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L’Empire du dragon d’or

Les trésors de la dynastie Ming sont à l’honneur au musée Guimet

En évoquant la dynastie Ming (1368-1644), de nombreux visiteurs ne connaissent que sa céramique et elurs fameux vases bleus et blancs quand d’autres se souviennent peut-être que les Ming édifièrent la portion de la grande muraille de Chine figurant sur les cartes postales. Personne en revanche ne sait que la dynastie Ming représenta l’âge d’or de l’orfèvrerie impériale chinoise. D’où l’intérêt de l’exposition du musée Guimet.


Organisée en partenariat avec le musée des beaux-arts de Quijang à Xi’an, l’ancienne Chang’an, capitale de la Chine sous plusieurs dynasties notamment celle des Tang qui fait également l’objet d’une fantastique exposition au musée Guimet, dans une province où fut découverte il y a un demi-siècle, l’armée de terre cuite, l’exposition l’Or des Ming a des allures de chasse aux trésors en même temps qu’elle se veut une formidable histoire économique mondiale des matières premières. Si l’argent servit très vite de moyen de paiement à une dynastie ouverte sur un commerce international symbolisé par les voyages de Zheng He, le Colomb chinois, l’or fut quant à lui « restreint aux désirs de somptuosité » selon Arnaud Bertrand, l’un des deux commissaires de l’exposition, conservateur en charge des collections coréennes et de Chine ancienne au musée Guimet dans le très beau catalogue qui accompagne cette exposition. Les artisans de la dynastie Ming développèrent ainsi une gamme de techniques parfaitement détaillées en ouverture de l’exposition pour créer des bijoux et des vases d’une beauté stupéfiante.

Epingle à cheveux

Exposant des pièces sorties exceptionnellement de Chine comme on dévoile un trésor offert pour célébrer le 60e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la République populaire de Chine et la France du général de Gaulle, le musée Guimet rayonne ainsi de l’éclat de ces merveilleuses parures et de ces vases ouvragés qui traduisent un raffinement et un sens du détail éblouissants avec par exemple cette aiguière à décor de dragon et de lion jouant avec une balle ou ces boucles d’oreilles serties d’ambre. Le point d’orgue est atteint avec une magnifique collection d’épingles à cheveux en or serti de jade, de rubis ou d’émeraudes et figurant des animaux fantastiques ou des symboles qui servent, à travers ces coiffes et autres ornements, à installer socialement celles qui les portent.

Car dans cette cité interdite que vient d’achever Yongle (1402-1424) l’un des empereurs Ming, il faut voir et être vu. Et l’épingle insérée dans un chignon dont il existe mille et un modèles pose chaque personnage à la cour. « Il s’agissait avant tout d’objets d’apparat, dont l’une des fonctions essentielles consistait à révéler le statut, la richesse et le goût de leur propriétaire » complète Hélène Gascuel, l’autre commissaire, par ailleurs conservatrice en charge des collections textiles et du mobilier chinois au musée Guimet dans un chapitre fascinant du catalogue consacré aux codes et à la symbolique des bijoux. Ainsi, le dragon et le phénix étaient réservés aux membres de la famille impériale et de leurs proches parents.

Un tel luxe nécessitait bien évidemment des matières premières en abondance notamment cet or et cet argent venu du Nouveau Monde. On estimait ainsi que la Chine, au début du 17e siècle importait un tiers de l’argent en provenance du Mexique et du Pérou. Face à cette inflation, le roi d’Espagne Philippe IV fit alors adopter des lois restreignant le commerce de l’argent avec la Chine. Les jours de la dynastie Ming étaient comptés. Renversés en 1644, les Ming furent remplacés par les Qing. Mais à l’image de cet or qui ne s’oxyde jamais, l’éclat de leur civilisation ne s’est jamais terni comme en témoigne cette merveilleuse exposition.

Par Laurent Pfaadt

L’Or des Ming, Fastes et beautés de la Chine impériale (14e-17e siècles), Musée des arts asiatiques-  Guimet,
jusqu’au 13 janvier 2025

A lire le catalogue :

L’Or des Ming, Fastes et beautés de la Chine impériale (14e-17e siècles) sous la direction d’Hélène Gascuel , Coédition Musée national des arts asiatiques-Guimet, Paris / In Fine éditions d’art, 216 p.

Nos années Apostrophes

La France entière connaît sans le savoir Rachmaninov. Pendant quinze ans, le vendredi soir, le compositeur russe lui a susurré les premières notes de son premier concerto. Certes on y a parlé de musique mais assez peu, plutôt de littérature avec ses compatriotes Nabokov et Soljenitsyne qui lui ont vite volé la vedette.


Picture taken on April 11, 1975 in Paris of Russian writer and former Soviet dissident Alexander Solzhenitsyn (©) attending French TV literary talk show « Apostrophes », presented by Bernard Pivot (2ndR). AFP PHOTO/ MICHELE BANCILHON CULTURE-LITERATURE-SOLJENITSYNE

Car de vedettes il y en a eut à Apostrophes, ce rendez vous littéraire devenu culte présenté par Bernard Pivot, le fameux « Roi Lire » disparu en mai dernier. Une petite musique revenue comme une Madeleine de Proust à nos oreilles avec la parution de ce livre magnifique nourri de photos inédites qui célèbrent le cinquantième anniversaire de la première émission. En feuilletant les pages, on a parfois l’impression d’entendre les voix d’Alberto Moravia affirmant dans son français teinté d’italien que « je ne suis jamais allé à l’école parce que j’étais malade, ce qui m’a permis d’écrire un roman à l’âge de dix-sept ans. Autrement, j’aurais dû attendre d’avoir trente ans » lors de l’émission du 30 mars 1979 ou celles d’Umberto Eco, d’Elie Wiesel, de François Mitterrand venu présenter L’abeille et l’architecte ou encore d’Arthur Miller.

