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Pour trois soirées Le Maillon propose à son public de rejoindre le public allemand à la Reithalle d’Offenburg pour assister à la performance d’un chorégraphe Viktor Cernicky, pour le moins original puisque sa prestation  s’opère sur un simple tapis de danse en jouant avec 22 chaises de conférence.


© Vojtech Brtnicky

Tenir en haleine les spectateurs pendant 50 minutes avec comme seules partenaires un groupe de chaises est en soi un défi à relever ce que réussit brillamment cet artiste venu de la République tchèque, qui a déjà été remarqué et félicité pour son travail et qui met en corrélation le corps et les objets le situant entre la danse et le cirque.

Grand et mince, vêtu d’un pantalon noir et d’une veste blanche il esquisse des pas de danse martelant le sol en rythme soutenu, évoluant entre un amas de chaises réunies en faisceau et quelques autres disposées ici ou là sur ce plateau nu et blanc fortement éclairé.

Bientôt il s’en saisit et réaliser avec elles d’étonnantes combinaisons.

Nous allons suivre ce travail d’agencement qui consiste à s’emparer de telle ou telle chaise pour venir l’emboiter méticuleusement sur une autre et ce tout en martelant le sol d’un pas de danse au rythme plus ou moins soutenu en accord avec la recherche de la chaise adéquate ou de son placement sur la précédente. Ainsi s’élaborent des figures, de belles compositions dont certaines ne manquent pas de manifester une certaine fragilité ce qui rend notre artiste parfois circonspect, parfois déterminé à poursuivre, d’où ses piétinements plus ou moins nerveux en face de la nouvelle installation qu’il vient de réussir à mettre en place comme s’il voulait la dompter, ce qui ne manque pas de créer suspense et amusement dans le public attentif au moindre de ses gestes pour parfaire son objet.

Ainsi voit-on apparaître des chaises emboîtées formant une longue ligne oblique qui va soudain s’écrouler, puis les voilà assemblées en demi-cercle comme attendant d’être occupées pour écouter un conférencier. Enfin, et c’est le clou du spectacle, voici que le performeur commence à élaborer, toujours allant et venant en martelant le sol, une sorte de pyramide en disposant les chaises qu’il récupère une à une aux quatre coins du plateau les unes au-dessus des autres rendant au fur et à mesure des rajouts l’édifice de plus en plus fragile, son inclinaison laissant présager un écroulement immédiat. Alors, soutenant la colonne qui menace de tomber il ne dispose que d’un déplacement ultra rapide pour s’emparer d’une ultime chaise qu’il réussit à placer précautionneusement au sommet  de la construction derrière laquelle  il entreprend un jeu d’escalade auquel il renonce  sans doute pour ne pas détruire l’équilibre précaire de ce bel édifice qui est comme l’éloge de la persévérance et de la virtuosité.

Un spectacle original et ludique, très apprécié du public.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

La langue de mon père

La jeune Sultan Ulutas Alopé d’ascendance kurde par son père et turque par sa mère a mis en scène et interprété ce texte qu’elle a écrit et qu’elle interprète pour nous sur la scène du TNS, dans la petite salle du studio Vincent qui crée une proximité avec le public bienvenue pour cette prestation.


©Jean-Louis Fernandez

En toute simplicité, avec naturel, elle s’avance vers nous pour nous conter son histoire et déjà nous informer que malgré ses démarches elle a dû attendre longtemps son permis de séjour ce qui  l’a empêché  de trouver un emploi mais l’a rendue disponible pour se pencher sur son propre parcours, en faire l’objet d’une réflexion, puis d’une écriture.

Une voix off nous apprend qu’elle est en France depuis cinq ans et que la langue française qu’elle a apprise est pour elle comme un gilet de sauvetage. Tant il est vrai explique-t-elle en reprenant la parole devant nous que le problème de la langue est crucial en Turquie où le kurde est interdit ce que très jeune elle a compris, son père s’interdisait de le parler et elle suppliait sa mère de ne pas dire qu’ils étaient kurdes, quitte, paradoxalement, à le lui rappeler à haute voix dans les magasins.

Une évocation dite sans pathos à laquelle se mêlent parfois le chant ou la danse parfois le cri, la colère, tous ces registres nécessaires pour exprimer, faire resurgir ce qu’on a été, ce qu’on est, ce sur quoi on s’interroge « qui suis-je vraiment ? » et comme le disent ceux qui un jour interviennent dans ta vie « D’où viens-tu ? » ce qui veut dire « qui es-tu ? ». Alors se pose cette question récurrente de ton identité.

