Les samouraïs, entre mythe et réalité

Essais, romans, mangas évoquent la figure du guerrier japonais

S’il est un élément qui caractérise la culture japonaise, c’est bien celui du samouraï. Son image est tellement ancrée dans notre imaginaire collectif qu’il a inspiré quelques-uns de nos mythes modernes et une culture pop représentée notamment par la guerre des étoiles. Bien que s’inscrivant dans une histoire à travers ses différentes époques (Togukawa, Sengoku, Genpei, etc.), Julien Peltier, certainement l’un de nos meilleurs connaisseurs de ces guerriers jugés protéiformes, a pris le parti dans son brillant ouvrage de débarrasser le guerrier japonais de ses oripeaux mythiques et d’en montrer ses mues successives. 


A l’origine, le samouraï tire son nom du mot « servir » et ne fut appelé ainsi qu’à partir de la période Togugawa allant de l’an 1600 à la restauration Meiji (1867-1868). Pour autant, cette fascination apparaît quelque peu tronquée par des mythes qui, aujourd’hui encore, ont la vie dure. Julien Peltier décortique ainsi ces derniers comme par exemple celui du sabre qui ne s’imposa que tardivement aux dépens de l’arc longtemps privilégié car les samouraïs rechignèrent au combat au corps-à-corps avant le XVIe siècle, ce moment où les armes changèrent et où se modifièrent les armures qui aujourd’hui désignent le samouraï au premier coup d’œil. 

Le XVIe siècle fut aussi ce moment où une nouvelle mythologie du samouraï s’élabora avec l’agrégation de mythes connexes comme celui de la cérémonie du thé, outil d’ascension sociale et instrument de pouvoir. C’est aussi à cette époque qu’intervint un personnage majeur dans l’histoire des samouraïs car Julien Peltier n’oublie pas dans son livre de nous raconter une histoire du Japon à travers les figures de ses illustres guerriers : Toyotomi Hideyoshi dit le Singe « considéré comme le père fondateur du Japon moderne, dont ses successeurs reprendront à leur compte la plupart des réformes » selon l’auteur et qui va non seulement se hisser jusqu’au sommet du pouvoir mais également domestiquer les samouraïs en échange de privilèges de classe. Avec Ode Nobunaga, Tokugawa Ieyasu, Toyotomi Hideyoshi demeura l’une des grandes figures du Japon moderne, l’un des « trois fondateurs de l’État japonais, les Sandai Usho » selon Richard Collasse (Dictionnaire amoureux du Japon, Plon). Sa figure allait ainsi inspirer bon nombre d’écrivains japonais et notamment Ryotaro Shiba, sorte d’Alexandre Dumas japonais, qui en fit le héros de l’un des plus grands romans historiques de l’archipel.

Suivront les rônins, ces justiciers marginaux, chevaliers errants redresseurs de torts. Ce dernier, sans maître ni seigneur, fait ainsi « figure d’homme libre au sein d’une société étroitement corsetée par le régime militaire qui entend régir, au nom d’une garantie de concorde, la vie quotidienne de ses administrés jusque dans ses moindres détails » pour Julien Peltier et séduit aujourd’hui de jeunes générations éprises de justice et de liberté.

Bien évidemment samouraïs et rônins n’ont pas manqué d’inspirer au Japon comme en Occident, films, romans, bandes dessinées et mangas. Au cinéma, il est vite devenu un genre particulier incarné par Akira Kurosawa qui donna ses lettres de noblesse aux samouraïs en les imprégnant de culture western et de littérature européenne allant de Shakespeare à Dostoïevski dans des films comme Rashomon récompensé par le lion d’or à la Mostra de Venise (1951), Ran, adaptation japonaise du roi Lear d’une beauté inouïe et Kagemusha, palme d’or à Cannes en 1980. Kagemusha, l’ombre du guerrier raconte ainsi l’épisode de la mort du chef du clan Takeda cachée aux membres de ce dernier. Un Takeda remplacé par un sosie après avoir été défait à la bataille de Tenmokuzan en 1582 par Togugawa Ieyasu, vainqueur dix-huit ans plus tard, en 1600, de la bataille de Sekigahara, considérée comme la plus grande bataille de samouraïs et raconté magistralement par Julien Peltier dans son livre plein de rythme et de fougue mais également par l’écrivain Ryotaro Shiba en 1966.