Sur le plateau d’Apostrophes se côtoyaient toutes les esthétiques, la littérature bien entendu mais également le cinéma, la politique, la photographie avec Robert Doisneau et Helmut Newton et même l’entreprise. Bernard Pivot, dont la culture générale dépassait toutes les frontières et pouvaient se nicher dans le tanin du vin ou dans un geste technique sur la pelouse du stade Geoffroy Guichard, faisaient dialoguer des gens différents, non sans humour. Ainsi lors d’une émission intitulée « Ils avaient vingt ans en Mai-68 », le 23 mai 1986, en compagnie de Guy Hocquenghem, Laurent Dispot, Pascal Bruckner et Bernard Tapie, Bernard Pivot introduisait ses invités avec ces mots : « «Sont réunis ce soir, sur le plateau d’Apostrophes, trois intellectuels et un chef d’entreprise. En mai 1968, ils avaient vingt ans. En mai 1986, ce sont des quadragénaires ou en passe de l’être. Où en sont-ils ? Que disent-ils ? Qu’écrivent-ils ? En épigraphe de cette émission je souhaiterais vous citer une publicité que vous avez certainement vue dans les quotidiens : « Mai 68, on a refait le monde. Mai 86, on refait la cuisine ».

Au fil des pages, les épigraphes se succèdent donc au fronton de ce temple cathodique de la littérature où une émission littéraire placée en deuxième partie de soirée réunissait plusieurs millions de téléspectateurs, ce qui stupéfait encore aujourd’hui nos voisins outre-atlantiques. Des épigraphes qui se voulaient tantôt jouissives avec l’ébriété démonstrative d’un Bukowski ou discrète d’un Nabokov ou sanglantes notamment lorsque Denise Bombardier s’en prit à Gabriel Matzneff dans l’une des dernières émissions, le 2 mars 1990, en affirmant qu’« un livre ne peut pas servir d’alibi » pour justifier les abus de pouvoir sur de jeunes filles que dénoncera trente ans plus tard Vanessa Springora.

Ce soir-là une émission littéraire se mua en une véritable apostrophe, cette figure de rhétorique par laquelle un orateur interpelle tout à coup une personne ou une chose personnifiée. Une apostrophe parmi d’autres qui composent ce livre merveilleux qui raconte non seulement une histoire de la télévision mais également notre monde à travers le prisme de ses intellectuels.

Par Laurent Pfaadt

Nos années Apostrophes, avant-propos de Laurent Valet, préface d’Augustin Trapenard
Chez Flammarion/INA, 224 p.

La Symphonie tombée du ciel

Dernière pièce avant les fêtes de fin d’année au TNS. Vrai bonheur d’écoute, vrai plaisir de voirjouer ces musiciens pour une symphonie d’une grande inventivité, d’une incontestable richesse de sons, un travail exemplaire et lumineux qui donne à voir et à entendre une œuvre qui semble  se fabriquer sous nos yeux, rien que pour nous, comme un cadeau que l’on reçoit collectivement avec un plaisir manifeste.


Joseph Banderet

Dix-sept musiciens qui évoluent avec une sorte de liberté qui leur permet de s’organiser en diverses formations et regroupements, ici les cordes, là les vents mais parfois cordes et vents ensemble, batterie en fond de scène qu’on déménage et ramène devant selon la nécessité des effets recherchés. Instrumentistes qui donnent de la voix et nous offrent leur souffle en même temps que leur jeu démontrant que les deux expressions s’enrichissent mutuellement.

C’est beau, prenant, parfois bluffant. On sourit de ces histoires à la fois tristes et drôles où l’on nous conte l’espoir d’un miracle attendu et jamais réalisé (traduit de l’italien sur écran), « que mon père ne devienne pas un fantôme » implore celui qui a entrepris un pèlerinage vers un site de « La Madonna » censée exaucer les vœux mais le miracle n’aura pas lieu et tout compte fait la relation père-fils semble meilleure depuis que le père n’est plu. Belle ironie du sort !

La musique et l’histoire deviennent une seule et même expression de l’espoir comme de l’échec et de sa conclusion, elle va et vient à travers les déplacements, les arrangements opérés par les musiciens, maîtres du jeu et nous suivons les méandres, les nuances qu’ils nous proposent, envoûtés par une écoute sensible qui nous conduit vers un autre récit qui évoque celui-là une marche dans la montagne enneigée et nous fait penser à l’écrivain italien De Luca, autre aventurier de la montagne.  Un échappé du groupe vient sur le devant du plateau nous expliquer doctement ce qu’est « une plaque à vent », expression qui peut paraître aussi peu adaptée à ce que son nom indique que l’expression »pot aux roses » nous fait-il remarquer, tout cela pour  nous dire  que ce phénomène constitue un vrai danger, la neige n’ayant alors pas d’assise peut se dérober sous les skis et entraîner la mort, cas que malheureusement j’ai connu car cela est arrivé à un jeune voisin randonnant dans  les Pyrénées. Dans le déroulé du spectacle, l’homme enfoui sous la neige arrivera à se dégager et ô Miracle à rester en vie !

