Lang Lang secoue l’auditorium

LangLangConcert renversant du prodige chinois 

Véritable star de la musique classique, Lang Lang était à Bordeaux pour un concert exceptionnel. Le prodige chinois qui a dédié son concert aux victimes des attentats de Paris présentait un programme où se côtoyaient quelques-uns des plus grands génies du piano,Tchaïkovski, Bach et Chopin que le soliste a gravé sur CD au printemps dernier (Sony Classical).

Avec les Saisons du compositeur russe, Lang Lang a attaqué tambour battant avec des rythmes déconcertants frisant parfois le jazz. Un carnaval enlevé, une chasse oppressante, le pianiste a très vite imprimé sa marque en faisant état de son incroyable technique qui fait de lui l’une des solistes les plus doués de sa génération. Seulement interpréter n’est pas jouer et le prodige, malgré quelques rares moments de grâce notamment dans la troïka a souvent été emporté par sa fougue même s’il convient de rappeler que le programme était tout sauf une berceuse.

Si le brio s’est fait un peu attendre, le public a ensuite été plus que servi. Avec Bach, Lang Lang a pu mettre son incroyable énergie au service du concerto italien qui exige rythme et précision. Dans cette œuvre qui se veut un hommage du kantor à Vivaldi, le pianiste avança presque en terrain conquis avec une déconcertante facilité alors que nombreux ont été ceux qui ont buté devant la difficulté de la partition. Passant aisément d’un rythme percutant qui permit l’exaltation du brio à un second mouvement andante qui constitua à n’en point douter l’apothéose de cette soirée, Lang Lang emporta une salle déjà conquise.

Restait au prodige de porter l’estocade avec Chopin et ses Scherzos, ces pièces que le pianiste Alfred Cortot a comparé à des danses enfiévrées. Lang Lang a suivi à la lettre la consigne du compositeur c’est-à-dire con fuoco, avec feu. Lang Lang était là dans son élément, laissant exploser sa puissance extraordinaire qui se combina à merveille avec le rythme enlevé, presque diabolique de ces pièces notamment dans les staccatos.

On retrouva l’extraordinaire interprète de Chopin que Lang Lang a toujours été, entrant à chaque fois avec émotion et intensité dans cette noirceur chopinienne.

Le pianiste, emporté par sa fougue, mit un certain temps à s’en
remettre, et acclamé par un public ravi, venu assister aussi bien à un concert qu’à une performance, il lui offrit un bis. Le feu coulait
encore dans ses doigts lorsqu’il délivra la gymnopédie de Satie.
C’était le feu sacré du génie….

Laurent Pfaadt

Manifeste de plomb

ItalieRéquisitoire sévère de Rosette Loy sur 25 ans de l’histoire contemporaine de l’Italie 

C’est une sourde colère en même temps qu’une déception, un désespoir. De ces sentiments que ne ressentent que les amants, à la mesure de leur amour consumé et de la passion dévorante qui s’est éteinte, et qui est devenue haine. « Aujourd’hui encore, je voudrais fermer les yeux et les effacer. Oublier ce visage marqué, humilié par la souffrance et la résignation ». Ces mots, écrits le 16 mars 1978 lors de l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges, traduisent de manière plus générale, le sentiment qui se dégage de cet ouvrage à propos de l’Italie.

Voilà à quoi ressemble le dernier livre de l’écrivaine Rosette Loy, figure reconnue et incontestée des lettres italiennes. A plus de 80 ans, l’auteur des Routes de poussière porte un jugement sévère sur les vingt-cinq années qui séparent l’attentat de la piazza Fontana à
Milan en 1969 de l’arrivée au pouvoir de Silvio Berlusconi en 1994. Durant cette époque qui a vu la mafia ravager l’économie d’un pays jusqu’à le rendre exsangue, une classe politique se décrédibiliser avant d’ouvrir, après l’opération Mains propres, la route du pouvoir au patron d’un empire médiatique, ce « loup prêt à mordre à pleines dents et en toute impunité l’Italie » selon Rosetta Loy et une péninsule se draper dans son manteau sanglant, celui du terrorisme, l’auteur ne ménage pas ses mots contre ces hommes qui ont conduit le pays à l’abîme.

