Viva l’opéra !

Deux nouvelles versions de l’Enlèvement au sérail et de Turandot.

© Manolo Press
© Manolo Press

Une petite révolution est en train, doucement mais efficacement, de bouleverser le monde de l’opéra. Cette révolution signée Universal Music consiste à réenregistrer les grands opéras de Mozart, de Puccini et de Verdi avec les grands interprètes et les orchestres les plus prestigieux de notre temps. Alors si Maria Callas, Renata Tebaldi, Luciano Pavarotti, Placindo Domingo, Joan Sutherland ou Carlo Maria Giulini demeurent des références voire des monstres sacrés, ces nouvelles versions rafraîchissent les mythes et les poussent un peu plus vers les archives.

Avec cette nouvelle version de l’Enlèvement au sérail de Mozart qui s’inscrit d’ailleurs dans un projet de grande ampleur visant à graver sur le disque l’intégralité des opéras du compositeur salzbourgeois, le chef Yannick Nézet-Séguin et le ténor Rolando Villazon frappent un grand coup. Casting de rêve et musique au cordeau sont au menu. Dans la fosse du Festpielhaus de Baden-Baden où a été enregistré l’opéra, le Chamber Orchestra of Europe est à nouveau brillant. Il adopte toujours un ton juste et réjouit par son allant et le côté pétillant de son interprétation qui doit beaucoup aux tempiis rapides imposés par la fougue de son chef.

Au côté d’un Villazon très convaincant en Belmonte dont c’est le premier rôle en allemand, la sublime Diana Damrau, soprano colorature à la tessiture si parfaite, excelle en Constance. Franz-Josef Sellig, qui compte parmi les meilleures basses du monde est un Osmin de grande envergure tandis qu’Anna Prohaska, l’une des sopranos les plus prometteuses de sa génération et Paul Schweinester, qui ont triomphé en octobre 2014 sur la scène de l’opéra de Paris, complètent cette affiche de rêve.

Traversons l’Europe du nord au sud pour se rendre à Valence en compagnie de l’orchestre de la comunitat Valenciana placé sous la direction de Zubin Metha pour un Turandot éblouissant. L’opéra repose essentiellement sur sa tête d’affiche mondialement connue, Andrea Boccelli, qui interprète un magnifique Calaf. Avec son timbre de velours, il fait des merveilles et son Nessum Dorma au troisième acte est très sensuel.  Mais ce serait aller vite en besogne car les deux premiers actes sont très réussis notamment le Non piaugere Liu à l’acte I. Face à lui, la soprano américaine Jennifer Wilson lui offre une merveilleuse réplique en princesse Turandot et prouve qu’elle n’est pas qu’une héroïne wagnérienne même si sa puissance parfois trop écrasante donne un côté masculin à l’héroïne de Puccini. Il y a parfois de la Walkyrie derrière Turandot.

Jennifer Wilson retrouve un orchestre et un chef qu’elle connaît bien pour avoir enregistré avec eux le Ring. Zubin Metha est fidèle à lui-même. Excellent maintien des équilibres sonores, entre des voix qu’il sait canaliser et un orchestre qu’il pousse dans ses retranchements, son interprétation est assez rythmée. Mehta nous raconte ainsi une histoire, cette légende tirée de la Chine médiévale qui sonne comme un film à grand spectacle.

Au final, l’opéra séduira les profanes grâce à sa tête d’affiche mais également les connaisseurs de l’œuvre de Puccini qui trouveront dans cette nouvelle version de très beaux moments d’opéra.

Mozart, Die Entführung aus dem Serail, Chamber Orchestra of Europe, dir. Yannick Nézet-Séguin, Deutsche Grammophon, 2015

Puccini, Turandot, Orquestra de la Comunitat Valenciana, cor de la generalitat Valenciana, dir. Zubin Metha, Decca Classics, 2015.

Laurent Pfaadt

Une vie d’acteur

Des plateaux de cinéma à la présidence des Etats-Unis, le destin fou de Ronald Reagan.

©getty images
©getty images

On aura beau dire ce que l’on veut mais il n’y a qu’aux Etats-Unis que ce genre de destin est possible. En tout cas dans une démocratie. Car l’histoire de ce fils de commerçant a quelque chose d’une success story que même le meilleur des scénaristes d’Hollywood n’aurait pu imaginer. Et pourtant, cette destinée exista bel et bien comme le démontre l’excellente biographie de Françoise Coste consacrée au 40e président des Etats-Unis.