Un original spectacle-concert signé avec les musiciens très engagés de l’orchestre « La Sourde » sous la direction artistique de Samuel Achache, qui a assuré la mise en scène et de Florent Hubert, Eve Risser et Antonin Tri Hoang signant la composition.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 13 décembre au TNS

Spectacle en français et en italien surtitré.

One Song

Le bruit et la fureur, c’est le stade dans toute sa banalité ? oh que non, ce serait peut-être comme une parodie de celui-ci car tout y va encore plus loin que les excès dont il est coutumier, une démonstration en quelque sorte de jusqu’où on peut aller trop loin et pour ce faire, ne pas hésiter à faire appel  aux meilleurs comédiens, musiciens qui se révèlent athlètes de haut niveau car leurs performances ne requièrent pas que du souffle et du muscle mais aussi une sacrée résistance pour tenir sans discontinuer une heure durant ces prestations  pour ainsi dire hors norme.


© Andreas Simopoulos

Nous voici donc face au vaste plateau occupé, côté cour, par une équipe de sportifs en plein échauffement tandis que, en fond de scène sur des gradins commencent à s’agiter une bande de supporters reconnaissables à leurs longues écharpes et que, tout en haut, une speakerine en tenue rouge annonce dans un micro les noms et spécialités des athlètes, son propos difficile à comprendre se mue soudain en un irrépressible fou rire.

Un métronome en avant-scène est déclenché et tout démarre. Athlètes – musiciens, chacun va vers son poste, curieusement le violoncelliste se couche sous son instrument, le percussionniste commence son déplacement, courant d’une caisse-claire  à l’autre avant de taper frénétiquement dessus pendant que la violoniste grimpe sur la poutre avec l’aide de l’escalateur d’espalier  et commence à jouer, le regard fixé sur le public, tendant une jambe après l’autre mais maintenant son fragile équilibre, le cinquième se transforme en coureur de fond sur le tapis roulant. Activité incessante, accompagnement musical à saturation, public abasourdi qui découvre bientôt comme un contrepoint tranquille et décalé un pom-pom boy  vêtu de blanc, esquissant avec grâce ses pas de danse  en agitant ses plumes , traversant   le plateau avec sérénité. Drôle et surprenant.

Au vu de toutes ces performances, la bande de supporters se déchaine, ne cesse d’agiter bras et jambes pour encourager  ceux qui se démènent sous leurs yeux, ils crient et hurlent leur enthousiasme  dans une belle unanimité et ce second groupe est en totale réponse au premier et déploie la même énergie. Mais on n’est pas au bout de nos surprises puisqu’une avalanche de balles de ping pong rebondissent bientôt sur le plateau  avant une autre chute intempestive, celle de la pluie qui mouille tout et que  les comédiens s’efforcent d’éponger avec leurs tee-shirts.

Un spectacle ludique, intelligent, où l’humour, la fantaisie et la musique s’entremêlent joyeusement pour le très grand plaisir du public.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du16 novembre au Maillon

Redonner de la profondeur à l’idée d’Europe

Sous la direction de Benjamin Deruelle, professeur d’histoire moderne à l’université du Québec à Montréal, les éditions Passés composés ont entrepris de publier une vaste Histoire de l’Europe en quatre volumes. Une entreprise qui se veut à la fois politique, militaire, économique et culturelle. Une œuvre appelée assurément à faire date. A l’occasion de la sortie du premier volume qui va de la Préhistoire au Ve siècle, Hebdoscope a interrogé Benjamin Deruelle.


Comment est née cette histoire de l’Europe ?

Depuis le début du xxie siècle, l’Europe a traversé une série de crises politiques, économiques, épidémiques et désormais militaires. Ces crises ont eu le double effet de mettre le projet européen à rude épreuve tout en replaçant l’histoire du continent européen au cœur du débat public. L’« héritage » européen et les « valeurs communes » de l’Europe ont été convoqués, et continuent de l’être, constamment par les politiques que ce soit pour critiquer ou défendre, au contraire, l’Union européenne. Or, lorsque ces idées sont invoquées, c’est souvent dans une version essentialisée de ce qu’elles sont aujourd’hui. Elles donnent alors le sentiment que l’Europe actuelle est le fruit d’une lente construction linéaire et inéluctable. C’est de ces constats qu’est né ce projet avec la volonté de sensibiliser le public à la manière dont les questionnements présents s’immiscent dans la perception de l’histoire de l’Europe et de l’inviter à faire la part des choses entre ce qui tient de l’héritage et ce qui tient de la réappropriation. Pour cela, il a pour ambition de proposer une nouvelle lecture de l’histoire de l’Europe : une lecture qui redonne de la profondeur à l’idée d’Europe et interroge la manière dont l’entité géographique, politique et culturelle que nous connaissons s’est construite ; une lecture actualisée de l’histoire de l’Europe intégrant les tendances et les avancées récentes de l’historiographie ; une lecture qui donne des clefs de compréhension tout en soulignant les doutes et les incertitudes pour amener le lecteur à réfléchir sur ces propres représentations de l’Europe.

Vous faites commencer votre histoire de l’Europe à la préhistoire. Pourquoi ?