L’œuvre de ce dernier permit après la seconde guerre mondiale de réintégrer les samouraïs, trop longtemps restés attachés à une vision passéiste et nationaliste qui s’était compromise avec la guerre. « Jusqu’aux derniers feux de la guerre du Pacifique, le fantasme d’un code d’honneur du guerrier japonais, dans sa version pervertie de surcroît, servira de prétexte au fanatisme le plus aveugle » écrit Julien Peltier. Pour autant, la bataille de Sekigahara « bruit également du chant du cygne qu’entonnent malgré eux les guerriers de jadis. Car rien ne sera plus jamais comme avant » toujours selon Julien Peltier. Et lentement jusqu’à la révolution Meiji, les samouraïs se marginalisèrent avant de disparaître et d’entrer durablement dans une culture du souvenir des temps glorieux du Japon.

Le regain de fascination pour la culture japonaise dans les années 80-90 notamment avec l’arrivée en Europe des premiers mangas et de leurs adaptations télévisuelles relança l’attrait pour les samouraïs tant dans la bande dessinée avec par exemple la très belle série Samuraï de Jean-François Giorgio et Cristina Mormile (Soleil) que dans le manga avec l’incroyable Habitant de l’infini Bakumatsu. Dans les deux cas, Takeo dans l’un et Manji dans l’autre, BDs et mangas offrent aux jeunes lecteurs une incroyable plongée dans l’univers des samouraïs entre action et combats tout en leur proposant des modèles aux valeurs axées sur la défense des plus faibles ainsi que la mise en valeur de figures féminines. Ces œuvres contemporaines, en insistant sur la figure d’un rônin indépendant permettent enfin de parachever cette « quête d’humanisation » du samouraïselon les mots de Julien Peltier.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Julien Peltier, Une autre histoire des samouraïs: Le guerrier japonais entre ombre et lumière, Perrin, 368 p. 

Du même auteur, Sekigahara, la plus grande bataille de samouraïs, Alpha poche, 332 p.

Ryotaro Shiba, Hideyoshi, seigneur singe, éditions du Rocher, 580 p.

Richard Collasse, Dictionnaire amoureux du Japon, Plon, 1312 p.

Jean-Francois Di Giorgio, Cristina Mormile, série Samuraï Origines et Samuraï dont le T16, le sabre des Takashi, éditions Soleil, 52 p vient de paraître.

Hiroaki Samura, L’Habitant de l’infini, Nouvelle édition 1 et 2, Casterman, 448 et 464 p.

le café sans nom

Vienne et ses cafés. Le Museum que fréquentèrent Léo Perutz, Gustav Klimt ou Robert Musil, le Café central qui vit Trotski et le Braunerhöf où Thomas Bernhardt aimait écrire. Celui dans lequel nous convie Robert Seethaler auteur d’Une vie entière (2015) et du Tabac Tresniek (2014) ne porte pas de nom et n’a pas accueilli de célébrités. Il est plutôt à l’abandon. Robert Simon, journalier dans un marché de la ville, décide alors de lui redonner vie. Il ne portera pas de nom. Finalement, cela tombe sous le sens, au regard de ces anonymes qui vont et viennent. 


Dans cette Vienne encore défigurée par la seconde guerre mondiale, chacun vient alimenter la nouvelle écume des jours, celle qui couronne le petit noir et la pils, celle qui magnifie ces personnages à la Zola qui viennent s’accouder au zinc ou s’affaler sur les chaises et raconter leurs vies. Avec cette natte magnifiquement tressée par la prose toujours aussi belle et qui réchauffe comme un poêle à charbon, Robert Seethaler livre assurément l’un de ses plus beaux livres.

Par Laurent Pfaadt

Robert Seethaler, le café sans nom, traduit de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes et Herbert Wolf
Chez Sabine Wespieser, 248 p.

