge.
Trotski
a effectivement séjourné à New York pendant dix semaines et deux jours au début
de l’année 1917. Il y a trouvé refuge après avoir fui l’Okhrana, la police
politique du tsar, et la prison sibérienne où il était détenu. Notre héros
croyait avec naïveté pouvoir importer aux Etats-Unis sa révolution permanente.
C’était mal connaître les Américains, plus attachés à leurs profits qu’à les
partager ! Ce ne fut surtout pas du goût d’un jeune inspecteur, John Edgar
Hoover, qui eut vite fait de nous mettre cet agitateur au trou pour lui
soutirer quelques infos sur les projets de ces conspirateurs rouges. Avec sa
verve habituelle et ce qu’il faut de rythme et d’humour – surtout quand le
brave Bronstein s’écharpe avec Abraham Cahan, le directeur du Jewish
Daily Forward, quotidien en yiddish ou doit se faire expliquer les
subtilités de langue capitaliste – Robert Littell parvient à la fois à composer
un roman picaresque et à nous plonger dans les bouleversements de cette année
1917.
Dans
cette New York du début du siècle avec ses tramways hippomobiles et bercée des
premiers accords de jazz, notre marxiste-léniniste croqua à pleines dents la
grosse pomme et surtout celles de Fred, la jeune journaliste nymphomane du Brooklyn
Daily Eagle qu’il rencontra. Au milieu des tribulations de notre
coco dans le Bronx arriva alors le 8 mars ou 23 février comme vous voudrez. Le
tsar vient d’abdiquer. Il est alors temps pour Trotski de rentrer car comme le
rappelle Nikolaï Boukharine, son compère d’exil new-yorkais, « ce
serait mal élevé d’arriver en retard pour la révolution ».
Effectivement,
il arriva à l’heure et bien à l’heure pour prendre le pouvoir et le défendre à
la tête d’une armée rouge qu’il conçut et dirigea. La mort de Lénine en 1923
précipita cependant le destin de Trotski. Exclu du parti puis déporté par
Staline au Kazakhstan, il dut fuir l’URSS. Commença alors pour lui une période
d’exils successifs, en Turquie et en France notamment puis au Mexique où il
s’installa en janvier 1937. Mais Trotski ne renonça pas à exercer son magistère
de la parole en critiquant le nouveau maître du Kremlin. Après plusieurs
compagnons de Lénine dont Nikolaï Boukharine, Staline décida de se débarrasser
définitivement de son ancien concurrent et chargea de cette tâche le NKVD de
Lavrenti Béria et son maître espion Pavel Soudoplatov. « Staline exige
un châtiment édifiant, brutal à la hauteur de la faute ; la mort du grand
traître doit marquer les esprits » rappela l’un des agents chargés de
cette mission à Ramon Mercader, l’homme choisi pour assassiner Trotski dans la
très belle bande-dessinée dePatrice Perna et Stéphane Bervas.
Tout
débute à Prague en juin 1978 où un homme vient de tomber d’un immeuble. Le flic
chargé de l’enquête, Pavel Dvorak, doute de l’hypothèse du suicide et remonte
l’histoire de Mercader à travers celle d’un manuscrit retrouvé dans
l’appartement du mort. Alternant astucieusement enquête de Dvorak et vie de
Mercader, le lecteur assiste à la lente infiltration de ce dernier parmi les
proches de Trotski via Sylvia Ageloff et plusieurs proches de Trotski. Au fil
des pages, Jacques Mornard, journaliste sportif belge alias Ramon Mercader joue
habilement de ses différentes identités pour approcher l’ennemi n°1. Les deux
trames du scénario sont habilement suivies et l’histoire de Mercader fort bien
croquée avec ses ocres et ses rouges.
Le premier tome s’achève alors que Mercader s’apprête à pénétrer dans la maison de Trotski à Mexico. Et comme le rappelle Robert Littell, ce qui suivra s’apparentera bel et bien à une Une belle saloperie.
Par Laurent Pfaadt
Robert Littell, Bronstein dans le Bronx, traduit de l’anglais par Cécile Arnaud Chez Flammarion, 220 p.
Patrice Perna, Stéphane Bervas, Mercader, l’assassin de Trotski T1 Glénat, 56 p.
Hebdoscope
vous conseille également :
Robert
Littell, Requiem pour une Révolution, traduit de l’anglais par Julien
Deleuze, Points, 696 p. qui suit un jeune idéaliste, Alexander Til,
confronté aux exactions ordonnées par Trotski, Lénine et Staline durant cette
révolution d’Octobre qui finira, comme le dit Fred dans Bronstein dans le
Bronx, par « dévorer ses enfants ». Un livre salué comme
l’un des meilleurs de l’écrivain.