Rien ne prédestinait ce garçon croyant et doté d’une bonté naturelle à devenir l’un des hommes les plus importants du XXe siècle. A l’heure où nombre de ses contemporains entrent dans les meilleures écoles du pays et occupent les plus hautes fonctions dans les administrations, Ronald Wilson Reagan est à 28 ans, assistant du procureur de New York…au cinéma. L’auteur explique parfaitement la construction intellectuelle et idéologique de ce démocrate libéral qui, lentement, glissa progressivement vers l’aile conservatrice des démocrates puis vers les républicains et vers cette nouvelle droite américaine. Après deux tentatives, Reagan fut finalement investi par les Républicains en 1980 pour affonter le président Jimmy Carter.

Françoise Coste montre à merveille que la victoire de Reagan, loin d’être un accident de l’histoire, est au contraire le reflet d’une Amérique qui se berce d’illusions sur sa puissance perdue. La thématique du déclin est d’ailleurs omniprésente dans le message présidentiel. « Le réconfort que Reagan trouvait à travestir le réel correspondait à ce dont ils (les Américains) avaient profondément besoin : un sentiment de simplicité et d’optimisme » écrit à juste titre l’auteur. L’acteur n’était d’ailleurs jamais bien loin puisque Reagan, en enrobant ses actions d’idéologie et de ressenti, parvint à faire illusion sur sa politique.

Si l’homme joua les seconds rôles au cinéma, sur les scènes internationale et intérieure, Ronald Reagan fut un acteur de premier plan, fossoyeur de l’Union soviétique et grand défenseur d’une Amérique des riches. Le livre n’omet rien du coût social et budgétaire de sa politique économique et fiscale influencée par Arthur Laffer, ni de sa relation avec l’Union soviétique entre « l’Empire du Mal » et le duo qu’il forma avec Gorbatchev. Plus intéressant et moins connu est la plongée que nous offre l’auteur dans les arcanes de la Maison-Blanche où les clans s’entre-déchirent et où la communication règne en maîtresse. Celle-ci, sous la houlette de Michael Deaver, consista à isoler le plus possible le président de la presse pour le préserver de ses gaffes tout en monopolisant l’image avec notamment ses fameux photos op, ces clichés permettant de construire une histoire présidentielle. Encore aujourd’hui, la communication de cette époque est citée en modèle.

Mais sa présidence fut également marquée par l’affaire Iran-Contra – le financement de la contre-révolution au Nicaragua par la vente illégale d’armes à l’Iran– dont le paroxysme fut atteint lors du « mensis horribilis » de novembre 1986 et dont Reagan parvint jusqu’au bout à dissimuler son degré d’implication. C’est peut-être à cette occasion qu’il joua le rôle de sa vie, entre Ubu Roi et Usual Suspects. A Oliver North, l’homme-orchestre du scandale à la Maison Blanche, Reagan déclara au moment de le congédier : « Ollie, vous êtes un héros national, votre vie ferait un superbe film ».

On ne change pas sa nature.

Françoise Coste, Ronald Reagan, Perrin, 2015.

Laurent Pfaadt

Rome n’est plus dans Rome

BélisaireEssai pertinent autour de la perception de la capitale du monde romain et chrétien.

 

On connait l’histoire : 476 après-J-C, le dernier empereur romain, Romulus Augustule est déposé par le chef barbare Odoacre mettant ainsi fin à l’Empire romain d’Occident. A cette époque, Rome, la ville des Césars, n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même. Mise à sac dès 410 par Alaric, le chef des Goths, puis en 455 par les Vandales et en 472 par les troupes de Genséric, elle avait cessé d’être le centre du pouvoir impérial, réfugié à Ravenne. Mais Rome demeura cependant un enjeu de pouvoir durant les dernières décennies de l’Empire et surtout un symbole à conquérir. C’est ce que raconte très bien l’ouvrage d’Umberto Roberto, professeur associé d’histoire romaine à l’Université européenne de Rome, et auteur de ce livre passionnant. Se lisant parfois comme un roman historique avec ses rebondissements, il montre bien que la ville éternelle demeura un enjeu de pouvoir autant que le reflet d’une époque.