Et l’on en vient à l’histoire des parents, la mère, turque, le père, kurde, entre eux le désir d’être ensemble, en amour mais le refus des parents de la mère, « un kurde, impossible ! » d’où s’ensuit l’enlèvement pour l’avenir d’un couple qui fera trois filles dont l’une est là sur le plateau à témoigner de cette honte d’être kurde, du secret à garder de cette origine, de cette impossibilité à vraiment la taire. De ce père il est aussi question de son comportement, de ces disparitions soudaines, de ces longues absences qui, lors de ses retours inopinés, font que l’enfant a du mal  à renouer sa relation avec cet homme qui lui paraît étranger et qui pourtant  lui avait dit  un jour qu’elle était comme sa grand-mère. Ce père qui, finalement, abandonnera complètement son foyer laissant sa femme seule avec les trois enfants. C’est alors que notre narratrice se rappelle les paroles de sa mère : « désormais c’est toi l’homme de la maison » elle avait huit ans !

C’est à Paris, mariée à un Français qu’elle réalise cette histoire complexe et décide d’apprendre la langue du père, cette langue kurde qu’ici on peut apprendre librement.

Un témoignage bouleversant donné dans un cadre très sobre avec comme seul accessoire et partenaire une simple chaise sur laquelle repose une veste d’homme représentation de ce père  à qui elle finit par dire « je te pardonne ».

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 23 janvier
En salle jusqu’au 2 février

Le Iench

Premier spectacle programmé par Caroline Guiela Ngugen, la nouvelle directrice du TNS .

« Qui sera le prochain ? » tel est le leitmotiv que l’on entendra tout au long du spectacle, énoncé sous forme de rap par les différents protagonistes qui construisent cette histoire d’une famille originaire du Mali, implantée  dans une des régions industrielles de la France besogneuse .


© Arnaud Bertereau

« Qui sera le prochain ? » question, prélude à la litanie des noms des jeunes victimes des exactions de la police au cours des dernières années, comme celui bien connu d’Adama Traoré.

La réponse est au bout de ce spectacle qui nous conte l’histoire d’une famille banale, le père Issouf (Emil Abossolo-Mbo) travaille à l’usine, à la maison la femme, Maryama(Salimata Kamaté) s’occupe des courses, du ménage et de la cuisine secondée par sa fille Ramata (Olga Mouak), dont le frère jumeau, Drissa (Souleymane Sylla) va et vient avec des copains dont le jeune Mandela (Frederico Sernedo) et Karim (Chakib Boudiab) pendant que le plus jeune, Seydouba reste encore à la maison. Drissa, lui, ce grand jeune homme de 18 ans qui a mis de côté sa scolarité rêve d’avoir un chien, un iench, seulement voilà son père s’y oppose fermement et c’est l’occasion d’une terrible confrontation entre eux et pour le père celle d’une parfaite démonstration de l’autorité patriarcale.

Ainsi va la vie, Ramata rapporte régulièrement les réflexions, les quolibets qui lui sont envoyés en raison de sa couleur de peau, Drissa cherche à la protéger et veut lui épargner les avances de ses copains.

La scénographie d’Aurélie Lelaignen, simple mais pertinente permet de suivre la vie quotidienne de la famille, un énorme cube blanc posé sur le plateau est régulièrement tourné et s’ouvre alors pour montrer le salon où parents et enfants se retrouvent assis sur des canapés ou des coussins autour de la table basse où sont servis les repas et le café et où ont lieu les remarques et les disputes.

Nous sommes en quelque sorte mêlés à leur vie quotidienne où apparait nettement le sort qui est réservé aux femmes, celui du travail à la maison, pour la mère, évidemment et pour la fille, même si elle suit une scolarité normale et persévère en dépit des humiliations subies parce qu’elle est noire.

Leur gestuelle, leur façon de s’habiller comme Drissa toujours avec son sweat rouge, capuche sur la tête, leur façon de parler tout semble bien observé, et fait montre d’une authenticité qui nous les rend proches et pour peu qu’on habite une banlieue ou certains quartiers on les reconnait comme nos voisins, jeux de ballon entre copains devant l’immeuble  ou à proximité des maisons, empoignades et chamailleries pour des riens, mais parfois on se met à danser chorégraphie (Kettly Noel).

