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Figure de prose

Béatrice Mousli signe une biographie réussie de l’intellectuelle
Susan Sontag

« Un grand poète est moins un inventeur qu’un éclaireur »  disait le
grand Jorge Luis Borges. Et en pensant à Susan Sontag, éclaireur
est le mot qui vient immédiatement à l’esprit tant elle défendit des
sujets qui n’allaient pas de soi.

Près de treize ans après sa mort, la France paie enfin sa dette à
cette grande amoureuse de notre pays avec cette biographie qui
permet de mieux connaître cette inconnue du grand public
français qui fut pourtant l’une des intellectuelles américaines les
plus importantes et les plus influentes de la seconde partie du 20e
siècle.

Résumer la vie de Susan Sontag relève de la gageure tant cette
intellectuelle brilla dans des arts et des univers différents, un peu
à la manière de ces artistes de la Renaissance, étrangers à toute
notion de frontières artistiques. C’est ce que montre Béatrice
Mousli, professeur à l’université de Californie du sud, dans cette
biographie remarquable. L’auteur est ainsi allé puiser dans cette
Los Angeles qu’aimait tant Susan Sontag et pour la première fois
dans les archives de l’université de Californie, matière à sa
biographie pour tracer les contours intellectuels de cette figure
artistique, philosophique, littéraire et surtout citoyenne. Car c’est
ainsi que ressort l’image de Sontag, celle d’une citoyenne du
monde qui porta la voix d’une Amérique telle qu’on l’aime et qui se
fait de plus en plus rare, celle d’une liberté sans concessions
comme lorsqu’elle attaqua violemment en 1982 le communisme,
qualifié de « fascisme à visage humain ». Cependant, cela
n’empêcha pas Sontag ne se montrer parfois féroce à l’égard de
son propre pays, en stigmatisant, vilipendant l’impérialisme
américain et lui valut de militer contre les guerres du Vietnam et
d’Irak. En Sontag, les Etats-Unis trouvèrent paradoxalement l’une
de leurs meilleures ambassadrices, prouvant que, malgré ses
travers et ses inégalités considérables, ce pays recèle une vitalité
démocratique considérable, capable de produire et de laisser
s’exprimer des personnes comme elle.

Celle que les médias considéraient dans les années 60 comme « la
femme la plus intelligente d’Amérique » s’engagea également en
faveur des droits de l’homme, des malades du SIDA ou du
féminisme avec des positions avant-gardistes comme lorsque,
dans la revue des Temps modernes, en décembre 1975, elle
estimait que l’égalité passera par les abandons des idées de
féminité et de masculinité au profit de celle d’êtres humains.

Enfin, cette biographie est un formidable voyage dans cette
culture qu’elle vénérait plus que tout. La photographie qui la
fascina et dont elle écrivit un essai mais également la littérature –
véritable boulimique, elle pouvait lire un livre par jour – ou le
cinéma (son film Brother Carl fut projeté hors compétition à
Cannes en 1972). La biographie fourmille ainsi d’artistes et de
personnages. On y croise outre Annie Leibowitz bien entendu,
Jasper Johns, Andy Warhol, John Cage, Merce Cunningham,
Joseph Brodsky ou Jorge Borges. Elle-même auteur, elle remporta
le National Book Award, le principal prix littéraire américain pour
son ouvrage En Amérique. « De nombreuses personnes considèrent
lire comme une manière de s’évader, du monde réel de tous les jours
vers un monde imaginaire, celui des livres. Les livres sont bien plus que
cela. Ils sont une façon de devenir pleinement humain »
disait-elle à
propos des livres.

Borges avait raison, Sontag était une grande poétesse.

Susan Sontag © Annie Leibowitz

Laurent Pfaadt

Béatrice Mousli,
Susan Sontag, Grandes biographies,
Flammarion, 624p. 2017

Imperium

De la difficulté d’appliquer une
idéologie pourrait être le titre de
cet ouvrage pour le moins
étrange et pourtant fascinant.
En racontant l’histoire farfelue
et pourtant si moderne
d’Auguste Engelhardt, jeune
aventurier allemand végétarien
et naturiste parti dans une
colonie allemande du Pacifique
cultiver et se nourrir
uniquement de noix de coco,
l’écrivain suisse Christian Kracht nous dépeint la quasi
impossibilité de mettre en place un modèle économique, culturel
et sociétal alternatif mais également les limites d’une idéologie
lorsqu’il s’agit de la matérialiser.

