Délaissant un moment ce Chostakovitch dont il a entrepris d’enregistrer l’intégrale des symphonies, Le London Symphony Orchestre et son principal chef invité, Gianandrea Noseda ont décidé de rester dans cette Russie qui ne s’appelait pas encore URSS pour s’atteler à deux figures du répertoire russe : Tchaïkovsky et Rimsky-Korsakov.
Monument de la musique
symphonique romantique et pièce maîtresse de l’édifice musical tchaïkovskien,
la cinquième est de loin la plus belle symphonie du compositeur, tout emplie de
drames et d’émotions. Fidèle aux origines, d’une pureté presque parfaite, la
version du chef italien est magnifique. Exaltant le lyrisme inhérent à l’œuvre
grâce à des cuivres brillants qui donnent une impression de puissance sans
exagération et manifestant un sens du tempo parfait, son interprétation est de
très grande qualité et s’inscrit indiscutablement dans celle du grand Mravinsky
réalisée en 1983 et gravée chez Erato. Avec ce disque supplémentaire,
Gianandrea Noseda s’affirme un peu plus comme l’un des grands interprètes du
répertoire russe en digne héritier des Mravinsky et Jansons.
La suite Kitezh plonge quant à elle l’auditeur dans une atmosphère de légendes et d’aventures. Grâce à son chef, le LSO est plus qu’un orchestre, c’est un conteur. On a hâte de les entendre sur les Tableaux d’une exposition de Moussorgsky. Un disque qui devrait trouver sa juste place dans la discothèque de tout passionné de musique russe.
Par Laurent Pfaadt
Tchaïkovsky, Symphony n°5, Rimsky-Korsakov, Kitezh Suite, London Symphony Orchestra, dir. Gianabdrea Noseda LSO Live
C’est un Joseph Haydn arrivé à sa maturité qui composa en 1788 les quatuors de l’opus 54. Celui-ci demeure encore aujourd’hui comme une sorte d’absolu pour toute formation musicale.
La montagne était donc difficile
à gravir pour le quatuor Psophos, ensemble français fondé en 1997. Pour autant
l’ascension de ce monument fut facilitée par leur illustre aîné, le quatuor
Ysaÿe, auprès de qui il s’est formé et qui a laissé non seulement une
interprétation d’anthologie en 2006 mais également un enregistrement remarqué
de l’opus 54.
Celui que propose le quatuor
Psophos témoigne d’une incroyable beauté, presque iréelle. Ses mouvements
apparaissent comme des neiges éternelles musicales, empreintes de sérénité, de
légèreté et de sensibilité. Avec en guise d’apothéose l’adagio du n°2,
véritable révélation mais également un apaisant allegretto du n°1 ou un largo
du n°3 avec ses airs de vent. Pareil à du miel, cette musique nous apaise, nous
enchante.
Léger comme un nuage posé sur le toit du monde musical que le quatuor Psophos a indéniablement atteint. On attend avec impatience l’ascension d’un nouveau sommet.
Avec le Concertgebouw d’Amsterdam et le Chamber Orchestra of Europe, le London Symphony Orchestra fut l’un des orchestres favoris du chef néerlandais Bernard Haitink, disparu il y a tout juste un an et qui est resté dans les mémoires pour ses interprétations de Bruckner et de Beethoven.
Le Brahms que donne à écouter ce magnifique coffret composé d’enregistrements de 2003 et 2004 au Barbican, est absolument grandiose. C’est un Brahms des origines, trempé dans le romantisme de son temps. Il y a là tout le génie du compositeur : une écriture musicale épique, rythmée que jamais Haitink ne trahit. Et s’il pousse parfois les cuivres notamment dans la troisième symphonie, c’est pour mieux mettre en valeur l’instant d’après, des bois lumineux. Sa première symphonie contient ce qu’il faut de l’héritage beethovénien. Cette intégrale symphonique inclut également une très belle version du double concerto avec Gordan Nikolitch, violon solo du LSO et Tim Hugh qui ont tous d’eux laissé un enregistrement mémorable du triple concerto de Beethoven avec Maria Joao-Pires (LSO live, 2019).
Avec Haitink, jamais d’emballement, pas de fougue surjouée mais toujours une puissance naturelle, sous-jacente, qui se manifeste au moment le plus opportun. L’ouverture tragique est d’ailleurs à l’image de cette conception. Le LSO se transforme ainsi sous la conduite du chef néerlandais en une sorte de quadrige divin tenu par un dieu de l’Olympe que rien ne perturbe. Un génie, un immense orchestre et un chef de légende réuni pour notre plus grand plaisir.
Par Laurent Pfaadt
Bernard Haitink, Brahms Symphonies 1-4, London Symphony Orchestra, LSO label
Le 6 mars 2022, accompagné de sa fille et muni d’une simple valise remplie de partitions, le compositeur ukrainien Valentin Silvestrov, 84 ans, a pris le chemin de l’exil. Celui qui, en dehors de son pays, n’était connu que de mélomanes avertis, a depuis acquis une nouvelle dimension, notamment grâce à sa Prayer for Ukraine interprétée partout dans le monde.