Les Régicides

A Londres, vous êtes certainement arrivés trop tard pour voir tomber la tête du roi Charles Ier d’Angleterre, coupée par les partisans d’Oliver Cromwell. Mais voilà que les régicides se retrouvent à leur tour pourchassés dès la restauration monarchique. Cet épisode majeur de l’histoire britannique n’avait pas encore eu la visite de Robert Harris, l’un des maîtres du roman historique et auteur, entre autres, de l’inoubliable Fatherland, de Munich ou de D consacré à l’affaire Dreyfus.


Voilà chose faîte avec son nouveau roman, Les Régicides, nom donné à ces hommes qui participèrent à l’exécution de Charles Ier. Le nouveau roi, Charles II, est bien décidé à se venger de ceux qui ont assassiné son père, onze ans plus tôt, et notamment des colonels Edward Whalley et William Goffe. Il charge Richard Nayler de retrouver ces régicides en les pourchassant s’il le faut jusqu’au bout du monde. D’autant que Nayler a des raisons toutes personnelles de s’acquitter de cette tâche.

En utilisant la grande histoire pour en faire un roman entre Dumas et le thriller, Robert Harris réussit une fois de plus à faire coup double : celui de nous faire aimer l’histoire – y compris l’histoire anglaise ! – et de nous plonger dans une incroyable course-poursuite faîte de nombreux rebondissements. Une histoire de vengeance particulièrement savoureuse.

Par Laurent Pfaadt

Robert Harris, Les Régicides, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Anne-Sylvie Homassel
Chez Belfond, 560 p.

Le coeur de l’Islam

Il y a 750 ans disparaissait Rûmi, l’un des grands maîtres du soufisme

La foule a dû être particulièrement nombreuse ces jours-ci à Konya. C’est dans cette ville du sud de la Turquie qu’est mort, il y a 750 ans, le 17 décembre 1273, Jalal ud Din Rûmi, principal représentant de l’un des grands courants de l’Islam, le soufisme. Une ville qui vit passer le pharaon Ramses ainsi que l’apôtre Paul et qui, selon Éva de Vitray-Meyerovitch (1909-1999), première femme à enseigner la philosophie comparée à l’université Al-Azhar du Caire dans les années 1950 et traductrice en français du Mathnawi de Rûmi, demeure « un de ces hauts lieux qui semblent voués depuis la nuit des temps  à un extraordinaire destin ». Aujourd’hui alors que l’attention du monde occidental, par méconnaissance ou à des fins politiciennes, se focalise sur les courants fondamentalistes de l’Islam, notamment le wahhabisme et le salafisme, le soufisme mérite d’être mieux connu et apprécié.


Manuscrit du Mathnawi de Rûmi datant de l’époque timouride

Le soufisme tire son nom sans certitude d’ Ahl al-soufa, « les gens du banc » en référence à ceux qui vivaient dans la mosquée du Prophète à Médine et s’il n’a été formalisé qu’en 1766, il se définit comme une voie mystique de l’Islam où l’être, dépouillé de tout égo et à l’âme purifiée face à son créateur, accéderait à l’amour de Dieu par les arts, en particulier la musique et la poésie. Les manifestations les plus connues de ce chemin vers l’amour sont celles des derviches tourneurs, confrérie fondée par Rûmi et pratiquant la sama, cette danse typique, qui furent pendant longtemps des mendiants et des marginaux suscitant la méfiance et le rejet de musulmans plus rigoristes. De plus, les soufis restent persuadés que le Coran possède deux niveaux d’interprétation : celui qu’on lit appelé zahir et celui caché, métaphysique – le batin – vénéré également par les chiites, l’autre grande famille des musulmans avec les sunnites (tenants de la tradition ou sunna). « Si tu ne trouves pas la compagnie d’un homme sage, prends de moi ce qui me vient de mon père et de mes ancêtres. Choisis mon maître Rûmi comme compagnon de route, afin que Dieu t’accorde le désir et la ferveur ; car Rûmi distingue et connaît l’écorce et le noyau » écrivit ainsi Muhammad Iqbal (1877-1938), poète et philosophe soufi considéré comme le père spirituel du Pakistan et dont la pensée  popularisée en France par Éva de Vitray-Meyerovitch reparaît aujourd’hui. Tout au long de son histoire, le soufisme fut ainsi formalisé par quelques grands maîtres comme Abu Hamid Al-Ghazali (1058-1111), auteur du célèbre Revivification des sciences religieuses ou Ibn Arabi (1165-1240) et se retrouve dans un certain nombre d’ouvrages notamment le fameux traité du soufisme d’Abu Bakr al-Kalabadhi (+990) et La conférence des Oiseaux de Farid Al-Din Attar (1145-1190/1229)