Maniant astucieusement tantôt l’analepse tantôt la prolepse,
Christian Kracht décrit ainsi un homme qui, lentement, glisse vers
le gourou à mesure que grandit son enfermement dogmatique. On
hésite en permanence à soit le plaindre, soit le détester. C’est
souvent drôle, toujours mordant. Mais surtout, ce livre montre
que la frontière entre différence et intolérance est toujours tenue.
Et à ce titre, il est d’une brûlante actualité.

Laurent Pfaadt

Christian Kracht, Imperium,
Phébus, 192 p.

America n°3/16

Le FBI aura-t-il la peau de
Donald Trump ? C’est en
substance ce que se demande le
nouveau numéro d’America,
revue créée par François Busnel
et Eric Fottorino afin de
radiographier les Etats-Unis
durant le mandat du nouveau
président. Sous la plume de
Julien Bisson, on y découvrira
l’histoire secrète du FBI, ses
coups d’éclat et ses coups
tordus. De là, le portrait de John
Frankenheimer, génial
réalisateur d’un crime dans la tête (1962) par Douglas Kennedy
n’en a que plus de pertinence.

Le roadtrip de ce numéro nous emmènera de Chicago à la
Nouvelle Orléans en compagnie de Philippe Besson. Avec cette
équipe la littérature n’est jamais bien loin. Pour notre plus grand
bonheur. On se plongera donc avec délice dans la dernière
nouvelle de Jim Harrison et dans la jeune New York racontée par
Eric Vuillard, dernier Prix Goncourt. Enfin, il ne faudra, sous aucun
prétexte, manquer l’interview de James Ellroy décrivant ainsi,
dans son salon, sa façon d’écrire : « Je mets le nez au carreau et
j’espionne l’histoire »

De l’histoire, du thriller, des voyages et des histoires, les Etats-
Unis comme on les aime : grandioses et écœurants…

Laurent Pfaadt

America n°3/16, automne 2016

Alma

Le Prix Nobel de littérature
2008 aurait pu intituler son
nouveau roman « Livre de retour
au pays natal » tant la présence
des thèmes de prédilection de
l’écrivain (la glorification de la
nature, la révolte contre toutes
les formes d’oppression,
l’aventure poétique) ainsi que
son attachement à son île
Maurice sont patents.

En choisissant comme
personnages principaux Jérémie
Fersen, descendant des grands planteurs de canne à sucre parti à
Maurice sur les traces de ses ancêtres et cette terre fantasmée et
Dominique alias Dodo, magnifique clochard, sorte de prophète
biblique adapté à notre époque contemporaine effectuant le
chemin inverse vers la France, Le Clézio tisse, avec son immense
talent, un livre en forme de dialogue entre ces deux êtres.

A travers ce roman, Jean Marie Gustave Le Clézio se fait aussi le
chantre de cette nature immortelle, sur mer comme sur terre, de
cette beauté défigurée par ces hommes qu’ils furent esclavagistes
ou touristes, un peu à l’image de l’un de ses héros, dont le visage et
l’innocence sont ravagés par une lèpre aussi bien psychologique
que physique. Et derrière tout cela, se dresse l’ombre du Dodo, cet
oiseau mythique à jamais disparu, symbole d’une œuvre littéraire
qui se veut autant poésie qu’anticipation.

Laurent Pfaadt

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Alma,
Gallimard, 338p.

L’Espagne au soleil couchant

Juan de Prada © Instituto Cervantes de Manila

L’écrivain espagnol
Juan de Prada
revient sur la fin
des Philippines
espagnoles

L’antienne est
connue. Le soleil
ne se couchait
jamais sur l’empire
de Charles Quint.
Du Mexique aux
Philippines en passant par Cuba ou le Maroc, les conquistadors et
autres prêtres ont fait briller la couronne espagnole pendant près
de quatre siècles. Et puis, lentement, l’empire s’est désagrégé,
étiolé. Ce fut le cas aux Philippines en cette fin de printemps 1898
sous les coups de boutoir philippins, soutenus activement par les
Etats-Unis, nouvelle grande puissance engagées dans une lutte
impériale contre l’Espagne, notamment à Cuba.

Voilà le décor du nouvel opus de Juan de Prada, Prix Planeta 1997
– l’équivalent espagnol du Goncourt-  pour la Tempête (Seuil, 2000),
et passé quasiment inaperçu depuis sa sortie en France. On avait
adoré Une imposture (Seuil, 2014) et il faut dire que Mourir sous ton
ciel
ne nous a pas déçu car une fois de plus, l’auteur s’amuse à nous
promener dans les interstices de l’histoire, là où se cache le doute,
l’incompris, la falsification.