Bien entendu, l’ouvrage relate par le menu les grandes batailles de rues, les trahisons et ces épisodes qui ont brisé, humilié la capitale du monde romain et chrétien. Mais le grand intérêt du livre réside dans le fait d’aller au-delà de 476. L’auteur nous explique que les vicissitudes de l’histoire qui frappèrent la ville éternelle reflétèrent l’évolution de l’histoire de l’humanité et les changements d’époques et de paradigmes. Ainsi en se focalisant sur la figure du général romain d’origine barbare Ricimer, Umberto Roberto montre très bien le basculement d’un modèle politique centrée autour de Rome, pivot d’une unité méditerranéenne contrôlée par l’institution impériale, vers un « système d’Etats romano-barbares ». Ainsi, le statut de Rome et sa conception politique et institutionnelle s’en trouvèrent bouleversés conduisant inéluctablement à sa marginalisation.

Cependant nous rappelle Roberto, Rome resta la ville éternelle avec un capital symbolique fort comme en témoigna aussi bien la formidable appropriation de la ville par les papes des premiers siècles transformant «  la capitale du monde romain en capitale de la chrétienté ». Mais également, l’image véhiculée par le sac de 1527 par les troupes de l’empereur Charles Quint, qui apparaissent comme les nouveaux barbares mettant fin à un monde imprégné de l’humanisme de la Renaissance.

Tirant son récit des dernières recherches sur cette époque si troublée des invasions barbares, l’auteur évite tout manichéisme qui a longtemps prévalu entre des barbares assoiffés de sang et des Romains vils et corrompus. Ici, l’opinion est plus mesurée. A travers le prisme de Rome et de son histoire, Umberto Roberto montre avec justesse une réalité plus complexe avec des acteurs réfléchis, nourris de projets politiques construits et antagonistes. Comme il le rappelle à juste titre, les sacs n’ont fait qu’accélérer un processus de transformation inscrit dans l’histoire. Rome, aussi immortelle qu’elle est dans nos cœurs, n’en demeura pas moins mortelle…

Umberto Roberto, Rome face aux barbares, Seuil, 2015.

Laurent Pfaadt

Retrouvailles polonaises

Avec ce concerto de Lutoslawski, Krystian Zimerman se confie.

Lutoslawski © Amy T Zielinski
Lutoslawski © Amy T Zielinski

Witold Lutoslawski, compositeur polonais décédé il y a un peu plus de vingt ans demeure largement méconnu et les implications d’une légende du piano  – Krystian Zimerman – d’un chef d’orchestre de renom tel que Simon Rattle et de l’orchestre le plus prestigieux du monde, celui de Berlin, ne peuvent qu’encourager à redécouvrir l’œuvre du maître.

Ce nouvel enregistrement de son concerto pour piano et de sa deuxième symphonie constitue donc une occasion rêvée pour pénétrer l’atmosphère parfois difficile mais toujours fascinante du compositeur polonais.

Le concerto pour piano du compositeur polonais est particulier pour Krystian Zimerman. Il faut dire que le pianiste polonais n’arrive pas en territoire étranger puisqu’il est le dédicataire de l’œuvre qu’il créa en 1988 et grava en 1992 avec le compositeur à la tête du BBC Symphony Orchestra. Vingt-trois ans séparent donc ces deux interprétations. Le temps a passé, l’épaisse chevelure et la barbe de Krystian Zimerman ont blanchi et le doigté est devenu plus intense. Nimbée d’une maturité tragique cette œuvre énigmatique et fascinante nous est relatée par un Zimerman qui, avec sa prodigieuse technique, semble nous parler un peu de lui-même. On le sent pénétrer par cette musique. Le toucher est plus lent, plus profond. On assiste alors avec émotion à une forme de communion entre le compositeur et son dédicataire.

Rattle et Zimerman se connaissent bien pour jouer ensemble avec le Philharmonique de Berlin ou le London Symphony Orchestra dont Rattle sera le prochain directeur musical. Avec Lutoslawski, ils construisent une alchimie faîte de complicité qui est immédiatement perceptible et qui donne une interprétation vivante, puissante. Les deux hommes nous convient à un véritable voyage au centre même de la musique et l’on imagine presque Lutoslawski tout près en train d’écouter son oeuvre.

Le disque est complété par la deuxième symphonie du compositeur mais on retiendra surtout ce magnifique concerto qui s’inscrit dans la tradition des grandes œuvres concertantes pour piano de l’histoire de la musique au côté de Beethoven, Tchaïkovski ou Bartok.

C’est vrai que l’on connaît peu Witold Lutoslawski. Sa musique est trop proche de nous. Mais l’histoire se chargera de rendre au compositeur polonais la place qui est la sienne et qui est et demeurera éminente. Nul doute qu’un disque comme celui-ci facilitera cette reconnaissance en même temps qu’elle contribuera à faire connaître son incroyable créativité.