Mausolée de Rûmi à Konya

Malgré un certain nombre d’idées reçues Rûmi n’a pas été le fondateur du soufisme mais l’une de ses figures tutélaires. Né en 1207 dans l’actuel Afghanistan, alors partie de l’empire perse, Rûmi fut le sheikh de la communauté religieuse de Konya, une sorte de maître-éducateur religieux. Sa rencontre avec un  derviche errant le poussa vers une forme de mysticisme produisant les premières sohbet (conversations mystiques) qui allaient former une partie de son œuvre conséquente qui comporte également plaisanteries, poèmes allégoriques et extatiques de plus de cinquante mille vers formant le Mathnawî et de nombreux contes regroupés dans le célèbre Mesnevi qui abordent sous la forme de 424 histoires allégoriques de nombreuses questions de la vie qu’elles soient morales ou religieuses. « L’oeuvre de Rûmi est fondamentalement celle d’un poète mystique, musulman et soufi. On pourrait la résumer en une métaphore unique qu’il utilise abondamment, celle du papillon nocturne, attiré inexorablement par la lumière et qui se jette dans la flamme de la chandelle. Cette image signifie  l’idéal de la fusion en Dieu dont rêve Rûmi » estime ainsi Jacques Deregnaucourt qui signe la préface de L’essentiel de Rûmi (Almora). 

Aujourd’hui Rûmi est considéré comme un saint et le soufisme séduit de nombreux adeptes dans le monde musulman mais également en Europe et aux Etats-Unis où son mysticisme qui accorde une place importante à la méditation offre des réponses à la fois à la quête de sens qui traverse les sociétés européennes et constitue une alternative positive aux courants intégristes de l’Islam.

Par Laurent Pfaadt

Pour découvrir le soufisme et sa philosophie, Hebdoscope vous conseille :

L’essentiel de Rûmi anthologie réalisée par Coleman
Chez Almora éditions, 448 p., qui constitue une bonne introduction

Éva de Vitray-Meyerovitch, Rûmi et le soufisme, collection sagesse
Aux éditions Points, 192 p.

On pourra ensuite poursuivre avec quelques textes fondamentaux comme Le Mesnevi, recueil de contes écrits par Rûmi (Albin Michel), Le traité du soufisme d’Abu Bakr al-Kalabadhi (Actes Sud, Babel) et Le livre de l’Eternité de Muhammad Iqbal (Libretto).

L’invasion du Japon qui se profile se promet d’être un bain de sang terrible

Ivan Cadeau est chef du bureau Doctrine, opérations et renseignement au Service historique de la Défense. Spécialiste des guerres d’Indochine et de Corée, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont cet Okinawa 1945, dans la collection Champs de bataille. Pour Hebdoscope, il revient sur cette dernière grande bataille de la seconde guerre mondiale.


1- Dans quel contexte s’inscrit la bataille d’Okinawa ?

Au printemps 1945, les Américains sont aux portes du Japon et la conquête d’Okinawa représente le dernier tremplin avant l’invasion des îles principales. Conscients de ne pouvoir remporter la victoire, les Japonais espèrent infliger des pertes insupportables à l’adversaire pour le dissuader dans son entreprise. Il s’agit alors de contraindre Washington à négocier et à sauvegarder les institutions impériales. 

2- Comment expliquer le nombre importants de victime civiles, entre 100 à 150 000 morts ?