Contrairement à la plupart des histoires de l’Europe qui commence leur récit à l’époque médiévale avec la chute de l’Empire romain, le sacre de Charlemagne ou le schisme de 1054 entre Rome et Byzance, nous avons fait le choix d’intégrer la préhistoire et l’Antiquité à la nôtre. Ce choix nous a semblé pertinent pour rompre avec les approches traditionnelles qui orientent la lecture de l’histoire de ce continent en soulignant le lien entre Europe, Empire et chrétienté. Or, si ce lien n’est pas faux, et s’il structure l’histoire de l’Europe au Moyen Âge, il favorise une perception monolithique et déterminée par le politique et le religieux de ce continent. Cette approche minimise par ailleurs la part des héritages de l’Antiquité, alors même que la construction carolingienne est vécue par ses acteurs et ses commentateurs comme une restauration de l’Empire romain plutôt que comme une rupture, et qu’un autre empire romain survit à l’extrémité orientale de l’Europe, l’Empire byzantin. Enfin, ce choix a semblé pertinent au regard de notre projet, dès lors que l’on considère que le sentiment européen s’ancre aujourd’hui dans un passé fantasmé remontant non seulement à l’Antiquité gréco-romaine (médecine, philosophie, droit, mode de vie), mais encore aux peintures rupestres, aux mégalithes de Stonehenge ou à la culture celte. Nous sommes bien conscients que ce choix n’est pas moins neutre qu’un autre. Il permet toutefois de faire un pas de côté et de mettre en lumière d’autres aspects et d’autres espaces de l’histoire de l’Europe.

Dans votre préface, vous appelez à revenir sur la perception monolithique de l’Europe. Qu’entendez-vous par là ?

L’histoire de l’Europe est encore souvent présentée aujourd’hui comme celle d’un bloc unitaire dont les contours coulent de source. Or, le terme même d’Europe interroge. De quoi fait-on l’histoire ? Sans évoquer la princesse phénicienne que Zeus, transformé en taureau, aurait enlevée, parlons-nous d’un continent, d’un territoire ou d’une idée ? S’il s’agit du continent, il faut considérer que ces limites ont été définies par les savants du xviiie siècle de manière conventionnelle et qu’elles font toujours présentement l’objet de question. Où s’arrête l’Europe ? Aux rives du Don comme le supposaient les géographes de l’Antiquité ou à celles de l’Ob, qui s’écoule à travers la Sibérie occidentale, comme le laisse entendre le chevalier de Jaucourt dans son article « Europe » de l’Encyclopédie au milieu du xviiie siècle ?

D’autre part, les histoires de l’Europe, et c’est paradoxal, se présentent la plupart du temps sous la forme d’une juxtaposition d’histoires nationales ne s’entrecoupant le plus souvent qu’à l’occasion des nombreuses guerres qui jalonnent l’histoire du continent européen. Au contraire, notre projet cherche à favoriser les croisements et la comparaison entre les espaces, les changements d’échelle, ainsi que la dimension problématique du récit, afin d’éviter les grandes narrations uniformes et l’émiettement de la réflexion. C’est ce questionnement qui permet de rendre à l’histoire de l’Europe sa profondeur et son épaisseur. Il exige en effet non seulement de refuser les généralités toutes faites et d’interroger les idées reçues, mais encore d’insister sur la diversité des territoires et des expériences, ainsi que sur les dynamiques propres à chacun d’entre eux et à chaque domaine de l’activité humaine. Ainsi, par exemple, la vie en « cité » et l’organisation en État sont envisagées dans le chapitre 5 de ce premier volume au-delà de la Grèce antique ou du bassin méditerranéen, au travers des espaces occidentaux et septentrionaux du continent.

Pour cela, votre parti pris est d’aller voir au-delà des frontières de l’Europe, pourquoi ?

L’Europe n’est pas la première échelle qui vient à l’esprit lorsque l’on parle de l’Antiquité. Cette période est en effet associée d’abord au bassin méditerranéen. L’on y intègre parfois le Proche-Orient et les rives méridionales de la Méditerranée, lorsque l’on s’intéresse aux empires antiques, qu’il s’agisse de la thalassocratie athénienne ou des empires macédonien et romain. Or, comme nous venons de l’évoquer, définir les contours géographiques de l’Europe est chose d’autant moins aisé que la perspective adoptée est celle du long terme. Il est évident que l’Europe n’existe ni dans la préhistoire ni au début de l’Antiquité. Si les géographes comme Strabon, au début de l’ère chrétienne, utilisent ce terme pour désigner l’espace qui s’étend des colonnes d’Hercule au Don et de la Méditerranée à un septentrion mal délimité, ce dernier qualifie d’abord une petite région du Péloponnèse puis, à la fin du iiie siècle de notre ère, une province administrative de l’Empire romain. La difficulté de circonscrire une fois pour toutes les limites de l’Europe tient également à la succession des périodes de dilatation et de rétraction des territoires occupés et contrôlés par les peuples qui ont habité l’Europe dans sa définition actuelle. Il suffit de penser à l’expansion de l’empire d’Alexandre, aux deux siècles de l’existence des États latins d’Orient (xie-xiiie siècle), et aux empires coloniaux ou au contraire, à la présence des États musulmans d’Al Andalus entre le viiie et le xve siècle ou encore des Ottomans dans l’Europe balkanique et centrale du xve au xixe siècle.

