« L’héroïne de tous mes livres, c’est la mémoire »

L’œuvre entière de l’écrivaine polonaise Agata Tuszynska est traversée par la mémoire, ce « dibbouk », ce démon du ghetto de Varsovie comme elle aime à le rappeler. Livre après livre, elle y revient toujours. Dans Histoire familiale de la peur -Grasset, 2006), elle évoque le destin de sa mère déportée dans le ghetto de Varsovie. Agata Tusziynska est également l’auteur de Wiera Gran, l’accusée (Grasset, 2011), La fiancée de Bruno Schulz (Grasset, 2015) et Affaires personnelles (L’Antilope, 2020). Son prochain livre paraîtra bientôt chez Stock. Pour Hebdoscope, elle évoque son travail d’écrivain.

Parlez-nous de votre approche de la mémoire

Agata Tuszynska
© Kapus Pyrz/KLK

L’héroïne de tous mes livres, c’est la mémoire. Celle de ma famille. Celle des juifs polonais. Et celle des autres qui me sert à me regarder comme dans un miroir pour savoir qui je suis. Je ne savais pas que ma mère était juive. Elle me l’a dit quand j’avais 19 ans. Avant cela, le silence régnait dans notre maison. J’étais une fille de parents polonais. Je ne savais même pas que les juifs existaient encore en Pologne. A l’école, on nous avait dit qu’ils étaient tous morts pendant la guerre, exterminés. J’étais une jeune fille blonde avec les yeux bleus. Ma mère avait rêvé d’avoir une fille comme cela et je ne comprenais pas pourquoi. Et puis, un jour, elle ne m’a dit qu’elle était juive. Elle n’a rien dit car elle avait peur. Avant la guerre, enfant, elle avait été la victime d’un violent antisémitisme. Et après la guerre, elle décida que ses enfants ne devaient pas vivre le même destin qu’elle. Ces non-dits, cette mémoire non transmise ont ainsi construit ma vie d’écrivain. Je savais donc qui j’étais mais les autres non. Je me suis mis alors à explorer le monde des juifs polonais notamment à travers mon livre sur Isaac Bashevis Singer. Pourtant, personne ne savait que j’étais juive. Même lors d’un voyage en Israël, lorsqu’on me demanda si j’étais juive, j’ai répondu non.

Pourquoi ?

Je ne pouvais pas le dire car je ne comprenais pas pourquoi ma mère ne m’avait rien dit. J’ai alors commencé à rechercher des gens qui, enfants, ont vécu dans le ghetto de Varsovie. J’ai interviewé beaucoup de personnes afin de collecter leurs mémoires notamment Zozia Zacjczyk, l’héroïne de mon nouveau livre, dans les années 1975. Cependant, ce livre n’a vu le jour qu’il y a deux ans parce que je ne savais pas quoi faire avec ces souvenirs incroyables. Son histoire trouva pourtant en moi un écho, celui de l’histoire de ma mère qui était un peu plus vieille que Zozia. Il me faut toucher cette histoire, cette mémoire afin de mieux comprendre qui je suis, et ainsi raconter au monde entier, tout le temps, la même histoire. Celle de la seconde guerre mondiale, celle des enfants qui ont été cachés dans les caves et les greniers de ce pays. Je crois que mon destin est de raconter cette histoire. Encore et encore. Pourtant cela devient beaucoup plus difficile car il y a de moins en moins de survivants.

Le personnage de Wiera Gran et celui de Juna dans La fiancée de Bruno Schulz participent-ils de cette même construction mémorielle ?

Oui, bien entendu. Avec Wiera Gran, je suis entrée dans le ghetto de Varsovie pour la deuxième fois après une première fois avec ma mère. Mais de l’autre côté cette fois-ci, du côté de l’espoir. Le livre sur Wiera Gran est celui, si j’ose dire, de la « collaboration » avec la vie car je pense qu’on collabore toujours et tout le temps avec la vie. Pendant la guerre, la vie était difficile et je me demande tout le temps, comment moi, j’aurais réagi. Qu’est-ce que j’aurais fait pour sauver ma vie ? Sauver ma vie plutôt que celle de ma mère, de mes enfants ? Chaque jour, je suis dans le ghetto de Varsovie et chaque jour, je me pose ces questions. Wiera Gran est entrée dans le ghetto pour chanter, gagner de l’argent et sauver sa mère et ses deux sœurs. Et puis, je me demande aussi comment il est possible de vivre après tout cela. Car passer par le ghetto ou par Auschwitz vous transforme à jamais. On veut vivre mais quelque chose se déforme en vous. Quel est le prix de tout cela, celui de la survie, celui de vivre comme si cela n’existait pas.

Tous ces personnages vivent en moi. Je suis Zozia, cette petite fille dans cette cave, je suis Bruno Schulz, abattu dans la rue. Ces personnages et leurs mémoires qui forment la mienne m’habitent en permanence. C’est comme si j’écrivais le même livre tout le temps sur les juifs et les Polonais, sur ma mère et mon père.

Que voulez-vous dire lorsque vous affirmez revenir chaque jour dans le ghetto ?

Mentalement bien évidemment. Quand je ne me sens pas bien, quand je suis malade, je me dis : mais dans le ghetto, cela devait être pire. Si je dois faire un choix, je relativise car il ne me coûtera pas la vie comme dans le ghetto. Le monde est un peu différent pour moi parce que c’était plus difficile pour eux. Alors j’essaie toujours, non pas de comparer, mais de comprendre différemment. Pour moi, c’est une leçon permanente. Même quand je me promène le long de la mer Baltique, je culpabilise de ne pas être dans le ghetto, comme ma mère dans la cave. C’est plus fort que moi ou peut-être est-ce tout simplement…moi.

Par Laurent Pfaadt