Lutoslawski, concerto pour piano (Zimerman), symphonie n°2, Berliner Philharmoniker, dir. Simon Rattle, Deutsche Grammophon, 2015

Laurent Pfaadt

Une saison royale

Gimeno © Johan Sebastian Haenel
Gimeno © Johan Sebastian Haenel

La nouvelle saison de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg sera très attendue

Un nouveau chef, une salle à l’écoute incomparable, des orchestres invités prestigieux, des chefs extraordinaires, des solistes de légende. Tout concourt à faire de cette saison l’un des grands millésimes de cet orchestre qui fêtera cette année ces 82 printemps. Au sein de cet écrin qu’est la Philharmonie du Luxembourg dont tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit acoustiquement de l’une des meilleures salles d’Europe, Gustavo Gimeno, ancien percussionniste du Royal Concertgebouw d’Amsterdam, fera ses grands débuts le 24 septembre prochain à la tête de l’OPL. Toute histoire a un commencement et le nouveau chef ouvrira les portes de sa carrière à la tête de l’OPL par les premières symphonies de Mahler (24/09), de Schuman (22/10), de Bruckner (02/06), de Beethoven et de Chostakovitch (15/01/16). Le maestro complètera cette série par la 4e symphonie de Tchaïkovski (03-04/03) et le Requiem de Verdi (24-25/03).

L’Orchestre Philharmonique de Luxembourg n’oubliera pas son ancien chef, Emmanuel Krivine, qui viendra diriger un programme Wagner le 29 avril 2016, succédant ainsi à Eliahu Inbal (29/01) et à l’un des plus talentueux chefs de la planète Andris Nelsons, qui l’accompagnera dans une septième de Mahler (10-11/03) qui s’annonce d’ores et déjà très prometteuse. Le chef letton sera d’ailleurs un habitué de cette saison puisqu’il viendra avec son orchestre, le Boston Symphony Orchestra (12/05) et le Lucerne Festival Orchestra (11/11), pour des soirées palpitantes. Les spectateurs seront assurément emportés par le tourbillon des orchestres qui feront résonner leurs sublimes sons et leur diversité musicale entre les cuivres rutilants du San Francisco Symphony Orchestra (12/09) ou du Cleveland Orchestra (16/10), le son velouté du London Symphony Orchestra (11/04) en passant par la précision ciselée du Royal Concertgebouw Orchestra (03/02) ou de la Staatskapelle de Berlin (05/09). Entre ces monuments se glisseront le pétillant Simon Bolivar Symphony Orchestra of Venezuela, l’éclatant Chamber Orchestra of Europe (17-18/02) dans un programme Mendelssohn et le grandiose Ensemble et Chœur Balthasar Neumann (07/12) qui fera redécouvrir le Magnificat de Zelenka où l’émotion sera assurément au rendez-vous.

Pour accompagner ces merveilleux orchestres, tout ce que la direction d’orchestre fait de mieux sera présente dans le Grand-Duché : Nézet-Séguin, Gergiev, Rattle, Dudamel, Nelsons, Baremboïm illumineront de leur présence la Philharmonie. Celle-ci résonnera également du génie des plus grands solistes. Ainsi, Nelson Freire, Hélène Grimaud, Anne-Sophie Mutter, Isabelle Faust, Grigori Sokolov ou Krystian Zimerman y laisseront leur empreinte. De nouveaux talents seront à découvrir tel Patricia Kopatchinskaja dans le concerto de Brahms (12/12). Les grandes voix ne seront pas en reste avec Rolando Villazon, Philippe Jaroussky, Cécilia Bartoli, Anja Harteros, l’extraordinaire basse Ildar Abdrazakov ou Magdalena Kozena qui accompagnera la grande pianiste japonaise Mitsuko Uchida (07/10) dans les merveilleux Chants d’amour de Dvorak qui constituera l’un des moments forts du Luxembourg Festival (07/10-25/11) avant que les Rainy days (24-29/11) n’explorent l’univers d’Alfred Hitchcock et de la musique expérimentale notamment celle de Stockhausen en compagnie de Pierre-Laurent Aimard.

Que les mélomanes et les novices se rassurent : cette saison aura bien une fin. Mais vous en ressortirez transformés.