Ces constats nous ont convaincus d’adopter une définition flexible de l’espace considéré et à mettre l’accent sur les circulations et les échanges afin de proposer une histoire de l’Europe connectée au reste du monde. Pour ce premier volume consacré à la préhistoire et à l’Antiquité, cela permet de rééquilibrer la place de l’Antiquité gréco-romaine dans l’histoire au profit d’autres espaces aujourd’hui perçus comme européens – notamment l’Europe septentrionale et orientale – et de mettre en lumière les liens importants qui unissent l’Europe à l’Afrique et à l’Asie. Ces liens apparaissent dès lors que l’on s’intéresse à la circulation des hommes, des objets et des idées, qui éclairent des phénomènes d’appropriation, et parfois de métissage, des savoirs et des pratiques médicales, économiques et même religieuses. Ainsi la médecine galénique, considérée comme la mère de la médecine européenne a-t-elle essaimé jusqu’en Asie. À l’inverse, une représentation d’Isis donnant le sein à Horus découverte dans une maison du Fayoum permet de faire prendre conscience des emprunts que le christianisme ne s’interdisait pas à ses débuts.

L’idée d’Europe apparaît dès lors comme une succession de constructions et de reconstruction. Se trouve-t-elle menacée aujourd’hui ?

Il faut en effet tout d’abord considérer que l’idée d’Europe ne coule pas de source. À l’origine, cela a été évoqué, elle n’existe tout simplement pas. Les périodes de menace, notamment extérieures, sont toutefois propices à sa cristallisation à partir d’éléments anciens, mais également du contexte immédiat. C’est à ce titre que nous parlons de construction et de reconstruction, d’appropriation et de réappropriation ou d’héritages. Quand le terme d’Europe apparaît dans la documentation grecque, il a d’abord une acception géographique. Il ne désigne jamais une communauté politique ou culturelle, comme il peut le faire aujourd’hui, à l’exception de certains auteurs, tels que Hérodote et Eschyle, qui lui attribuent une dimension géopolitique par opposition à l’Asie, dans le contexte des guerres médiques du début du ve siècle av. notre ère. Cinq siècles plus tard, Cicéron consacrera cette opposition pour faire de Rome l’héritière d’une histoire commune, celle de la lutte pour la liberté des peuples face aux pouvoirs despotiques. Au Moyen Âge, l’idée d’Europe sera associée à la chrétienté et à l’Empire pour soutenir leur rêve d’unité et d’unicité, alors que jamais les frontières géographiques, politiques, culturelles et religieuses de l’Europe n’ont coïncidé. Lorsque les Ottomans s’emparent de Constantinople en 1453, l’humaniste Enea Silvio Piccolomini appelle à prendre la défense de cette Europe qu’il définit non plus seulement par ses limites spatiales ou son appartenance à la chrétienté, mais encore par le partage d’une culture gréco-romaine. Les discussions actuelles sur l’« identité européenne », les « origines antiques » ou les « racines chrétiennes de l’Europe » révèlent les tensions internes et les pressions que subit l’Union européenne depuis l’extérieur. Peut-être que le meilleur moyen de la protéger est d’abandonner l’idée d’une Europe uniforme dont les peuples communieraient dans une culture monocorde. L’image de cette « grande république partagée en plusieurs États » qu’en donnait Voltaire au milieu du xviiie siècle offre peut-être une clef pour construire l’idée d’Europe de demain : celle d’une Europe unie dans la diversité, indivisible dans la dispersion, unique dans la comparaison.

Par Laurent Pfaadt

Le crématorium froid

La littérature réserve bien des surprises. Des livres inconnus, injustement oubliés, ressurgissent parfois des cendres de l’Histoire pour s’imposer à nous. Celles du Crematorium froid, le récit concentrationnaire de Jozsef Debreczeni, Jozsef Bruner de son vrai nom (1905-1978), étaient, malgré son titre, encore tièdes depuis la rédaction au lendemain de la seconde guerre mondiale de son livre publié à Belgrade en 1950 et réapparu à la foire de Francfort en 2023.


Jozsef Debreczeni fut comme près de 400 000 juifs hongrois, déporté à Auschwitz en compagnie de ses parents et de sa femme qui y furent assassinés. Arrivé en avril 1944, il fut ensuite envoyé dans une annexe de Birkenau puis dans un sous-camp de Gross-Rosen, le camp-hôpital de Dörnhau, aujourd’hui Kolce, en Basse-Silésie polonaise près de la frontière avec la Tchécoslovaquie où l’on assassinait les détenus par le travail. Ici donc pas de chambres à gaz et de fours crématoires mais une mort lente qui arrive par le froid, le typhus et surtout la faim et vous attend dans le crématorium froid, cette morgue où l’on jette des mourants qui ne sont plus ou si peu nourris sous le regard de médecins et d’infirmiers sadiques.

Le livre est glaçant tant dans les descriptions qu’il livre bien évidemment mais surtout dans cette solitude qui semble entourer l’auteur. La survie est aussi bien physique et l’on se demande comment le corps parvient à se maintenir en vie alors que toute volonté est annihilée. Elle est aussi mentale et, dans une langue emprunte d’une beauté littéraire indéniable, le texte sublime cette quête d’une survie que l’on cherche partout. Ici, la déshumanisation semble totale. Les SS ne dirigent pas, n’encadrent pas et cette absence de lois, même iniques et cruelles, semble presque pire tant elle laisse l’espèce humaine face à ses instincts les plus vils.