Un parti pris de réalisme conforme au projet de Eva Doumbia, l’autrice et metteure en scène de ce spectacle, directrice de la Cie La Part du Pauvre /Nana Triban qui  cherche à  écrire et à monter des histoires dans lesquelles la diversité est clairement montrée et représentative du fait que la France fut un pays colonial, et que les descendants des colonisés habitent, près de nous comme  la famille dont il est question ici ce qui ne manque pas  de laisser paraître certaines formes de racisme et de rejet de l’autre. Preuve en est donnée avec ces scènes où Drissa tente d’aller en boîte comme les jeunes de son  âge et se fait refouler durement sans autre raison que la couleur de sa peau. Cette couleur qui entraîne un quiproquo significatif quand Ramata, lors d’un cours de danse où le professeur demande de porter un collant « chair » pose la question pourquoi un collant « cher » car chez elle on évite les dépenses excessives et qu’on lui répond « couleur de « peau» c’est-à-dire « rose » pour les Blancs  majoritaires à ce cours .

Drissa se rêve comme tout le monde et pour cela avoir un chien malgré l’interdit paternel qu’il finit par outrepasser et qui lui vaudra une telle raclée qu’il quittera la maison. Alors aux prises avec la police il se retrouve leur victime, c’est lui ce « prochain » dont on se demandait qui il serait, au grand désespoir de sa famille et de son entourage. Ainsi la liste s’agrandit-elle sans pour autant se clôturer.

Un spectacle qui touche de près le quotidien des populations afroeuropéennes et le font entrer de plein droit dans le corpus de la littérature et du théâtre.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 9 janvier au TNS

Zorrie

Zorrie a un visage. Celui de Florence Owens Thompson sur la photo désormais mythique de la Mère migrante de la Grande Dépression prise par Dorothea Lange. Une femme marquée par la vie, les épreuves et qui a pourtant conservé une dignité intacte.


C’est ainsi que l’on peut qualifier Zorrie Underwood, modeste jeune femme de l’Indiana née au début du 20e siècle et héroïne du très beau roman de Laird Hunt, auteur entre autres de La route de nuit et de Neverhome, premier grand prix de littérature américaine en 2015.

Florence Owens Thompson travailla comme Zorrie dans les champs, dans cette campagne qui marque les corps. Dure au mal, besogneuse, la vie et le monde des hommes ne lui firent aucun cadeau. Ils lui ravirent Harold, son mari, ainsi que ses amies, vaincues notamment par ce cancer qui rôdait dans l’usine d’horlogerie d’Ottawa, non loin de Chicago et qui ne disait alors pas son nom. Tous les personnages de ce livre sont bouleversants car ils ne sont en réalité que les satellites de Zorrie, cet astre dispensant sa poudre Luna bienveillante comme une poussière d’étoiles éclairant les yeux de tous ceux qu’elle rencontra.

Finaliste du National Book Award 2021, Zorrie est un roman qui fait penser aux classiques français du 19e siècle, Un coeur simple de Flaubert bien évidemment mais c’est également un livre presque barresien avec cet attachement à une terre, celle de cet Indiana qui traverse tous les romans de Laird Hunt, cette terre qui vous façonne et vous marque physiquement et mentalement. A travers ses pages, Laird Hunt transcende littérairement ces petits riens, ces attitudes invisibles, ces sentiments inavoués, ces gestes du quotidien pour en faire une symphonie pastorale et bâtir de merveilleuses statues à ces gens modestes, ces invisibles trop rarement glorifiés. On ne sut presque rien de Florence Owens Thompson. Grâce à Laird Hunt, elle vient d’entrer en littérature et porte désormais un nom : Zorrie.

Par Laurent Pfaadt

Laird Hunt, Zorrie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut,
Globe, 240 p.

La menorah des champions

Une exposition revient sur l’identité juive de plusieurs clubs européens de football 

Qu’ont en commun le Bayern Munich, Tottenham Hotspur, l’Austria Vienne et l’Ajax Amsterdam, à part peut-être de se retrouver dans le même groupe d’une future Champions League ? C’est de posséder dans son ADN une forte dimension juive qu’elle soit historique ou récente, naturelle ou sciemment construite.