C’est un brûlot maculé de sang qui se lit comme un journal tenu au jour le jour. Ce sang, ce poison qui coule de chaque page est celui des hommes qui ont tenté parfois en vain mais toujours en payant le prix de leur vie, de sauver ce pays merveilleux : le préfet Carlo Alberto Della Chiesa ou les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino,
victimes de la pieuvre. Les souvenirs de l’auteur gravent dans nos mémoires des images indélébiles comme la pendule figée à 10h25 dans la gare de Bologne en 1980 après l’attentat qui coûta la vie à 85 personnes.

D’autres figures émergent de ce requiem : Toto Riina, parrain de la mafia arrêté en 1993, Pier Paolo Pasolini dont le meurtre demeure encore une « plaie ouverte » pour l’Italie ou Aldo Moro, président du conseil italien enlevé par les Brigades rouges en 1978 et dont la réclusion hante toujours Rosetta Loy. Car, au fil des pages en suivant ce cortège d’ombres, se dessine cette impunité qui a broyé tout un pays et qui a été sciemment entretenue selon l’auteur par une classe politique corrompue par le crime organisé.

Très documenté,  l’ouvrage n’est certes pas un livre d’historien mais, en portant le jugement qui est le sien, celui d’un écrivain engagé, armée de la colère littéraire qui est la sienne, Rosetta Loy contribuera très certainement à changer l’histoire future de ce grand pays qu’est l’Italie et à faire taire le fameux dicton : « qui vit d’espoir, meurt en chantant ».

Rosetta Loy, L’Italie entre chien et loup, un pays blessé à mort
(1969-1994)
, Seuil, 2015

Laurent Pfaadt

Une comédie divine

David Foster WallaceLe roman culte de David Foster Wallace enfin
traduit

Il a mis près de vingt ans à traverser l’Atlantique.
Infinite Jet traduit sous le titre d’Infinie Comédie pour reprendre le mots d’Hamlet est enfin accessible aux lecteurs français. Si l’attente a été longue, c’est aussi parce que David Foster Wallace est inconnu dans notre paysage littéraire alors qu’aux Etats-Unis, il est, au coté des Hemingway,
Faulkner ou Roth un écrivain culte. Les grands noms actuels des lettres américaines, de Jeffrey Eugenides à Jonathan Franzen, ne jurent que par lui. Il faut dire qu’outre ses qualités littéraires qui sont immenses, l’homme a cultivé son image atypique de professeur vénéré doublé d’un tempérament angoissé qui devait d’ailleurs le conduire au suicide en 2008 après avoir connu la gloire littéraire.

Avec son Infinie Comédie, monumentale somme littéraire de plus de mille pages qui résonne à la postérité comme un testament littéraire, Foster Wallace a inscrit son nom dans l’immortalité de la littérature au coté des plus grands. Dans un décor qui prend les formes de l’anticipation et de la satire, Foster Wallace imagine une société où la notion d’Etat-nation a vécu pour laisser la place à une sorte de conglomérat nord-américain. La société de consommation, la tyrannie des médias et de la télé-réalité règnent sans partage sur une population complètement lobotomisée. Mais, parmi cette dernière, quelques humains – doit-on encore les appeler ainsi ? – tentent de survivre en cultivant  leur esprit indépendant. C’est le cas de la famille
Incandenza dont l’un des fils est un prodige du tennis comme d’ailleurs Wallace qui faillit embrasser une carrière professionnelle. Or, cette famille détient un film expérimental qui n’est autre que l’arme de destruction massive du système.

Dans ce roman qui ressemble à un cathédrale, la construction narrative importe autant que les messages que le texte porte et dévoile au fur et à mesure du récit. L’utilisation de langages différents, empruntés à divers jargons, la syntaxe et l’orthographe maniés tels des messages publicitaires forment un style particulièrement percutant. Les différents personnages quant à eux se répondent ainsi d’un bout à l’autre de l’ouvrage, formant de vastes échos.