Témoignage important de la Shoah enfin redécouvert, Le crematorium froid est assurément à ranger aux côtés de Si c’est un homme de Primo Levi, d’Être sans destin d’Imre Kertész, et Mauthausen de Iakovos Kambanellis, ces autres grands textes de la littérature concentrationnaire.

Par Laurent Pfaadt

Jozsef Debreczeni, Le crématorium froid, traduit du hongrois par Clara Royer, La cosmopolitaine
Chez Stock, 336 p.

Stanley Kubrick

En 1968, Stanley Kubrick, réalisateur mondialement célèbre après Les Sentiers de la gloire et 2001, l’Odyssée de l’espace, se lance dans un projet démesuré : raconter son Napoléon. Son film rejoignit pourtant ces projets titanesques, tel le Leningrad de Sergio Leone, qui ne virent jamais le jour. Le réalisateur américain se rabat alors sur l’adaptation cinématographique d’un livre de William Makepeace Thackeray (1811-1863), The Memoirs of Barry Lyndon. Il en fera un film « sur l’échec, l’impuissance à fracturer un monde travaillé par les passions tristes » comme le rappelle Sébastien Allard, directeur du département des peintures du musée du Louvre dans la préface du livre. Un film grandiose devenu très vite culte.


The Los Angeles County Museum of Art (LACMA) and the Academy of Motion Picture Arts and Sciences (The Academy) are pleased to co-present the first U.S. retrospective of filmmaker Stanley Kubrick, developed in collaboration with the Kubrick Estate and the Deutsches Filmmuseum, Frankfurt. Pictured: Stanley Kubrick with Hardt Krüger and Ryan O’ Neal on the set of BARRY LYNDON.

Près d’un demi-siècle après sa sortie au cinéma, Barry Lyndon a quelque peu disparu du patrimoine cinématographique. Et pourtant, plus qu’aucun autre, ce film est un patrimoine à lui seul, à la fois matériel et immatériel. Il devenait donc nécessaire de se replonger dans cet univers à nul autre pareil parfaitement restitué par ce livre nourri d’archives jusqu’alors inédites conçu sous la supervision de Jan Harlan, beau-frère de Kubrick et producteur des cinq derniers films du cinéaste.

Les auteurs de ce livre fantastique, parfois au sens premier du terme comme dans ces scènes d’intérieur où se côtoient personnages mystérieux et redoutables, nous emmènent littéralement à l’intérieur du film en compagnie des acteurs – Ryan O’Neal, le héros de Love Story dont le choix surprit plus d’un et l’envoûtante Marisa Berenson qui tint là le rôle de sa vie – des techniciens et bien évidemment du génie que fut Stanley Kubrick. Leurs  témoignages éclairent ainsi les coulisses du chef d’œuvre et se doublent d’images d’une beauté stupéfiante comme celles de Lady Lyndon avec sa beauté fardée ensorcelante. Analysant ainsi le film comme un alchimiste reprenant les ingrédients qui lui firent transformer le plomb du pistolet de Barry Lyndon lors de ses duels en or dispensé par cet éclairage à la bougie, le lecteur reste stupéfait. Stupéfait car il se promène dans une sorte d’exposition filmée et littéraire, croisant tantôt les tableaux d’Hogarth ou de Chardin, tantôt les story-boards, œuvres d’art à part entière, tantôt enfin avec ces costumes signés Milena Canonero et Ulla-Britt Söderlund et qui valurent à ces dernières l’un des quatre oscars du film en 1976.

Et puis bien évidemment la Sarabande d’Haendel adaptée par Leonard Rosenman, une œuvre intemporelle gravée dans nos mémoires comme le tocsin d’un destin. Un destin, celui de Barry Lyndon qui résonne de son message sans savoir s’il faut y voir dans cet anti-héros un opportuniste sans foi ni loi ou bien un « personnage né dans la pauvreté qui est détruit par un système de classe impitoyable » selon Michel Ciment, critique de cinéma et l’un des contributeurs du livre. Un film qui n’a donc rien perdu de sa modernité tant dans son esthétique que dans le miroir qu’il nous renvoie.

En cette période de fêtes à venir, ce livre magnifique devrait assurément comblé les amoureux non seulement de Stanley Kubrick et les passionnés du cinéma. Un livre à ranger entre Michel-Ange et Haendel.

Par Laurent Pfaadt

Jan Harlan, François Betz, Barry Lyndon : Stanley Kubrick
Aux éditions Simeio, 172 p.

Blake et Mortimer

Le duo du Testament de William S et du bâton de Plutarque reprend du service une dernière fois dans ce trentième opus de la célèbre série créée par Edgar P. Jacobs. Signé Olrik a cependant un goût particulier car il fait office de testament d’André Juillard, l’un des chefs de file belge de la « ligne claire », Grand Prix d’Angoulême en 1996 disparu le 31 juillet dernier et à qui Yves Sente rend un hommage émouvant en ouverture de cet album en rappelant leurs innombrables discussions, un whisky à la main, à la manière de leurs héros favoris.