Retrouver toutes les informations sur la saison de l’OPL sur : https://www.philharmonie.lu/fr/opl

Laurent Pfaadt

Une étoile rouge au firmament de la musique

shostakovichIl y a 40 ans disparaissait Dimitri
Chostakovitch.
Retour sur un génie

Parfois le destin d’un homme aussi grand fut-il ne tient qu’à peu de choses. Ainsi, en cette année 1937 si le compositeur Dimitri Chostakovitch, déjà très connu, n’avait pas vu son bourreau exécuté, peut-être n’aurait-il été qu’un compositeur soviétique à la gloire éphémère.

L’histoire fut tout autre et l’humanité gagna un génie supplémentaire, de ceux qui influencent de façon irréversible la musique, sa conception et son évolution. A l’occasion du 40e anniversaire de sa mort, de nombreux disques permettent d’apprécier ainsi cette musique qui ne ressemble à aucune autre. Car, à n’en point douter, l’homme fut ambivalent, tour à tour égérie d’un régime avant d’en être la victime.

C’est bien le même homme qui cacha sa 4e symphonie pendant 25 ans, cette œuvre glaçante d’effroi que le compositeur jugeait trop « grandiloquente » et merveilleusement interprétée par l’orchestre de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons, et produisit des hymnes au régime soviétique avec cette douzième symphonie à la mémoire de Lénine et de la révolution d’octobre. C’est ce même compositeur qui fut humilié par Jdanov, le tyran de la culture soviétique, et trembla dans l’ombre de Staline, pour reprendre le titre de l’enregistrement plein de fureur et de folie de la dixième symphonie par l’orchestre symphonique de Boston et ses cuivres de feu sous la conduite de son chef, Andris Nelsons. C’est enfin toujours ce même musicien qui appela avec ses septième et huitième symphonies tout un peuple à la révolte, à soutenir le maître du Kremlin dans cette lutte à mort contre les fascistes. « Tout est connecté avec l’époque où il vécut. Il y a un parallèle entre la guerre et les nazis et la dictature de Staline » affirme Mariss Jansons aux musiciens de l’orchestre de Pittsburgh lors d’une répétition de la 8e en 2001 et qui se trouve dans son incroyable intégrale des symphonies de Chostakovitch.

L’ambiguïté de cette vie, de cette existence confrontée à un dilemme permanent résonna à travers son œuvre et traça une musique où l’inquiétude, la mort et l’athéisme s’y expriment avec force et conviction. Sa musique ne fait que traduire ce qu’il a vu et vécut. Après Gustav Mahler dont il est le plus brillant héritier, Chostakovitch inventa une musique totale, sorte de Moloch instrumental par l’utilisation massive des percussions – particulièrement explicite dans ces 15e et 9e symphonies sous la baguette d’un Valery Gergiev qui imprime à son orchestre, le Mariinsky, un tempo incroyable – et des cuivres qu’il multiplie pour créer des atmosphères ténébreuses et oppressantes. La magistrale symphonie Babi Yar (13), véritable cri contre l’antisémitisme, est l’un de ses autres monstres musicaux qui vous pénètre jusqu’aux os. La version de Mariss Jansons à la tête de l’orchestre de la Radio Bavaroise est prodigieuse car elle permet de comprendre cette alchimie musicale qu’opéra Chostakovitch.

La musique du maître consacra également les plus grands virtuoses russes tels Richter, Oistrakh ou Rostropovitch et inspire toujours et encore leurs héritiers tels Kavakos ou Trifonov dans leurs enregistrements très réussis avec le Mariinsky.

Ces mêmes solistes trouvèrent également une magnifique inspiration dans cette musique de chambre qui s’exprima pleinement dans ces quinze quatuors notamment sous les doigts du célébrissime quatuor Borodine. Alors, s’il fallait n’en retenir qu’un, le 8e (1960) serait celui-là car il traduit musicalement les angoisses et les tragédies d’un continent frappé par les pires barbaries de son histoire. Cette œuvre porte ainsi en elle un message d’universalité et résonne comme un hymne de la musique de Chostakovitch.

L’histoire est un éternel recommencement dit-on. Pas la musique qui avance et se régénère. Les hommes traversent souvent des époques troublées et tentent de faire face aux évènements. Quant aux génies, ils marquent à jamais les hommes et les époques de manière irréversible. Tel fut le cas de Dimitri Chostakovitch.

A écouter : 

Intégrale des symphonies par Mariss Jansons, Warner Classics

Symphonies n°1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 15, concerto pour piano
n°1 et 2 (Trifonov), concerto pour violon n°1 (Kavakos), dir. Valery Gergiev, Mariinsky Theatre, Mariinsky label.

In the shadow of Stalin, symphonie n°10, Boston Symphony
Orchestra, dir. Andris Nelsons, Deutsche Grammophon.