C’est ce qu’explore avec pertinence l’exposition du musée juif de Vienne baptisée un brin provocateur Super Jews. Car les juifs, comme dans de nombreux métiers et parties des sociétés allemande et autrichienne, ont contribué à la gloire sportive de ces pays. Ainsi plusieurs clubs autrichiens dit « juifs » comme le SC Hakoah, l’Austria Vienne ou le Vienna FC conduisirent avec leurs joueurs juifs l’Autriche vers les sommets de l’Europe footballistique en alimentant notamment la fameuse « Wunderteam » qui écrasa 6-0 en mai 1931 à Berlin une Allemagne qui prit bientôt sa revanche politiquement en intégrant l’Autriche après l’Anschluss de 1938, en renvoyant le football autrichien à un amateurisme mortifère et en assassinant, durant la Shoah, nombre de joueurs juifs dont la mémoire est évoquée dans l’exposition. Pourtant, c’est en Allemagne même que naquit, grâce à un juif, le plus grand mythe du football moderne, celui du Bayern Munich porté notamment par Kurt Landauer. Président du club jusqu’à l’arrivée des nazis en 1933, il fut ensuite déporté à Dachau avant de reprendre après la guerre ses fonctions de président d’un club devenu non seulement le symbole de la lutte contre les nazis mais également le tenant d’une popularité qui ne s’est jamais démentie en Israël.

D’autres clubs comme le mythique Ajax d’Amsterdam qui vit les exploits d’un Johann Cruyff ou celui de Tottenham dans le nord de Londres ont eux aussi acquis une réputation de « clubs juifs » non pas à cause d’une tradition historique mais en réaction à des supporters racistes et antisémites. C’est ainsi que ces deux clubs virent la naissance en leur sein de clubs de supporters revendiqués comme juifs comme à Tottenham avec la « Yid Army » qui emprunte le terme péjoratif de « youpin » alors que leurs membres ne sont pas juifs. Une exposition qui permet ainsi de réhabiliter le football et leurs supporters et de montrer que même dans un stade, il existe des espaces de tolérance.

Par Laurent Pfaadt

Super Jews, Jewish Identity in the Football Stadium,
Jüdisches Museum Wien jusqu’au 14 janvier 2024

Le combat du siècle

Il y a quatre-vingt ans naissait l’un des plus grands boxeurs de l’histoire : Joe Frazier, celui qui écrivit la légende du noble art en compagnie de son illustre adversaire Mohamed Ali.


Ali/Frazier, ces deux noms demeurent indissociables et restent attachés à trois matchs parmi les plus mythiques de la catégorie des poids lourds. Mais si la faconde et la victoire d’un Ali lors de ce troisième match, ce « Thrilla in Manilla » resté célèbre pour sa violence, éclipsa un Joe Frazier relégué trop vite dans la catégorie des éternels perdants, la très belle BD de Luca Ferrara et Loulou Delola rend enfin justice à ce boxeur exceptionnel.

Traçant le portrait d’un enfant rêvant de fuir sa condition, travaillant dans les champs de coton et qui dut se battre toute sa vie notamment en s’entraînant dans les abattoirs où il travaillait – inspirant par la même occasion un certain Sylvester Stallone – les deux dessinateurs construisent une sorte d’anti-Ali refusant d’intégrer la Nation of Islam « la souffrance du peuple noir a forgé mon corps mais n’a pas rempli mon âme de haine envers les Blancs » tout en décrivant à merveille la relation de haine et de complicité que Frazier entretint avec son adversaire de toujours.

Grâce un travail très bien documenté tant sur le ring – les célèbres photos du combat Ali/Liston sont immédiatement reconnaissables – que sur cette époque marquée par la lutte pour les droits civiques et contre le Vietnam, et une bande-son qui résonne dans les pages en compagnie d’Otis Redding et d’un James Brown que Frazier rencontra, les deux auteurs emmènent le lecteur jusqu’au bord du ring de ce qui restera le combat du siècle, ce 8 mars 1971 au Madison Square Garden avec des doubles pages où l’on entend les « Frazier ! » accompagnant le boxeur de Beaufort en Caroline du Sud, devenu au terme de quinze rounds, le premier à battre Mohamed Ali.

Par Laurent Pfaadt

Luca Ferrara et Loulou Delola, Le combat du siècle
Futuropolis, 112 p.