L’Infinie Comédie est également une violente charge contre toutes les formes de contrôles liberticides qu’ils soient explicites et assumés ou implicites comme par exemple dans ces addictions à l’alcool, à la drogue ou au sexe qui anihilent l’esprit humain et le prive de sa liberté. Ce système, comme d’ailleurs tous les systèmes fabriquent ses mythes fondateurs selon l’adage « plus c’est gros et plus ça passe ».
Personne ne questionne, personne ne doute. Les masses sont manipulées et acceptent sans ciller la nouvelle idéologie. On sort alors du terrain de l’anticipation pour revenir dans notre histoire récente, du nazisme et du communisme jusqu’aux idéologies économistes avec un brin d’amertume dans la tête.

Foster Wallace affirme ici clairement sa filiation avec les grands écrivains de l’entre deux-guerres qui ont traité de l’isolement de l’âme humaine, qu’il s’agisse de Kafka qu’il vénérait ou d’Orwell. Car, le message est bien là : le divertissement et la compétition ne sont que les masques de la dépendance, de la dépolitisation et de l’absence de la faculté de juger réduite ici à néant. Même l’ironie, arme merveilleuse de la liberté de penser est bannie, éliminée. Au final, l’Infinie Comédie est le grand roman contemporain de la liberté, toujours en péril, toujours attaquée. Cette liberté qui ne veut pas mourir et se cache dans les recoins les plus inattendus de la société et chez les êtres les plus improbables. Au final, le livre est une quête magistrale de la liberté, cette quête qui fait la force des grands romans auquel appartient indiscutablement l’Infinie comédie.

David Foster Wallace, L’Infinie Comédie, Editions de l’Olivier, 2015.

Laurent Pfaadt

Un Schumann endiablé

COE © Werner Kmetisch
COE © Werner Kmetisch

Le compositeur allemand était à l’honneur de
plusieurs concerts au Concertgebouw
d’Amsterdam 

On aurait bien volontiers donné notre âme au diable pour assister à un concert dans cette salle mythique de la musique européenne. On ne compte plus les compositeurs, chefs et autres solistes qui sont passés par cet endroit et y ont laissé un souvenir
impérissable. C’est le cas notamment de Bernard  Haitink,  chef de légende qui a longtemps présidé aux destinées du Royal
Concertgebouw d’Amsterdam et qui revient sur les terres de ses exploits d’antan à la tête de l’un de ses orchestres favoris, le Chamber Orchestra of Europe et son timbre si brillant et rafraîchissant.

Les grands orchestres ont tendance soit à ménager Schumann, soit à en faire un monstre rugissant. Rien de tout cela avec le COE dont on a encore à l’esprit l’interprétation singulière des symphonies de Schumann au côté de Nézet-Seguin et gravé sur le disque (DG, 2014). Avec l’Ouverture, Scherzo et Finale, pièce rarement jouée, l’orchestre a délivré un Schumann incisif qui a su parfaitement traduire cette angoisse romantique qui animait le compositeur. Sorte de cheval lancé dans la nuit, il a fallu toute la maîtrise d’Haitink pour éviter qu’il ne s’emballe.

Isabelle Faust n’a pas hésité un seul instant lorsqu’elle s’est agie de conclure un pacte avec ce diable de Schumann. Le concerto pour
violon composé en 1853 pour Joseph Joachim ne compte pas forcément parmi les grands réussites du compositeur mais la soliste a montré, après l’avoir gravé sur le disque, que la magie de la musique peut parfois venir à bout de tous les a priori. Entrée tout en douceur dans la pièce, Isabelle Faust traversa avec brio ce concerto, dialoguant notamment tendrement avec les vents. Puis, dans le second mouvement frissonnant de beauté, la soliste est soudain devenue le prolongement de l’orchestre qui, sous la baguette de son chef inspiré, à absorber ce souffle magnifique pour le restituer de la plus belle des manières.