String Quartets 1, 8, 14,, quatuor Borodine, Decca Classics

Laurent Pfaadt

Une course à l’abîme

© Tedi Papavrami
© Tedi Papavrami

Le compositeur hongrois est à
l’honneur d’un disque réussi

Après un disque consacré à Moussorgski et à ses Tableaux d’une exposition, l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg et son désormais ex chef titulaire, Emmanuel Krivine, nous reviennent avec un enregistrement consacré à Bela Bartok, à l’occasion du 70e anniversaire de sa mort. Deux de ses œuvres principales sont au programme: le concerto pour orchestre et le concerto n°2 pour violon accompagné pour l’occasion par le non moins talentueux Tedi Papavrami.

Bela Bartok mit près de deux années à composer ce deuxième concerto, dédié à son ami Zoltan Szekely qui le créa en 1939, quelques mois avant le début de la seconde guerre mondiale. Tedi Papavrami, soliste albanais de grand talent qui court les plus grands orchestres du monde, revient ici dans l’un de ses univers de prédilection. Nous avons encore à l’esprit son magnifique disque Bach/Bartok de 2010. En compagnie de l’OPL, il parvient à restituer la magie de ce concerto avec une noblesse qui rappelle les maîtres d’antan. Entre héritage postromantique et folklore hongrois, l’orchestre et le soliste œuvrent de concert sans jamais se dominer. Papavrami nous délivre quelques merveilleux moments de lyrisme notamment dans le 1er mouvement puis surtout dans la coda qui emporte l’orchestre et le soliste dans une ascension sonore prodigieuse.

L’archet à peine stoppé, nous passons au concerto pour orchestre. Il faut dire que l’OPL n’a pas choisi une œuvre facile. Composé en 1943 par un Bartok réfugié aux Etats-Unis, ce concerto est imprégné de sa fuite et du cortège d’ombres et de mort qu’il a emmené avec lui à travers l’Atlantique depuis cette Hongrie qui s’apprêtait à subir le châtiment nazi. L’angoisse du premier mouvement est bien entretenue par les cuivres de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg avant que les bois et notamment la flûte n’apportent quelques réjouissances et rappellent ces ambiances bucoliques qui traversent l’œuvre du compositeur.

L’OPL et Emmanuel Krivine parviennent ainsi à restituer cette atmosphère de mort qui rend ce concerto pour orchestre si unique et en fait l’une des plus brillantes compositions du XXe siècle. Ils soulignent également avec talent cette course à l’abîme qui traverse le dernier mouvement pour s’achever dans une coda brève et pleine d’émotions. Certes, on n’atteint pas le graal de l’interprétation d’Antal Dorati, qui fut l’élève de Bartok, et du London Symphony Orchestra en 1962, mais cette nouvelle version est assurément de qualité. En tout cas, ce disque prouve que Bartok demeure l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle et mérite d’être connu du grand public.

Concerto pour violon n°2 (Tedi Papavrami) –
Concerto pour orchestre, Orchestre Philharmonique
du Luxembourg, dir. Emmanuel Krivine, Alpha, 2015

Laurent Pfaadt

Le langage de l’indicible

Harnoncourt © Berliner Philharmoniker
Harnoncourt © Berliner Philharmoniker

Avec ce coffret fascinant, Harnoncourt réhabilite Schubert

A près de 90 ans, Nikolaus Harnoncourt reste un révolutionnaire comme en témoigne ce superbe coffret consacré à Franz Schubert. Après Beethoven, Mozart et tant d’autres, le maître à penser des baroqueux s’est emparé avec maestria du plus romantique des compositeurs germaniques.

Avec cette intégrale des symphonies, les messes n°5 et 6 ainsi que l’opéra méconnu Alfonso et Estrella, Harnoncourt est allé puiser aussi bien dans les archives et les documents originaux que dans son incroyable conception musicale pour retraduire l’essence même de la musique du compositeur.

Il est en effet bien loin le temps où la musique de Schubert avait été entendue de la sorte. La faute à un Johannes Brahms qui réécrivit en partie les œuvres du maître et en quelque sorte les tronqua aux oreilles de l’humanité. A la manière d’un restaurateur d’œuvres d’art, Harnoncourt a gratté le vernis et les couches de peinture successives que les compositeurs et interprètes ont laissé durant ce siècle et demi autour des symphonies de Schubert pour en donner une patine qui, certes était belle, mais ne correspondait pas à la réalité et, au final, avait fini par appauvrir l’œuvre du compositeur qui en était réduit à la musique de chambre.