Les pertes dramatiques enregistrées par les populations civiles okinawaïennes peuvent s’expliquer par trois facteurs. En premier lieu, les habitants de l’île sont réquisitionnés pour participer aux défenses établies par l’armée japonaise, une réquisition qui concerne les jeunes collégiens mais également les hommes âgés. Dans l’accomplissement de leur mission, beaucoup sont tués. En second lieu, l’exiguïté du champ de bataille et l’imbrication entre militaires et civils font que des milliers sont victimes des bombardements américains. Enfin, et c’est là une particularité majeure de la bataille, nombreux sont les militaires japonais à vouloir lier ces populations au sort de la 32e armée. Comme toute idée de reddition est inacceptable, ils obligent des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à se suicider, lorsqu’ils ne les assassinent pas eux-mêmes parfois.

3- La férocité des combats notamment de la part des défenseurs japonais traduit elle le chant du cygne du militarisme japonais porté à son paroxysme et qui n’a fait que s’intensifier depuis l’entre-deux-guerres ?

La combativité extrême et le taux de pertes élevés chez les soldats japonais s’inscrivent dans la tradition de l’armée impériale et reflètent ses doctrines, son code d’honneur et la formation donnée aux militaires, en même temps que la formidable pression sociale et familiale qui existe dans la société nippone et qui pèse sur les combattants. En effet, leur comportement au feu ou les circonstances de leur mort sont connus « à l’arrière », au village ou dans leur quartier, et explique le peu de prisonniers faits par les troupes américaines. Il ne faudrait toutefois pas voir dans l’issue de la bataille de changements majeurs (même si le nombre de prisonniers est plus élevé qu’ailleurs) après la bataille ; pour les autorités militaires, Okinawa constitue certes une défaite supplémentaire, mais il reste des millions d’hommes sous les armes et l’invasion du Japon qui se profile se promet d’être un bain de sang beaucoup plus terrible encore.

4- Les Japonais avaient ils conscience que la survie de leur régime, de leur mode de vie se jouait à ce moment ? Est-ce pour cela que l’on a également dénombré un nombre important de suicides ?

Il existe plusieurs courants au sein de l’appareil politico-militaire, comme de la population japonaise. Certains sont conscients que la guerre est perdue depuis longtemps quand d’autres estiment pouvoir durer en attendant un miracle, la fameuse « bataille décisive » qui renverserait le cours de la guerre. Il y a également nombre de soldats, à tous les niveaux qui évoluent dans une sorte de déni de la réalité et dont le système de pensée refuse toute idée même de défaite ou de négociations. Quant au nombre de suicides, il est courant chez les militaires depuis la défaite d’Attu, dans les Aléoutiennes, en mai 1943 où la mort est préférable au déshonneur du statut de prisonniers. Les suicides de civil se répandent eux à l’été 1944, à Saipan et à Tinian, dans les Mariannes du Nord où, conditionnés par l’armée impériale, les habitants sont invités à se donner la mort pour échapper, là-aussi, au déshonneur.

5- Les lourdes pertes enregistrées lors de la bataille ont-elles fait pencher la décision d’utiliser quelques mois plus tard la bombe atomique plutôt que d’opter pour l’invasion terrestre du Japon ?

La décision d’utiliser l’arme atomique sur le Japon répond à un ensemble de facteurs et de considérations de la part de l’administration américaine. Les pertes terribles enregistrées par l’armée américaine en sont une. Le 18 juin 1945, quelques jours avant la fin de la bataille d’Okinawa, le président Truman déclare ainsi ne pas vouloir faire « Okinawa d’un bout à l’autre du Japon ». Pour les responsables américains, l’objectif est d’employer l’arme atomique le plus tôt possible, pensant – à tort – que le feu nucléaire pourrait seul faire plier le Japon. On sait désormais que l’entrée en guerre de l’Union soviétique et le début de l’invasion de l’armée rouge décide l’empereur Hiro Hito à accepter la capitulation sans condition.

Interview par Laurent Pfaadt

Pour connaître l’état d’esprit des deux camps et s’immerger un peu plus dans la guerre du Pacifique, Hebdoscope vous recommande :

Haruko Taya Cook, Theodore F.Cook, Le Japon en guerre (1931-1945), traduit par Danièle Mazingarde, coll. Tempus
Aux éditions Perrin, 768 p. 