Le nouveau sujet de discussion de ces derniers n’est autre que la pose par la couronne britannique de la première pierre d’une caserne dans la petite ville de Sainte Corineus en Cornouailles. Tout devrait se passer pour le mieux, d’autant plus que le cerveau si fécond du professeur Mortimer a imaginé une nouvelle machine, « La Taupe », capable d’excaver tout type de terrain. Sauf que des membres du Free Cornwall Group, un mouvement indépendantiste de Cornouailles ne l’entendent pas de cette oreille. Menés par un mystérieux Grand Druide, ils veulent préserver leur territoire où se trouve l’antique Avalon, de toute corruption étrangère, grâce à la découverte d’Excalibur, la mythique épée, enfouie quelque part sous leurs pieds.

Un complot, une arme de destruction massive permettant de régner sur le monde et capable de détruire la couronne britannique et d’apporter richesse à son possesseur, il n’en fallait pas moins pour séduire le colonel Olrik qui se rapproche alors de nos apprentis terroristes. Imprévisible à souhait, Olrik va en réalité se révéler d’une aide précieuse pour Francis Blake et Philip Mortimer, contraints de devoir le relâcher pour préserver la sécurité de cette Grande-Bretagne qu’il honnit. Mais Olrik ne serait pas Olrik s’il n’avait pas une petite idée derrière la tête…

Avec son lot d’aventures matinées d’une touche de fantastique et de retournements imprévus, ce dernier album d’André Juillard a assurément un goût particulier et mettant à l’honneur l’un des méchants les plus célèbre de l’histoire de la BD.

Par Laurent Pfaadt

Yves Sente et André Juillard, Signé Olrik, Blake et Mortimer
tome 30, 64 p.

Mon fantôme bien-aimé

Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme présente une exposition passionnante sur le Dibbouk

Il y a quelques années, rencontrant l’écrivaine polonaise Agata Tuszynska, cette dernière me confia être traversée en permanence par la mémoire du ghetto de Varsovie, ce « dibbouk » qui revient sans cesse. Une sorte d’âme errante qui veut dire en hébreu « lié, attaché » et peut être soit bienveillante soit malveillante en prenant possession d’un être vivant. Agata Tuszynska est peut-être lié à Marek Arnstein, traducteur en polonais de la pièce Le Dibbouk et scénariste du film réalisé en 1937 par Michal Waszyński ou à l’un des acteurs du film, Ajzyk Samberg qui joue le Messager. Deux hommes assassinés après la liquidation du ghetto de Varsovie. 

La notion de dibbouk tire son origine de la tradition juive kabbaliste d’Europe de l’Est qui postule la perméabilité de la frontière entre la vie et la mort. Il ne faut pas voir le dibbouk comme une malédiction ou un fantôme venant hanter les vivants mais bel et bien comme l’âme, l’esprit d’un disparu restant au contact des vivants. Les toiles et dessins de Marc Chagall que l’exposition place astucieusement en ouverture attestent de cette cohabitation surnaturelle.

Le dibbouk apparaît véritablement en 1915 dans les travaux de Shloyme Zanvl Rappoport, plus connu sous le pseudonyme de Shalom Anski (1863-1920), tirés de ses explorations ethnographiques dans les shtetl de Volhynie et de Podolie. Celui qui fut aussi écrivain consigna dans ses œuvres ces  éléments du folklore juif notamment yiddish. Sa pièce, Entre deux mondes, Le Dibbouk demeure encore aujourd’hui son œuvre la plus célèbre, donnée pour la première fois en décembre 1920 à Varsovie. L’exposition restitue ainsi parfaitement à la fois la création de la pièce par la Vilner Trupe et sa reprise en janvier 1922 à Moscou par la troupe du théâtre Habima en présentant notamment les costumes de Nathan Altman mais également son incroyable succès dans le monde entier, en France et aux États-Unis. « Le Dibbouk était devenu l’emblème du théâtre yiddish, un point de ralliement pour juifs et non-juifs, et il semblait acquis que son incarnation au cinéma en ferait la vitrine d’un cinéma yiddish encore balbutiant » écrit Samuel Blumenfeld, journaliste du Monde dans le très beau catalogue qui accompagne l’exposition.

En 1937, Le Dibbouk devint donc un film réalisé par le réalisateur polonais Michal Waszyński qui ouvre l’exposition du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. Les scènes que présente cette dernière sont particulièrement émouvantes puisqu’elles donnent à voir un monde disparu, cette culture juive  quelques années avant son anéantissement pendant la seconde guerre mondiale. Après la guerre Waszyński devint un producteur sur le Cid (1961) et La Chute de l’Empire romain (1964) d’Anthony Mann. « Le Dibbouk était devenu son dibbouk » écrivent les auteurs du catalogue.

A l’image d’Agata Tuszynska, le dibbouk va errer jusqu’à nos jours, influençant écrivains (Romain Gary) et réalisateurs, des frères Coen (A serious man) à Andrej Wajda dont la pièce se voulait la reconstruction de ce même monde disparu en passant par l’homme de théâtre Krzysztof Warlikowski qui intégra dans sa mise en scène le dibbouk, une nouvelle de la grande écrivaine polonaise Hanna Krall que l’on retrouve également dans une anthologie récente de ses principaux textes où l’autrice prête sa voix à tous ceux qui portent en eux ces blessures indélébiles, la marque au fer rouge de l’Histoire, qu’ils soient juifs ou polonais. « Les dibboukim sont une présence. Ils sont notre mémoire dont nous ne voulons pas, ne pouvons pas et ne devons surtout pas nous libérer » affirme ainsi Hanna Krall en dialoguant avec sa traductrice, Margot Carlier, dans le catalogue de l’exposition. Ces êtres qui, malgré les tragédies de l’histoire, continuent à travers Hanna Krall, Agata Tuszynska et maintenant cette magnifique exposition, de nous parler.