Robert
Littell, Koba, traduit de l’anglais par Martine Leroy-Battistelli, Points, 240
p. qui raconte la relation entre un orphelin des purges staliniennes Leon
et un vieillard nommé Koba, l’un des surnoms de Staline. Une rencontre
énigmatique qui nous permet d’entrer dans la tête du dictateur soviétique.
Prenez la série Band of brothers et déplacez la dans le désert d’Afrique du Nord ou en Italie. Ajoutez-y une dose de Tarantino dans Inglorious bastards pour les méthodes peu conventionnelles et les profils atypiques – un comptable, un international irlandais de rugby ou un fabricant de glaces – de notre joyeuse équipe. Le tout enrobé de la plume vivante et terriblement addictive de Ben MacIntyre telle qu’expérimentée dans L’espion et le traître ou Colditz et vous obtiendrez Rogue Heroes.
Pour la faire rapide, le livre raconte l’histoire des SAS (Special Air Service), les unités des forces spéciales de l’armée britannique fondés par David Stirling le 1er juillet 1941. Ayant eu accès au journal de guerre et aux archives secrètes des SAS, Ben MacIntyre composé un récit hallucinant qui nous emmène du désert d’El-Alamein au cœur du Reich en passant par l’Italie et la forteresse de Colditz où Stirling fut détenu après avoir été fait prisonnier en Afrique du Nord. Sauvetages de prisonniers, sabotages en tout genre, leurs exploits, devenus légendaires, allaient inspirer nombre de films et romans et servirent également de modèles à de nombreux pays. Bien, assez causé, il est temps de sauter en parachute derrière les lignes ennemies. Et seul le vertige littéraire est admis !
Par Laurent Pfaadt
Ben Macintyre, Rogue Heroes, traduit de l’anglais par Benjamin Peylet Alisio histoire, 400 p.
Présent dans la deuxième sélection du Goncourt, le nouveau roman de Jean-Noël Orengo nous emmène sur les traces d’Albert Speer, le ministre de l’armement du Troisième Reich et seul haut dignitaire nazi à avoir fait acte de contrition au procès de Nuremberg. Il fut l’architecte favori du Führer avec lequel il noua une relation, pour le meilleur comme pour le pire, privilégiée.
Dans
cette vaste entreprise d’autojustification de l’ancien nazi menée de main de
maître par Jean-Noël Orengo, ce dernier dépeint un Speer tentant de réécrire
assez pathétiquement l’Histoire et surtout sa propre histoire. Affectant une
indifférence à l’égard des juifs qu’il pense pouvoir servir d’alibi à toute
complicité de crimes contre l’humanité, Albert Speer ne fut en réalité qu’un
rêveur emporté par l’hubris d’un tyran. Alors oui, Orengo montre parfaitement
l’assujettissement de l’art à la politique à travers la figure de l’artiste
maudit. Mais Speer franchit cette frontière pour devenir un séide du régime et
ses justifications se fracassèrent sur sa lâcheté mise au service d’une soif de
gloire qui le conduisit dans l’infamie de la Shoah.
Si le pharaon ordonne la pyramide, c’est bien son architecte qui décide de la vie et de la mort des esclaves chargées de la construire. Toutes les justifications finissent par se briser sur les faits historiques. Ce livre est là pour le rappeler.
Par Laurent Pfaadt
Jean-Noël Orengo, « Vous êtes l’amour malheureux du Führer » Grasset, 272 p.
Vikenti
Veressaïev (1867-1945) fut médecin. Lorsqu’il n’opérait pas, il s’adonnait à sa
seconde passion, la littérature, écrivant récits, nouvelles et poèmes.
S’inscrivant dans le courant réaliste d’un Tchekhov qui salua ses œuvres et de
Maxime Gorki, il s’attacha à décrire le plus fidèlement la réalité de son
époque et la société russe. Dans ses Notes d’un médecin, il revient
ainsi sur ses études et sur son exercice, à Saint-Pétersbourg d’une médecine
prête à entrer dans une modernité qui, de l’hygiène aux vaccins, allait
révolutionner les pratiques et surtout la perception de la société sur cette
profession.