Cet envoûtement devait trouver son apothéose sur le Rhin avec la troisième symphonie dite rhénane du maître de Zwickau. Avec
Haitink, ça sonne juste. Il n’y a pas d’emphase, pas de violence. Juste un sentiment de puissance rassurante où les équilibres sonores sont maintenus et exaltés. Ainsi, en laissant respirer les vents qui peuvent donner toute leur mesure, les cordes impriment un rythme qui alterne au gré des reflux du fleuve, tantôt joyeux comme dans le final du 2e mouvement, tantôt tumultueux. Le 3e mouvement, d’une incroyable beauté, sonnait comme le destin d’une histoire oubliée qui nous était contée.

Un final tout en contrastes acheva de prolonger un sortilège qui fit longtemps son effet.

Laurent Pfaadt

Le baroud de déshonneur du Troisième Reich

ArdennesAprès Berlin et Stalingrad, Anthony Beevor signe un nouveau livre de référence sur la bataille des
Ardennes.

La première question qui nous vient à l’esprit avant même d’ouvrir l’ouvrage est celle-ci : la bataille des
Ardennes aurait-elle pu changer le cours de la guerre ? Anthony Beevor, auteur désormais mondialement connu et spécialiste émérite de la
seconde guerre mondiale, répond sans hésiter : non.

Avec le style enlevé qui est le sien et qui a fait le succès de ses livres précédents, Anthony Beevor plonge dans cet hiver glacial entre décembre 1944 et février 1945 où la Wehrmacht, alors en pleine déconfiture sur le Front de l’Est, tente de barrer la route de l’Allemagne aux forces Alliés débarquées six mois plus tôt sur les plages de Normandie. Grâce à une accalmie à l’Est, Hitler regroupe ses forces et lance le 16 décembre 1944 la fameuse contre-offensive des Ardennes.

Les Alliés, qui ont sous-estimé l’attaque, sont vite débordés et, pendant plusieurs jours, affrontent une Wehrmacht galvanisée, aidée par les meilleures unités de la SS qui profite d’une couverture aérienne défaillante. Mais l’auteur montre bien qu’avant d’être une quasi-victoire allemande, la bataille des Ardennes faillit surtout être une quasi-défaite des Alliés car « l’effet de surprise avait joué, mais il n’avait pas provoqué du côté américain l’effondrement du moral escompté ».

La percée allemande des premiers jours de l’offensive a surtout mis en lumière les dysfonctionnements du camp allié notamment en matière de renseignement. Anthony Beevor explique d’ailleurs en détail les dissenssions au sein de l’état-major qui allaient conduire à une rupture durable dans l’unité du camp occidental.

Le grand attrait de l’ouvrage montre aussi bien la guerre dans les états-majors, en cela la présence de cartes nous permet de suivre jour après jour et parfois heure après heure les grandes manœuvres des armées et leurs conséquences stratégiques. Mais l’auteur nous emmène également au coté des hommes de part et d’autre de la ligne de front en compagnie du commandant SS Joachim Peiper ou de Kurt Vonnegut, le futur grand écrivain de science-fiction qui servit dans le 423e régiment d’infanterie de l’armée américaine.

La bataille des Ardennes resta également dans les mémoires ses crimes de guerre ayant, à cette occasion, « atteint un degré de sauvagerie sans précédent sur le front Ouest ». L’auteur n’omet pas les exactions des troupes allemandes notamment à Malmédy mais il relate également les massacres de prisonniers allemands par des soldats américains assoiffés de vengeance et qui furent couverts par leur hiérarchie militaire.

Grace à son style narratif très vivant appuyé sur une solide documentation parfois inédite et sa capacité à aborder la guerre à hauteur d’homme pour une meilleure compréhension des enjeux, l’ouvrage d’Anthony Beevor constitue la réréfence de cette bataille qui fut le dernier soupir d’un monstre agonisant.

Anthony Beevor, Ardennes 1944 : le va-tout de Hitler, Calmann-Lévy, 2015

Laurent Pfaadt