Recueillant soixante-neuf témoignages d’acteurs du conflit (paysans, soldats, artistes et femmes), le livre dresse un portrait d’une société japonaise en armes. Ces témoignages à la fois édifiants et bouleversants donnent un livre d’une importance capitale pour comprendre l’état d’esprit des Japonais. « Nous savions que, si nous étions capturés, ils nous tailleraient en morceaux (…). Les femmes seraient violées. C’est pour ça que nous nous suicidions , pour éviter d’être pris par l’ennemi » raconte Kinjo Shigeaki, enfant à l’époque.

Eugène B. Sledge, Frères d’armes, traduit par Pascale Haas et préfacé par Bruno Cabanes, coll. Tempus
Aux éditions Perrin, 576 p. 

Le récit de ce marine qui participa aux batailles de Peleliu (1944) et d’Okinawa (1945) a un petit côté Spielberg. « Nous vivions dans la peur constante de mourir ou d’être mutilés. Mais l’idée d’être encerclé et blessé sans pouvoir me défendre me glaçait jusqu’au fonde l’âme » écrit ainsi Eugène Sledge. Pour en savoir plus, mon article : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/selection-poches/ 

Il était une nouvelle fois dans l’ouest 

Avec son livre Soazig Villerbu dépoussière notre connaissance du Far West

N’en déplaise à John Dutton et à ses ancêtres luttant contre tous ceux qui veulent le déposséder de ses terres et les transformer en espace mercantile, le parc de Yellowstone, titre également de la série à succès sur Paramount +, fut d’abord créé en 1872 « pour le plaisir des touristes qui auraient les moyens de s’y rendre : la bourgeoisie blanche » selon Soazig Villerbu, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Limoges et spécialiste de l’Ouest nord-américain dans un livre qui devrait faire date. Car non seulement Yellowstone a été pensé dans un esprit commercial mais surtout le parc s’est fait au détriment de ses premiers habitants, les Indiens Shoshones et Bannocks.


Libéralisme économique et génocide, voilà les deux colt dégainés par notre auteure dans ce livre en forme de règlements de compte à OK Corral avec les mythes de la conquête du Far West. Car rien n’était écrit d’avance, surtout pas par Soazig Villerbu qui disert intelligemment sur les guerres indiennes destinées à « venir à bout des populations autochtones », sur les Rocheuses à la fin du XIXe siècle et bien évidemment sur ces cowboys et fermiers qui façonnèrent le mythe. Entre commerce, négociations,  massacres et ruses, rien n’échappe à l’analyse de notre professeure transformée en justicière de l’histoire.

L’autre grande plus-value du livre est bien évidemment d’élargir la focale à l’ensemble du continent nord américain en y incluant le Mexique et le Canada car le soft power américain a vite fait de réduire cette histoire de la frontière aux seuls États Unis. Une frontière sur le point d’être, une nouvelle fois, franchie. 

Par Laurent Pfaadt

Soazig Villerbu, Nouvelle histoire de l’Ouest, Canada, Etats-Unis, Mexique (fin XVIIIe-début XXe siècle)
Passés composés, 416 p.

Eternel Japon

Plusieurs publications mettent en valeur la civilisation japonaise

Le Japon fascine toujours autant. Pourtant, il reste encore, aux yeux de l’Occident, méconnu. Pour s’immerger dans la culture japonaise et y voir un peu plus clair, rien de tel que d’entrer dans le dictionnaire amoureux du Japon de Richard Collasse. L’ouvrage de la collection des dictionnaires amoureux de Plon évoque aussi bien le réalisateur Akira Kurosawa que le Sakura qui « de tous les fantasmes que suscite le Japon, celui du cerisier en fleur, est sans doute le plus ancré dans l’esprit du commun des mortels » en passant par les Shotengai, ces allées commerçantes formant des agoras sociales et le Kyotographie, le premier festival international de photographie au Japon, permet ainsi de découvrir une société complexe, fascinante et parfois déconcertante.


