Bourreau malgré lui

Schwarz © Astrid di Crollalanza © Flammarion

A travers l’évocation de son
histoire familiale, la journaliste
et réalisatrice franco-
allemande Géraldine Schwarz
interroge la responsabilité des
Allemands pendant la Seconde
guerre mondiale

C’est une histoire allemande
comme il en exista tant pendant
la Seconde guerre mondiale.
Tellement banale qu’elle
n’intéressait plus personne.
Personne sauf Géraldine
Schwarz, journaliste et
réalisatrice franco-allemande qui est allée interroger l’histoire de sa
propre famille et cinquante ans d’histoire allemande.

Cette histoire, c’est celle de Karl Schwarz fondé de pouvoir dans
une entreprise pétrolière qui profita de la lente élimination, d’abord
juridique puis économique et enfin physique des juifs de la société
allemande pour racheter à bas prix en 1938 l’entreprise des
Löbmann, juifs de Mannheim qui allaient être décimés à Auschwitz.
Or voilà qu’en 1948, l’un de leurs survivants, Julius Löbmann vint
demander réparation au grand-père de notre auteur.

Car Karl Schwarz ne fut pas à proprement parler un nazi au sens où
on l’entend habituellement, c’est-à-dire l’un des rouages essentiels
d’un système totalitaire qui conduisit à la destruction de l’Europe et
à la Shoah mais plutôt ce que les autorités d’occupation qualifièrent
de Mitläufer, « ceux qui marchaient avec le courant ». A la lecture de
cet ouvrage, on mesure combien la plus grande tragédie du 20e
siècle fut rendue possible grâce aux renoncements quotidiens, à ces
gestes imperceptibles, tels de petites touches d’un tableau dont ne
connait pas le sujet définitif, qui dessinèrent lentement la
cathédrale de l’horreur. A l’image de son histoire familiale,
Géraldine Schwarz nous montre ainsi que certes il y eut de grands
architectes mais que ce monument ne se construisit que grâce aux
mains, petites ou grandes, de ces innombrables bourreaux du
quotidien, de ces milliers de Karl Schwarz.

Le comportement de ce dernier qui poussa le cynisme jusqu’à
proposer un prix « acceptable » aux Löbmann, interroge chacun de
nous. Qu’aurions-nous fait à sa place ? Car aujourd’hui, avec le recul,
il est facile de juger. Mais lorsque le malheur frappe notre voisin,
que faisons-nous ? Le livre montre et c’est certainement sa grande
force que l’histoire n’est pas divisée entre héros et traîtres. Que des
hommes se trouvent bien souvent à la lisière de ces deux
sentiments. Comme ces voisins qui déposaient quelques
médicaments à des familles juives de Mannheim, ne sont jamais
entrés en résistance contre le Troisième Reich et ne sont pas
devenus des justes. Dans le cas de Karl Schwarz, adhérant au parti
nazi en 1935 pour sécuriser avant tout ses affaires, la limite fut
franchie lorsqu’il a sciemment utilisé le malheur des autres pour sa
propre réussite. Il ne comprit cependant pas qu’il existait une
différence entre vivre sous le Troisième Reich et composer avec lui.
Lentement alors, à l’image de son père Volker, l’Allemagne
s’engagea, non sans heurts, dans un processus de prise de
conscience de cette responsabilité collective.

L’ouvrage de Géraldine Schwarz ouvre une nouvelle fois cette plaie
jamais refermée d’un peuple plus ou moins complice du plus grand
crime de l’histoire de l’humanité. Elle ravive la thèse développée en
son temps par Daniel Goldhagen sur des Allemands devenus les
bourreaux volontaires d’Hitler. Mais à la différence près que Karl
Schwarz, s’il fut d’une certaine manière un bourreau, il le devint
malgré lui. A l’heure de l’entrée d’un mouvement d’extrême droite
au Bundestag, les Amnésiques s’adressent ainsi à la mémoire de
toute une nation. En déroulant sa pelote familiale jusqu’à notre
époque récente, le récit de Géraldine Schwarz n’est pas une
succession de souvenirs mais plutôt un avertissement.

Laurent Pfaadt

Géraldine Schwarz,
les Amnésiques,
Flammarion, 352p, 2017

Geraldine Schwarz présentera son livre à la librairie Kléber
de Strasbourg le 4 novembre.