Empruntant le titre de son ouvrage au poète philippin José Rizal,
Juan de Prada nous emmène à Baler, au nord du pays, non loin de
la capitale Manille. Là-bas, un détachement de soldats espagnols
va résister jusqu’au bout aux soldats philippins emmenés par leur
chef, Teodorico Novicio. Le romancier a ainsi construit une
incroyable épopée qui voit s’affronter deux civilisations : celle de
l’Espagne catholique, certes conservatrice et coloniale mais dont
Prada montre qu’elle ne fut pas aussi cruelle que celles de la
France ou du Royaume-Uni et celle, libérale, quasi-agnostique des
Etats-Unis qui, très vite, gagnèrent la guerre de l’opinion en
élaborant la fameuse légende noire de la domination espagnole. A
ce titre, le roman rétablit quelques vérités, ce qui a valu à son
auteur qui assume son ancrage politique à droite, des éloges d’El
Pais, le quotidien de centre-gauche !

Mais la réussite de ce roman ne serait rien sans la plume de Juan
de Prada, toujours alerte. Son récit est dense et humide comme
cette atmosphère de guerre et de ténèbres dans laquelle les
hommes transpirent et meurent. L’auteur mêle astucieusement,
en se fondant sur les mémoires éparses des quelques acteurs de
ce que l’on a appelé le désastre de 98, personnages historiques et
personnages inventés. Comment ne pas adoré la magnifique Lucia
Cifuentes, Fille de la Charité, sorte de sainte Geneviève des
Philippines qui sera grande devant Dieu et les hommes de deux
camps qui s’arracheront son cœur ou le redoutable Rutger von
Houten, trafiquant d’armes hollandais à la solde des Etats-Unis qui
tient aussi bien du Kurtz de Conrad que du Rutger Hauer de Blade
Runner.

L’alchimie est ainsi parfaite. Aventures exotiques, romantisme,
guerres, politique, amours, ésotérisme avec la société secrète
Katipunam, sorte d’avatar local de la franc-maçonnerie, tous les
ingrédients sont réunis pour faire de Mourir sous ton ciel, un très
grand roman, l’énième chef d’œuvre de l’un des plus grands
écrivains espagnols.

Laurent Pfaadt

Juan de Prada, Mourir sous ton ciel,
Seuil, 688 p, 2017

Hitler démythifié

Congres du NSDAP (parti nazi) a Nuremberg, 1929 : Adolf Hitler salue par la foule faisant le salut hitlerien — Nuremberg Rally (nazi party) in 1929 : Adolf Hitler saluted by people making hitlerian salute

L’historien
allemand Peter
Longerich signe
une remarquable
biographie du
Führer

Il fallait bien qu’il
s’y attelle. Après
son grand
inquisiteur puis
son éphémère et
crépusculaire
chancelier,
l’historien a décidé
d’ausculter l’architecte du Troisième Reich. On pensait avoir réglé
définitivement la question avec la monumentale biographie de Ian
Kershaw. Et au regard de l’égale monumentalité de ce nouvel opus
hitlérien, il semblerait bien qu’il y ait encore pas mal de choses à
dire. Ce qui frappe immédiatement lorsqu’on lit cette nouvelle
biographie est l’entreprise menée par Peter Longerich pour non
pas déshumaniser Hitler mais au contraire pour le réhumaniser en
pointant son instabilité, ses absences de lucidité notamment
militaires, obscurcis par sa mégalomanie et son obsession de la
race et de l’espace vital, et ses multiples revirements.

Evidemment, on ne peut échapper à l’analyse psychologique du
personnage. Comment ce raté, souffrant de problèmes avec les
autres, sans empathie, atteint d’un sous-développement
émotionnel et incapable de reconnaître ses erreurs, est devenu
celui qui est resté dans l’histoire comme l’archétype du tyran ? A
cette question Longerich répond qu’Adolf Hitler « avec une grande
détermination, a adopté différentes stratégies de conquête du pouvoir
(parfois parallèlement) qu’il a fini par combiner »
. A titre d’exemple,
l’auteur rappelle que son accession à la chancellerie, le 30 janvier
1933, ne constitua pas comme une partie de l’historiographie a
longtemps tenté de le démontrer, la première marche du
triomphe. Bien au contraire, sa position durant ses six premiers
mois de gouvernement, s’est révélée extrêmement fragile.