Harnoncourt a ainsi dégagé la fresque schubertienne et en a libéré ses couleurs tragiques mais également – et c’est là une découverte – cette joie de vivre, procurant ainsi un sentiment de nouveauté et de découverte absolument fascinant. Le maestro qui confesse avoir été accompagné depuis sa plus tendre enfance par Schubert sort ainsi, grâce à cette interprétation, Schubert de son carcan morbide et révèle l’exceptionnel sens de l’harmonie et selon ses mots « le langage de l’indicible » contenu dans cette musique.

Bien entendu, le chef était attendu sur la Grande (9) et sur l’Inachevée (8) qu’Harnoncourt qualifie tout bonnement de « perfection » et dont les mélomanes ont encore en tête la version de Carlos Kleiber à la tête du Wiener Philharmoniker. Et la surprise est de taille car les deux symphonies sont réinventées musicalement grâce à un splendide travail sur les tempii et le legato. Ainsi, l’omniprésence des cordes dans la Grande, tempérée par les bois, donne un sentiment d’apaisement.

Dans cette magnifique intégrale symphonique, Nikolaus Harnoncourt a embarqué avec lui les Berliner Philharmoniker qui ont accepté de faire une infidélité au label DG pour cette aventure indépendante et surtout se sont fondus dans cette nouvelle interprétation en acceptant de déroger à la tradition qui corsète parfois les orchestres. Il faut dire que cela a été possible grâce au magnétisme d’Harmoncourt (visible grâce au DVD présent dans le coffret) mais également à Claudio Abbado et à Simon Rattle qui ont fait évoluer l’orchestre vers plus de plasticité.

Qu’il s’agisse de ses symphonies ou de l’opéra Alfonso et Estrella, l’incompréhension du public et des interprètes tient au fait qu’on a voulu – Brahms le premier – faire rentrer la musique de Schubert dans des traditions alors en vigueur alors qu’elle n’appartenait qu’à elle, qu’elle était inclassable. C’est ce qu’Harnoncourt a compris en rendant justice à ce génie, et en prouvant qu’avant de croire, il faut écouter.

Schubert, Symphonies Nos. 1-8, Messes Nos. 5 & 6, Alfonso und Estrella, Berliner Philharmoniker, dir.Nikolaus Harnoncourt, Berliner Philharmoniker Recordings, 2015.

Laurent Pfaadt

Mariss Jansons, l’autre Rembrandt d’Amsterdam

JansonsUn coffret célèbre la relation unique entre le chef letton et
l’Orchestre du Royal Concertgebouw d’Amsterdam

Pendant près de vingt-cinq ans, Mariss Jansons, chef d’orchestre letton considéré comme l’une des meilleures baguettes vivantes et le Royal Concertgebouw d’Amsterdam, l’un des orchestres les plus merveilleux de la planète, celui de Mengelberg puis d’Haitink et qui a gravé quelques-unes des plus belles pages de la musique classique du XXe siècle, ont entretenu une relation spéciale comme en témoigne cette série d’enregistrements.

Jusqu’à son départ en mars dernier, Mariss Jansons a conduit ce fabuleux orchestre à travers tous les répertoires. Depuis Oslo, Pittsburgh ou Munich en tant que chef invité puis comme directeur musical de l’orchestre lorsqu’il remplaça Riccardo Chailly en 2004, Mariss Jansons s’employa, tel Rembrandt, à peindre, au travers de chaque interprétation, des œuvres qui, pour la plupart, resteront dans toutes les mémoires.

Le coffret qu’édite l’orchestre, en même temps qu’il représente un magnifique témoignage sonore, constitue une sorte de musée du chef, regroupant ses tableaux, ses œuvres les plus emblématiques, les plus réussies.

Le legs musical de Jansons est considérable et offre une variété de répertoires avec, à chaque fois, le souci de l’excellence. Porté par une prise de son remarquable qui fait désormais la marque de fabrique du label de l’orchestre, RCO Live, on goute avec plaisir cette magnifique troisième symphonie de Bruckner ou ce tonitruant Bartok.

Tel le génie de Leyde, Jansons utilisa avec intelligence et sensibilité cette formidable palette de couleurs qu’est le Royal Concertgebouw d’Amsterdam et lui transmit sa vision, créant ainsi ce lien très fort qui se construisit entre eux année après année. Le coffret contient à ce titre un DVD qui permet ainsi de mesurer cette parfaite osmose dans une quatrième symphonie de Mahler où brille également la soprano Anna Prohaska. Cette osmose tient également au fait qu’en grand spécialiste de la musique symphonique de la fin du XIXe et du début du XXe, Jansons a trouvé dans l’orchestre l’écho parfait de sa vision d’un Bruckner ou d’un Mahler.