A l’origine, le Japon fut une île de chasseurs-cueilleurs. C’est ce que montre parfaitement le nouveau volume fascinant de la collection des Mondes anciens de Belin. Se fondant sur les dernières découvertes archéologiques, leurs auteurs, Laurent Nespoulous et Pierre François Souyri estiment que les premiers signes d’une activité humaine dans l’archipel remonteraient à 38 000 ans avant J-C. Ces premiers chasseurs-cueilleurs nomades se regroupèrent ensuite dans ce qui constitua les prémisses de structures communautaires organisées en anneaux.

Les troisième et quatrième siècles de notre ère virent ensuite l’émergence d’un pouvoir politique qui, au fil des siècles, se structura. Comme à chaque fois, dans cette magnifique collection richement illustrée, cartes, plans et photos viennent illustrer un propos fort pertinent. Des focus servent également à illustrer des moments-clés ou des bascules de l’histoire comme celui, par exemple, autour du temple bouddhique du Horyu-ji qui est peut-être le plus vieux bâtiment en bois du monde mais montre surtout le poids pris d’une religion devenue en 645, religion d’État. Cette époque – l’ouvrage réserve également des découvertes surprenantes – fut également celle du règne de monarques féminins (VIIe et VIIIe) symbolisé notamment par la mythique Himiko.

Si l’ouvrage prend également soin d’explorer les différentes parties de l’archipel – la partie consacrée à l’île septentrionale d’Hokkaido et aux relations avec les Aïnous est fort intéressant – Laurent Nespoulous et Pierre François Souyri se focalisent sur l’ère d’Heian-Kyo, l’ancien nom de Kyoto, fondée en 794 et qui va structurer le Japon pendant plus de mille ans. A ce titre les deux auteurs estiment que « Heian incarne souvent dans l’imaginaire japonais le premier Japon, celui que l’on a tendance à projeter sur les époques antérieures tant il apparaît comme une évidence ». 

Déambulant littérairement dans les rues de Kyoto, le lecteur suit Pierre François Souyri dans son autre ouvrage, sa nouvelle histoire du Japon actualisée, à travers les ateliers de luxe fabriquant les plus beaux kimonos en soie et à la rencontre des shoguns, des daimyô et bien évidemment des samouraïs, ces barbares devenus fréquentables et qui vont au cours des siècles suivants, occuper des quartiers entiers de la capitale et se hisser jusqu’aux sommets d’un pouvoir qui, notamment durant l’ère Tokugawa se caractérisa par une stabilité institutionnelle ainsi qu’un essor économique durable.

Tout en s’affranchissant de poncifs, Pierre François Souyri insère le Japon dans une histoire globale où quelque soit les civilisations, les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets. Ainsi, à la suite de l’ouverture de l’ère Meiji marqué par le transfert de la capitale à Tokyo (1869) et la marginalisation des samouraïs, la dérive d’un empire durant ce qu’il appelle les « années noires » marquées par la corruption et la peur du communisme, conduisit à la catastrophe de la seconde guerre mondiale. « Le coût et l’entretien d’un empire et d’une armée considérable pèse trop sur les finances au moment où la croissance tend à faiblir » écrit ainsi l’auteur. 

Une armée perçue par les Japonais comme un moyen d’ascension sociale et qui, idéologisée et fanatisée, précipita ses enfants dans l’abîme de batailles terribles comme à Okinawa en 1945 (voir interview d’Ivan Cadeau). Mais à la différence de l’Empire romain, l’institution impériale subsista, permettant la sauvegarde et la cohésion d’une civilisation qui, aujourd’hui encore, conserve une forme d’éternité y compris dans notre imaginaire collectif.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Richard Collasse, Dictionnaire amoureux du Japon
Chez Plon, 1312 p.

Laurent Nespoulous, Pierre François Souyri, Le Japon : Des chasseurs-cueilleurs à Heian (-36 000 à l’an mille)
Coll. Mondes anciens, Belin, 538 p.

Pierre François Souyri, Nouvelle histoire du Japon
Aux éditions Perrin, 640 p.