Par Laurent Pfaadt

Le Dibbouk, fantôme du monde disparu, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, jusqu’au 25 janvier 2025.

A lire :

Le catalogue de l’exposition :

Le Dibbouk, fantôme du monde disparu, Pascale Samuel et Samuel Blumenfeld (sous la direction de), coédition Actes Sud/MahJ, 240 pages

Hanna Krall, La douleur fantôme, traduit du polonais par Margot Carlier, éditions Noir sur Blanc, 368 p.

A retrouver l’interview d’Agata Tuszynska : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/lheroine-de-tous-mes-livres-cest-la-memoire/

Miracles à Berlin

Seiji Ozawa dirigeant le Berliner Philharmoniker. De la beauté à l’état pur

Disparu le 6 février dernier, le chef d’orchestre japonais Seiji Ozawa eut avec le Berliner Philharmoniker une relation privilégiée. Une histoire d’amour commencée au début des années 1960 lorsque le jeune Ozawa devint le disciple d’Herbert von Karajan. Un photo inédite glissée dans ce magnifique coffret témoigne ainsi de cette relation spéciale. Le chef, fidèle à la tradition japonaise de révérence de l’élève au maître, est à genoux devant Karajan dans une relation à la fois de soumission et de complicité. « Quand j’ai dirigé les Berliner Phiharmoniker, on m’a souvent reproché d’en tirer un son étriqué. Au début le maestro Karajan me le disait aussi, et il s’est souvent moqué de moi à ce sujet. La première fois que j’ai interprété la Première Symphonie de Mahler, il a a assisté au concert. J’indiquais les attaques à tous les pupitres », ce qui énerva passablement Karajan. « Au concert suivant, j’étais terrifié. Je pensais que le maestro ne reviendrait pas, mais je tremblais comme une feuille à me demander ce que je devais faire, s’il revenait malgré tout. Et bien entendu, il ne s’est plus jamais montré » écrivit ainsi Ozawa dans son livre de conversations avec l’écrivain Haruki Murakami.

Seiji Ozawa
Copyright Berliner Philharmoniker ; coffret Ozawa

D’emblée ce coffret frappe par sa beauté, en rouge et blanc comme un linceul japonais pour honorer cet empereur de la musique classique. Et puis on l’ouvre délicatement comme on procéderait à la cérémonie du thé pour y découvrir toutes ses saveurs, française bien évidemment avec ce Ravel dont il fut, en compagnie de Martha Argerich le plus grand interprète, mais également ce Berlioz dont il demeurera certainement avec Charles Munch et John Eliot Gardiner, l’un de ceux qui domestiqua le mieux le feu du compositeur français. La Première Symphonie de Mahler est aussi là, interprétée le 3 février 1980.

D’autres saveurs se dégagent de ce coffret : le classicisme germanique avec un Haydn parfait et une Leonore magnifique. Sa conduite, parfaitement ciselée avec ce qu’il faut de passion, accompagne tantôt le violon étincelant d’un Pierre Amoyal dans le concerto de Bruch, tantôt se révèle mystérieux en compagnie de l’alto d’un Wolfram Christ chez Bartók. Chaque fois, le ton est juste avec ce qu’il faut de grandeur, maniant la baguette comme d’un sabre et faisant sien le dicton kurde voulant que « si Dieu est ton ami, peu importe que ton sabre soit de bois. »

Les différentes composantes du Berliner Philharmoniker s’avèrent être de parfaits compagnons dan ces voyages que nous proposent Ozawa. Les cuivres se dressent ainsi tels de magnifiques sommets dans la première symphonie de Tchaïkovski que le chef chef gravit avec grandeur. Parvenu au sommet, il y déploie une musique qui tient de l’épopée où l’auditeur contemple cet horizon musical dominé par les sommets de l’Alpensymphonie de Strauss,la Symphonie n°7 de Bruckner et la Symphonia Serena de Paul Hindemith, transcendés il est vrai par des enregistrements d’une incroyable qualité.

En mai 2009, Ozawa dirige l’Elijah de Mendelssohn avec une merveilleuse distribution : Matthias Goerne dans le rôle titre accompagné d’Annette Dasch, Anthony Dean et Nathalie Stutzmann. Un oratorio présent sur le Blu-ray accompagnant ce coffret où l’on peut apprécier la conduite du chef japonais.

Après une longue absence de près de sept ans, Ozawa revient en avril 2016 pour diriger la phalange berlinoise. Il est fait à cette occasion membre honoraire de l’orchestre  « ….. » raconte ainsi Haruki Murakami dans un essai inédit présent dans le coffret. Ozawa enregistre l’ouverture Egmont ainsi que la Fantaisie pour piano de Beethoven en compagnie de Peter Serkin, fils du grand Rudolf. Un Beethoven avec qui il converse aujourd’hui dans le temple des dieux de la musique. Reste à nous autres auditeurs, le privilège, avec ce coffret, d’en apprécier une chapelle.

Par Laurent Pfaadt

Berliner Philharmoniker & Seiji Ozawa, coffret 6 CDs and Blu-ray disc
Berliner Philharmoniker recordings

A lire également :

Haruki Murakami & Seiji Ozawa, De la musique, Conversations, traduit de l’anglais par Renaud Temperini, Belfond, 2018