Dans ces pages, Vikenti Veressaïev témoigne d’un naturalisme et surtout d’un humanisme proprement stupéfiant. Attaché à toutes les formes de vie et manifestant une réelle modestie, il est à l’opposé de ces médecins qui se croient touchés par la grâce de Dieu et qui font peu de cas du corps humain et de leurs patients s’ils servent leur renommée et surtout la science. Ainsi des expériences cruelles menées sur des malades en particulier sur des prostituées atteintes de syphilis : « Le premier médecin qui s’est permis de telles tentatives aurait dû être immédiatement banni du milieu médical » écrit-il. Pas étonnant que ces Notes d’un médecin connut un succès retentissant, d’autant plus qu’elles se doublent de qualités littéraires indéniables qui rappellent les Mémoires d’un jeune médecin d’un certain Boulgakov dont il fut l’ami. Une merveilleuse découverte donc.
Par Laurent Pfaadt
Vikenti Veressaïev, Notes d’un médecin, traduit du russe par Julie Bouvard, préface de Dimitri Bortnikov, coll. La bibliothèque de Dimitri Aux éditions Noir sur Blanc, 272 p.
Les
lecteurs français ont découvert Mary Beard, professeur de littérature ancienne
à Cambridge puis à la Royal Academy of Arts à l’occasion de la parution de son
best-seller SPQR où elle évoquait, de sa plume vivante et addictive,
l’histoire de la ville de Rome. Elle revient avec ce nouveau livre proprement
impérial pour nous narrer les vies de ces empereurs qui ont présidé aux
destinées de cette même ville de Rome. Il serait injuste de voir dans ce
livre une simple galerie de portraits allant de Jules César au dernier
représentant de la dynastie des Sévères (44 avant J-C – 235 apr. J-C). Brisant
ainsi le marbre qui les fige depuis plusieurs millénaires, Mary Beard se
demande ce que cela signifie qu’être empereur. Ainsi, en s’attachant à leurs
goûts alimentaires, leur sexualité, leur travail et leurs phobies,
l’historienne humanise ces personnages, les rendant profondément attachants à
un lecteur qui ne peux plus lâcher ce livre.
« Vous trouverez moins de psychopathes dans Imperator que ce à quoi les représentations cinématographiques de la Rome impériale vous ont sans doute habitués » écrit-elle à juste titre. Convoquant œuvres d’art notamment sculptures, bas-reliefs mais également historiens d’époque comme Suétone et Tacite, l’autrice puise également dans une littérature plus contemporaine (Marguerite Yourcenar ou Neil Gaiman par exemple) pour débarrasser ces empereurs de leurs oripeaux hagiographiques. Se dégagent alors des êtres tantôt stupides, tantôt brillants. Des incapables, des fous ou de réels hommes d’État. Des types normaux quoi.
Par Laurent Pfaadt
Mary Beard, Imperator, une histoire des empereurs de Rome, traduit de l’anglais par Souad Degachi et Maxime Shelledy Aux éditions du Seuil, 528 p.
Pour sa troisième
édition, le festival de musique de Bischwiller offrait sept concerts
avec des artistes de renom, dont le Trio Wanderer ou le pianiste
Laurent Cabasso. Le jeudi 17 octobre, l’Orchestre philharmonique de
Strasbourg était placé sous la direction de son premier violon
solo, Charlotte Juillard, dans un programme associant Bach, Haydn et
Mendelssohn.
Charlotte Juillard
Le
concert débute avec une grande œuvre de Jean-Sébastien Bach, le
concerto pour violon et hautbois en ut mineur BWV1060. L’orchestre
accueille, pour l’occasion, l’enfant du pays Marc Lachat,
aujourd’hui hautbois solo au Los Angeles Philharmonic, et
qui tient ici la partie soliste du concerto en compagnie de Charlotte
Juillard au violon. L’orchestre aborde l’oeuvre de façon assez
retenue, dans un tempo prudent car l’acoustique très mate de la
salle ne pardonne rien. Le dialogue entre violon et hautbois témoigne
d’une bonne entente entre les deux solistes pendant que le jeu de
l’orchestre, différent des exécutions philologiques sur
instruments d’époque telles qu’on les connaît aujourd’hui,
penche du côté des interprétations classiques du siècle dernier,
défendues alors par des chefs comme Karl Richter ou Karl Münchinger.