Aujourd’hui on dirait qu’Hitler fut une sorte de produit marketing
fabriqué par des intérêts communs, une sorte de Frankenstein qui
aurait échappé à ses créateurs, ces forces conservatrices qui, en
jouant avec le feu nazi, consumèrent toute une nation et une
grande partie de l’Europe. Tout en lui concédant une intelligence
toute machiavélique qu’il manifesta en offrant des gages à l’armée
(réarmement et perspectives d’annexions de l’Autriche et de la
Tchécoslovaquie), en détruisant méthodiquement les forces de
gauche et en enterrant la démocratie allemande, Peter Longerich
n’émet aucun doute quant à sa responsabilité dans la destruction
des juifs d’Europe centrale, estimant cependant qu’« il n’existe
aucune trace de la décision de lancer ce programme de massacres et de
déportations. Elle n’a pu qu’être reconstituée
» Pourtant, poursuit
l’historien « si l’on considère l’attitude de Hitler à propos de la «
question juive » sur une longue période, on en vient à la conclusion que
c’est bien lui qui, à chaque étape de la radicalisation, a adopté les
changements de cap décisifs, et a donc ce faisant pris la décision de son
développement ».

Peter Longerich démonte également le soi-disant charisme
d’Hitler qui a subjugué les foules qui l’ont suivi jusque dans le
tombeau. Soigneusement fabriqué et entretenu par des
interventions et des prises de paroles en rapport avec les victoires
militaires, ces mêmes interventions se firent plus rares lorsque la
Wehrmacht et les SS reculèrent sur le terrain. En affirmant que
l’adhésion du peuple au Führer fut moins un sentiment quasi
magique et inconscient que les conséquences d’une opinion
publique fabriquée et d’un appareil de répression toujours plus
envahissant, Longerich dédouane d’une certaine manière le
peuple allemand, ce qui ne manquera pas de susciter de nouveaux
débats et de renouveler les controverses.

La catastrophe est donc née de l’accession à la chancellerie d’un
Etat humilié et ruiné d’un déséquilibré sans aucune forme
d’empathie que certains ont cru pouvoir sous-estimé semble dire
Longerich. Ce cocktail explosif accoucha de la destruction de
l’Europe et de la Shoah. On se dit alors que la vérité n’est pas aussi
simple sauf qu’en regardant notre histoire récente, on se rend
compte qu’elle est glaçante de simplicité…

Laurent Pfaadt

Peter Longerich, Hitler,
éditions Héloïse d’Ormesson, 1248 p, 2017

Véronique Olmi

C’est un destin comme en raffole la
littérature. De l’enfer au paradis. Et
avec Bakhita, ce chemin s’est écrit
au propre comme au figuré. C’est ce
que retrace le roman de Véronique
Olmi, prix FNAC et finaliste du
Femina et du Goncourt. Bakhita
c’est l’histoire d’une esclave
devenue sainte. Enlevée enfant en
1876 dans son village du Darfour,
elle connut l’asservissement,
l’humiliation, la faim, la torture, la
séparation avec ses proches mais
aussi les palais italiens, le fascisme et Dieu.

Même si les aventures et le destin de Bakhita, « la chanceuse » sont
relatés avec un talent romanesque qu’il n’est plus besoin de
démontrer, Véronique Olmi dépeint à merveille la formidable
résilience de cette femme qui a connu toutes les horreurs, devint
une chose et qui pourtant, allait dévouer sa vie à Dieu. C’est dans les
images de son enfance, de ce lieu de naissance devenu inconnu, de
cette langue maternelle oubliée, de ce nom effacé qu’elle puisa les
racines de cette résilience alors même que son corps était tatoué,
humilié et scarifié. Et à la lecture de ce formidable roman, on
comprend que la sainteté ne se décrète pas.

Laurent Pfaadt

Véronique Olmi,
Bakhita,
Albin Michel, 460p

Margaret Atwood

Un temps pressentie pour le Nobel,
Margaret Atwood fait à nouveau
l’actualité avec l’adaptation en série
de son livre majeur, la Servante
écarlate. Ce regain d’intérêt permet
de redécouvrir son œuvre
protéiforme dans lequel l’ouvrage
Captive tient une place
prépondérante. La nouvelle
publication de ce livre sorti en 1996
permet d’apprécier une fois de plus la
prose incomparable de Margaret
Atwood qui plonge le lecteur dans son univers singulier.