Tout en accompagnant l’orchestre à Londres ou à Berlin, on est surpris par tant de précision sonore, une texture qui n’est jamais surfaite, jamais exagérée. En cela, Jansons rejoint Haitink car il trouve toujours le ton juste et ne donne jamais dans une puissance qui serait contreproductive. Le résultat est magique : une profondeur musicale qui va directement au cœur. Cela est particulièrement perceptible dans la  première symphonie de Schumann. Mais Jansons est allé plus loin qu’Haitink : il a méthodiquement charpenté le son de l’orchestre jusqu’à devenir cristallin (il n’y a qu’à écouter la 7e symphonie de Mahler pour s’en convaincre) faisant ainsi du Concertgebouw le meilleur orchestre du monde en 2008.

Alors oui, c’est vrai que pendant longtemps, celui qui fut l’assistant de Mravinsky à Leningrad, a excellé dans Tchaïkovski et la 6e présente dans ce coffret est là pour le rappeler mais on est surpris par son Beethoven (5e) qu’il a d’ailleurs magnifié dans une intégrale avec l’orchestre de la radio bavaroise.

Ce coffret permet également de découvrir ou de redécouvrir certaines œuvres moins jouées tel le concerto pour violon de Bohuslav Martinu avec un Franz Peter Zimmermann très inspiré ou un concerto pour orchestre de Lutoslawski tout en noirceur mais également des créations contemporaines comme celle de Sofia Gubaidulina portées par un chef toujours attentif à cette musique et qui restera, à n’en point douter, dans les annales de la direction d’orchestre.

Mariss Jansons, Live the radio recordings, 1990-2014, Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam, RCO Live, 2015

Laurent Pfaadt

La tempête Sokolov

SokolovConcert magistral de l’un des plus grands pianistes vivants

La Quinzaine Musicale de San Sébastian réserve toujours des surprises et en ce 10 août, celle-ci fut de taille. On savait pertinemment qu’un concert de Grigori Sokolov ne ressemblait à rien d’autre mais on ne s’attendait pas à un tel choc.

Sous les dorures du théâtre néo-renaissance Victoria Eugenia, le pianiste russe qui a l’habitude de ne jamais dévoiler son programme à l’avance, débuta par la partita°1 en si bémol majeur de Jean-Sébastien Bach. Il faut dire que l’on n’avait pas entendu cette pièce interprétée ainsi depuis bien longtemps. Le pianiste construisit lentement son édifice personnel, embarquant l’auditeur dans un voyage musical totalement déconcertant où le rythme hallucinant de l’allemande n’eut de beauté que cette sarabande qui restera certainement dans toutes les mémoires. En guise de conclusion, la gigue exprima une joie de vivre qu’éprouva très certainement – malgré l’image de sévérité qui lui colle à la peau – Jean-Sébastien Bach.

Si les programmes des concerts de Sokolov peuvent parfois apparaître déroutant en mêlant pièces baroques et romantiques, ces dernières ne servent en fait qu’à construire l’atmosphère de son univers pianistique dans lequel le pianiste entraîne jusqu’à l’ivresse des auditeurs comblés. Preuve en fut une nouvelle fois avec la sonate n°7 de Beethoven dans laquelle il laissa exploser toute la passion du jeune compositeur, étendant le tempo du second mouvement jusqu’à la rupture. En alternant férocité et sensibilité, Sokolov fit monter une émotion qui nous a bouleversés.

Déjà bien éprouvé, le spectateur n’était pas au bout de ses émotions car la sonate en la mineur de Schubert fut un choc. Avec Sokolov, cette musique raconte une histoire, elle évoque un destin, une époque et traduit parfaitement ce sentiment de nostalgie libéré de toute forme de regret ou de tragédie. Grâce à son toucher si exceptionnel, celui qui remporta le concours Tchaïkovski en 1966 à 16 ans seulement, délivra une partition d’une générosité rare. Revenant à quatre reprises pour offrir à un public ravi d’autres moments de communion et de bonheur, Grigori Sokolov prouva que la musique n’est pas jouée pour être écoutée mais bel et bien pour être aimée.

A écouter : Grigori Sokolov, the Salzburg Recital,
Deutsche Grammophon, 2015

Laurent Pfaadt