Grand
changement d’atmosphère avec l’oeuvre suivante, le second
concerto pour piano de Felix Mendelssohn écrit dans la tonalité
assez sombre de ré mineur. L’orchestre s’étoffe d’une
cinquantaine de musiciens avec un parterre de cordes approchant la
quarantaine, ce qui épaissit peut-être un peu trop le son dans une
acoustique assez rapidement saturée. L’oeuvre n’est surement pas
la plus grande que Mendelssohn ait composée, mais elle n’en est
pas moins parcourue d’une belle fièvre romantique, très audible
sous les doigts de la pianiste Inga Kazantzeva, bien connue à
Strasbourg depuis son intégrale des sonates de Beethoven en 2012. En
bis avant l’entracte, la pianiste est rejointe par le hautboïste
Marc Lachat et le violon de Charlotte Juillard, pour jouer en trio
une transcription du lied de Mendelssohn, Im Herbst. Très
beau moment de musique de chambre, sonnant particulièrement bien
dans la salle.
Mendelssohn a écrit treize symphonies pour cordes entre 1821 et
1823, alors même qu’il n’avait qu’entre douze et quatorze
ans ! Jolies petites œuvres de jeunesse, ce sont des exercices
de style contrapuntique, dans le sillage de Carl Philipp Emmanuel
Bach et même de Jean-Sébastien. Ne prétendant en rien à
l’invention formelle et ignorant complètement l’extension
beethovénienne de la forme symphonique, elles n’en sont pas moins
fort plaisantes à l’écoute, à l’instar de la quatrième en do
mineur, jouée avec une grande pureté de style lors de cette soirée
du 17 octobre. Les cordes du philharmonique, réunies en petite
formation, sont particulièrement belles.
La
symphonie n°94 de Haydn en sol majeur est la deuxième de la série
de ses douze londoniennes. Son sous-titre de ‘’Surprise’’
vient du soudain coup de timbales qui interrompt brusquement le
deuxième exposé du thème principal, dans le mouvement lent
andante. Avec
entretempsl’évolution
de l’écriture musicale et l’effet de surprise s’en trouvant
quelque peu émoussé, certains interprètes parfois le revigorent,
en faisant par exemple émettre un cri par tous les musiciens de
l’orchestre. Charlotte Juillard a, pour sa part, ponctué la fin de
ce mouvement lent d’une amusante petite improvisation au violon. On
se souvient encore de l’inoubliable interprétation de la 101ème
symphonie qu’elle avait obtenue de ses collègues musiciens, il y a
deux ans, lors d’un concert au Palais Universitaire de Strasbourg.
Cette fois encore, tout est admirable dans son approche de la 94ème :
outre la pertinence des tempi, on est saisi par l’éloquence et
l’évidence des phrasés, en même temps qu’emporté par une
irrésistible vitalité. Les auditeurs qui ne connaissent pas
l’oeuvre l’ont donc découverte dans des conditions idéales ;
les mélomanes à qui elle est familière auront, comme moi-même,
mesuré en quoi l’interprétation de ce soir soutient la
comparaison avec les meilleures de la discographie. On espère que le
premier violon du philharmonique aura l’occasion de continuer à
explorer l’univers symphonique de Joseph Haydn auquel, de toute
évidence, elle est si sensible.
Dans cette grande famille d’artistes où brille en majesté le nom de Charlie Chaplin, nous demandons pour ce spectacle, Victoria sa fille et Aurélia sa petite-fille.
Présenté par le TJP CDN Strasbourg-Grand Est et le Maillon
le spectacle nous invite à travers une série de séquences à nous laisser emporter
par la magie au sens propre du terme, celle qui se pratique dans les cabarets
ou les cirques pour surprendre, émerveiller son public.
Présentement il y avait de quoi. « Objets inanimés avez-vous donc une âme… » On a envie de parodier la citation ou plutôt d’y répondre par l’affirmative car, dans ce décor qui peut évoquer, la salle d’attente du médecin ou un salon bourgeois ou tout autre lieu, les tables ou les chaises se meuvent sans crier gare, les cloisons sont mobiles, des vêtements surgissent des corps, des paravents en cachent ou en font surgir d’autres dont les tenues peuvent en un instant radicalement changer de coupes ou de couleurs. (Scénographie et costumes Victoria Thierrée Chaplin)
On en reste sur nos interrogations et sur notre admiration
quant à l’habileté de la conception qui a présidé à cette réalisation et quant
à la virtuosité que cela implique pour la faire advenir.
Apparition, dissimulation, disparition, la scène est comme
un immense terrain de jeu qui ne cesse de capter notre attention. Y demeure, en
bonne place, le personnage principal, une jeune, jolie et charmante jeune femme
atteinte de cleptomanie, ce dérèglement comportemental qui la pousse à dérober toutes
sortes d’objets, fournit le prétexte à des situations ubuesques, comme emporter
un tableau, vider le contenu d’une étagère, s’affubler d’une coiffe scintillante,
devoir ensuite s’accommoder de leurs exigences.