Captive raconte la quête inlassable du Dr Jordan pour comprendre
l’étrange patiente qui vient d’arriver dans son hôpital psychiatrique.
Nous sommes alors en 1873 et Grace Marks vient d’être
condamnée à la prison à perpétuité pour le meurtre de son
employeur et de sa gouvernante. A travers ce fait divers qui défraya
la chronique, Margaret Atwood ausculte cette société canadienne
où régnait une grande disparité entre riches et pauvres. Mais
surtout, à l’image de la servante écarlate, Margaret Atwood
propose une nouvelle réflexion sur la condition féminine, sans cesse
menacée.

Laurent Pfaadt

Margaret Atwood,
Captive,
10/18, 624p.

Les experts se (la) racontent

NY © Getty Images

Plongée
passionnante dans
les archives de la
police de New York

On la connaît tous.
Des séries télévisées
à grand succès à
leurs uniformes
bleus marine avec leurs radios
accrochées sur l’épaule, leurs sirènes inimitables et leurs affaires
légendaires, la police de New York est devenue indissociable de
l’image et de l’identité de la ville et une source inépuisable pour le
cinéma.

L’ouvrage de Bruno Fuligni qui a délaissé pour l’occasion les couloirs
feutrés du Parlement pour les sièges en simili cuir des Dodge
Monaco et les bureaux d’interrogatoire mal éclairés pour ce nouvel
opus des archives du crime nous permet cette plongée dans la
fameuse NYPD, acronyme de New York Police Department.

L’ouvrage revient sur la fondation de la police de New York en 1845
et sur ses grandes heures. Richement documenté avec ces photos
en noir et blanc qui permettent aussi aux lecteurs d’arpenter
Brooklyn, Manhattan ou le Bronx, l’ouvrage détaille toutes ces
affaires mythiques, celles du kidnapping du fils de l’aviateur Charles
Lindbergh (1932), de la fameuse French connection en 1961, du
braquage de la Lufthansa (1978) qui devait inspirer à Martin
Scorsese son film les Affranchis ou de l’assassinat de John Lennon,
en 1980 par Marc Chapman au pied de son immeuble de la 72e rue.
Au fil des pages, l’histoire de la police de New York prend bien
souvent l’aspect d’un festival de cinéma où l’on croise les ombres de
Robert de Niro, de Gene Hackman ou d’Al Pacino, héros d’un Après-
midi de chien
qui relate le braquage de la Chase Manhattan Bank à
Brooklyn. Parfois les grands acteurs jouent leur propre rôle comme
Dustin Hoffmann sortant de son appartement, un tableau sur le dos
après l’explosion accidentelle d’une bombe de la Weather
Underground, groupuscule d’extrême-gauche dans l’immeuble
voisin de la 11e rue.

Et puis il y a toutes ces affaires moins connues qu’on lit avec
gourmandise comme celle du fantôme de l’opéra, cet assassinat de
la violoniste du Metropolitan Opera, Helen Mintkis en 1980 qui
mobilisa seize détectives à plein temps de la police et où près d’un
millier de personnes furent interrogées, celle de la disparation du
juge Crater en 1930, véritable cold case qui fut classée en 1979 sans
avoir été résolue ou celle du sculpteur fou, tueur en série qui fut
acquitté par la célèbre avocat Samuel Leibowitz. Car il n’y aurait pas
de légende de la police de New York sans grands criminels à
commencer par ces parrains de la pègre, Albert Anastasia ou Paul
Gambino en tête, mais également sans grands avocats de la défense
exploitant comme dans les meilleurs films, les moindres failles, les
moindres faux-pas de l’accusation et de la police. « Une justice
équitable constitue un objectif élevé mais rarement atteint » lâche
avec un brin d’amertume le lieutenant Bernard J. Whalen, l’un des
auteurs de l’ouvrage

Le cinéma, toujours le cinéma. Sauf qu’ici tout est véridique. Chaque
affaire s’apparente tantôt à un thriller relaté en quelques pages
comme celle de la traque du tueur en série le Fils de Sam qui fit
régner la terreur dans la ville durant les années 1976-1977, tantôt à
un livre d’histoire où s’écrivit quelques-unes des grandes pages des
Etats-Unis, des émeutes de Harlem en 1935 à l’assassinat de
Malcolm X, et même celle du monde avec l’arrestation et l’exécution
des époux Rosenberg en 1949. Et à lecture de cet ouvrage, on prend
conscience que la réalité dépasse bien souvent la fiction.