En toute élégance la voilà dans les bras d’un bel homme (Jaime Martinez) avec qui elle s’engage dans un fougueux tango imaginé et chorégraphié par Armando Santin et Victoria Thierrée Chaplin. (Conception sonore Dom Bouffard)
On suit ses voltiges, ses envolées vêtues de superbes robes
qui accentuent sa grâce et nous la montrent dans des situations surréalistes
comme lors de cette chevauchée fantastique où on la voit caracoler sur un
échafaudage de porte-manteaux agencés en une étrange monture.
Fidèle à l’ancêtre,
le spectacle est muet et joue comme il se doit sur l’expressivité des corps, et
l’intensité des regards pour nous entraîner irrésistiblement dans le monde
de la magie, de l’émerveillement
et de la poésie.
Il
nous a quittés en 2018. Il aurait eu 100 ans en mai. Un biopic dont il est à
l’initiative lui est consacré et rend hommage à l’immense artiste qu’il était.
Aux commandes à l’écriture et à la réalisation, en collaboration avec Mehdi
Idir, Grand Corps malade. Il fallait un autre artiste d’envergure pour
comprendre l’ascension du petit arménien qui essuya nombreuses critiques avant
de s’imposer et qui n’eut de cesse de travailler toute sa vie. Tahar Rahim joue
Aznavour : il est un Aznavour bluffant, plus vrai que nature.
Mehdi Idir avait réalisé Patients, un quasi huis-clos dans un
hôpital, un film tout à fait réussi d’après le roman de Fabien Marsaud alias
Grand Corps malade. Avec Monsieur
Aznavour, l’ambition est au rendez-vous avec un film qui couvre la vie de
l’artiste, évoquant l’exil des Arméniens (belle séquence inaugurale avec des
images d’archives), l’arrivée à Paris de la famille Aznavourian, les années de
guerre. Mais si la misère est là, la musique, la danse, la joie animent les
rencontres. Charles grandit, sa sœur chante et Charles à son tour chante de sa
voix voilée, reprenant le répertoire de Trénet avec au piano Pierre Roche (Bastien
Bouillon, décidément grand acteur). De petits contrats en petits contrats, de
rencontres qui vont être déterminantes comme celle d’Edith Piaf, à l’envie
d’Aznavour de s’émanciper et d’imposer ses propres chansons en se séparant de
Pierre Roche, le film construit son personnage. Il a 36 ans quand le succès est
enfin au rendez-vous le soir du 12 décembre 1960. Il chante Je me voyais déjà, dos au public. C’est
l’ovation et le film pourrait s’arrêter à ce moment-là de la vie d’Aznavour, la
suite étant plus conventionnelle et connue du public.
Sa vie et ses chansons sont
indissociables et si Aznavour invente des situations, il s’agissait de faire
comme s’il les avait vécues. Il disait à ses collaborateurs combien était
important l’emploi du « Je » et du « Tu » qui instaurent la
connivence avec l’auditeur. Il cultivait l’art de la mise en scène et
interprétait ses chansons en grand acteur qu’il était également. Les textes
d’Aznavour sont uniques, ce que remarque vite Edith Piaf interprétée de façon
très convaincante par Marie Julie Baup.Il écrira d’ailleurs pour d’autres
chanteurs comme Retiens-la nuit pour
Johnny Hallyday. Ses chansons sont
des concentrés de vie, des histoires en elles-mêmes ; le résultat d’un
travail sans relâche. C’est une question de vie ou de mort. C’est la revanche
de l’enfant pauvre qui a vu ses parents malheureux, un éternel insatisfait
voulant toujours plus d’argent et de reconnaissance. Aux Etats-Unis où il fait
une tournée, il dira à Sinatra que son but est de gagner autant que lui sur le
sol américain. Ce qu’il obtiendra des années plus tard quand sa carrière
internationale fera de lui le chanteur français le plus connu à l’étranger,
ayant enregistré ses chansons dans de nombreuse langues.
Le film tisse la vie personnelle d’Aznavour avec sa carrière et Tahar Rahim derrière son maquillage plutôt réussi, met son talent dans l’expression des failles et des moments de désespoir de l’artiste, derrière le beau sourire qu’on lui connaît de qui embrasse la vie. Katia, la fille d’Aznavour lui a dit sur le tournage qu’elle voyait son père ! L’émotion est au rendez-vous. Aznavour a su saisir l’air du temps qui passe, nous laissant des chansons qui traverse les décennies et qui n’ont pas pris de rides et l’on prend plaisir à les réentendre dans ce film et de réaliser qu’on les connaît toutes.