Laurent Pfaadt

Bruno Fuligni, Bernard J. Whalen , Philip Messing , Robert Mladinich,
Police de New York: 200 ans de crimes et de faits divers
,
l’Iconoclaste, 455p. 2017

Bourreau malgré lui

Schwarz © Astrid di Crollalanza © Flammarion

A travers l’évocation de son
histoire familiale, la journaliste
et réalisatrice franco-
allemande Géraldine Schwarz
interroge la responsabilité des
Allemands pendant la Seconde
guerre mondiale

C’est une histoire allemande
comme il en exista tant pendant
la Seconde guerre mondiale.
Tellement banale qu’elle
n’intéressait plus personne.
Personne sauf Géraldine
Schwarz, journaliste et
réalisatrice franco-allemande qui est allée interroger l’histoire de sa
propre famille et cinquante ans d’histoire allemande.

Cette histoire, c’est celle de Karl Schwarz fondé de pouvoir dans
une entreprise pétrolière qui profita de la lente élimination, d’abord
juridique puis économique et enfin physique des juifs de la société
allemande pour racheter à bas prix en 1938 l’entreprise des
Löbmann, juifs de Mannheim qui allaient être décimés à Auschwitz.
Or voilà qu’en 1948, l’un de leurs survivants, Julius Löbmann vint
demander réparation au grand-père de notre auteur.

Car Karl Schwarz ne fut pas à proprement parler un nazi au sens où
on l’entend habituellement, c’est-à-dire l’un des rouages essentiels
d’un système totalitaire qui conduisit à la destruction de l’Europe et
à la Shoah mais plutôt ce que les autorités d’occupation qualifièrent
de Mitläufer, « ceux qui marchaient avec le courant ». A la lecture de
cet ouvrage, on mesure combien la plus grande tragédie du 20e
siècle fut rendue possible grâce aux renoncements quotidiens, à ces
gestes imperceptibles, tels de petites touches d’un tableau dont ne
connait pas le sujet définitif, qui dessinèrent lentement la
cathédrale de l’horreur. A l’image de son histoire familiale,
Géraldine Schwarz nous montre ainsi que certes il y eut de grands
architectes mais que ce monument ne se construisit que grâce aux
mains, petites ou grandes, de ces innombrables bourreaux du
quotidien, de ces milliers de Karl Schwarz.

Le comportement de ce dernier qui poussa le cynisme jusqu’à
proposer un prix « acceptable » aux Löbmann, interroge chacun de
nous. Qu’aurions-nous fait à sa place ? Car aujourd’hui, avec le recul,
il est facile de juger. Mais lorsque le malheur frappe notre voisin,
que faisons-nous ? Le livre montre et c’est certainement sa grande
force que l’histoire n’est pas divisée entre héros et traîtres. Que des
hommes se trouvent bien souvent à la lisière de ces deux
sentiments. Comme ces voisins qui déposaient quelques
médicaments à des familles juives de Mannheim, ne sont jamais
entrés en résistance contre le Troisième Reich et ne sont pas
devenus des justes. Dans le cas de Karl Schwarz, adhérant au parti
nazi en 1935 pour sécuriser avant tout ses affaires, la limite fut
franchie lorsqu’il a sciemment utilisé le malheur des autres pour sa
propre réussite. Il ne comprit cependant pas qu’il existait une
différence entre vivre sous le Troisième Reich et composer avec lui.
Lentement alors, à l’image de son père Volker, l’Allemagne
s’engagea, non sans heurts, dans un processus de prise de
conscience de cette responsabilité collective.

L’ouvrage de Géraldine Schwarz ouvre une nouvelle fois cette plaie
jamais refermée d’un peuple plus ou moins complice du plus grand
crime de l’histoire de l’humanité. Elle ravive la thèse développée en
son temps par Daniel Goldhagen sur des Allemands devenus les
bourreaux volontaires d’Hitler. Mais à la différence près que Karl
Schwarz, s’il fut d’une certaine manière un bourreau, il le devint
malgré lui. A l’heure de l’entrée d’un mouvement d’extrême droite
au Bundestag, les Amnésiques s’adressent ainsi à la mémoire de
toute une nation. En déroulant sa pelote familiale jusqu’à notre
époque récente, le récit de Géraldine Schwarz n’est pas une
succession de souvenirs mais plutôt un avertissement.

Laurent Pfaadt

Géraldine Schwarz,
les Amnésiques,
Flammarion, 352p, 2017

Geraldine Schwarz présentera son livre à la librairie Kléber
de Strasbourg le 4 novembre.