A l’occasion de son 85e
anniversaire sort Maidan, certainement l’une de ses plus belles œuvres résumant
près de soixante ans de création. « Je le considère comme l’un des
plus grands compositeurs de la seconde moitié du 20e siècle et de
notre époque » affirme ainsi le pianiste russe Nikita Mndoyants,
réfugié en France. Maïdan est un cycle de chants interprété par le chœur de
chambre de Kiev et composé en hommage à cette place de Kiev qui constitua
l’épicentre de la révolte de 2014 contre l’influence russe et se solda par une
répression sanglante d’un pouvoir ukrainien alors prorusse. Dans cet
enregistrement inédit puisque l’œuvre n’a été donnée qu’en Ukraine, Silvestrov,
grâce à l’introduction du tocsin du monastère Saint Michel de Kiev et d’intonations
liturgiques, construit une œuvre possédant une dimension sacrée extrêmement
puissante et tisse une martyrologie musicale autour des héros de Maïdan, prolongeant
ainsi sa réflexion entamée avec Diptyque. La musique se trouve également
transcendée par les mots du poète Pavlo Chubynsky, eux-mêmes à l’origine de
l’hymne ukrainien. L’atmosphère ainsi déployée est saisissante de beauté et
d’émotion.
Auteur d’une production
conséquente qui va de la musique symphonique à la musique de chambre, du
répertoire sacré à la musique de films notamment ceux de Kira Mouratova,
Valentin Silvestrov navigua entre de nombreux esthétiques : musiques
tonale, atonale, dodécaphonique sans pour autant verser dans le polystylisme
d’un Schnittke. Chez Silvestrov qui tire ses influences d’un Scriabine et d’un
Chostakovitch, il y a la notion fondamentale de la prolongation, d’étirement du
son, comme un chant qui vient à se réduire. Comme un infini qui ne semble
jamais devoir s’arrêter. Comme quelque chose de tellurique traversant le
cosmos. Cela est particulièrement saisissant dans ses œuvres symphoniques pour
piano et orchestre Postludium et Metamusik dédiées au
pianiste russe Aleksei Lioubimov, dont l’interprétation d’une œuvre de
Silvestrov à Moscou fut interrompue par la police en avril dernier. Le pianiste
ne dit pas autre chose concernant Silvestrov: « ce compositeur est
l’auteur d’un cosmos unique en son genre, doté de ses propres thèmes et avant
tout d’une pensée, d’un langage et d’une écriture propres ». Ce fameux
cosmos se retrouve ainsi dans ces deux œuvres où orchestre et piano entrent
dans une fusion stupéfiante. «Pour moi, il s’agit d’une musique
absolument magnifique avec une telle esthétique faite de nouvelles harmonies
brillantes et transparentes, une musique très sophistiquée en termes de
texture, de rythme et d’orchestration » poursuit Nikita Mndoyants.
Le chant est ainsi à la base de tout chez Silvestrov. Il sert à traduire ses visions. Assis devant son piano berlinois, Silvestrov composa Maïdan en chantant. La musique de chambre n’échappe pas à cette force créatrice : « Le chant ne doit pas se détacher du piano mais au contraire émaner, pour ainsi dire, des profondeurs de son timbre » assure le compositeur lorsqu’il évoque Stille Lieder, pièce pour bariton et piano qui constitua un tournant dans son œuvre. Quant à son Requiem pour Larissa dédié à son épouse défunte, il donne le sentiment d’une immense plainte sortie des tréfonds de la terre. Comme dans Maidan, les morts parlent aux vivants. En chantant. Mais avec cette œuvre, la musique de Silvestrov se mue un peu plus en appel à la résistance car « maintenant, après Kiev et l’Ukraine, le monde entier est devenu un Maïdan. »
Compositeur ukrainien assez méconnu du grand public malgré une production conséquente Valentin Silvestrov a gagné en visibilité ces six derniers mois depuis l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. Sa Prayer for Ukraine est ainsi devenue l’hymne ukrainien en exil.
A l’occasion de son 85e
anniversaire, le label de la radio bavaroise réédite avec bonheur son
« Requiem pour Larissa » donné lors d’un concert du Münchner
Rundfunkorchester en juin 2011 sous la direction du violoniste et chef
d’orchestre estonien, Andres Mustonen. Composé initialement en 1997-1999, ce
requiem pour chœur et orchestre, sombre et lugubre, est une sorte de plainte
sortie des tréfonds de la terre. Immédiatement, des images viennent à se former
dans l’esprit de l’auditeur. Des spectres sortis des entrailles de la terre,
hantant les vivants de leurs cris perçants.
La très belle interprétation de l’orchestre de la radio munichoise permet de contextualiser, à travers la musique du compositeur ukrainien, la souffrance du peuple ukrainien. Ce long chant funèbre décuple ainsi une émotion inhérente à l’essence de l’œuvre. A l’écoute d’un tel disque, on mesure plus que jamais la puissance du pouvoir de la musique.
Par Laurent Pfaadt
Valentin Silvestrov, Requiem für Larissa, Münchner Rundfunkorchester, dir. Andres Mustonen, BR Klassik.
A l’occasion de son dixième
anniversaire et après 35 enregistrements, Il Pomo d’Oro, ensemble musical
absolument fascinant où chaque disque réserve toujours des surprises, nous
propose ce nouvel enregistrement remarquable qui ressuscite de nouvelles œuvres
oubliées et des compositeurs méconnus mis à part peut-être ici, le chevalier de
Saint-Georges qui fut ce qu’on appelle aujourd’hui une véritable
« star » à la cour de Louis XV et de Louis XVI. Son concerto en ré
majeur, ici enregistré étonnamment pour la première fois, témoigne de son
incroyable talent, sublimé par celui de la violoniste bulgare Zefira Valova,
concertmaster d’Il Pomo d’Oro et que les fans du contreténor argentin Franco
Fagioli ont pu apprécier dans les disques de ce dernier chez Deutsche
Grammophon.
L’œuvre de celui qui mania l’archet aussi bien que le fleuret cohabite avec d’autres concertos pour le moins stupéfiants. On est autant admiratif devant la technicité déployée dans la pièce de Johan Gottlieb Graun que face au charme du concerto en si bémol majeur de Maddalena Lombardini Sirmen qui tenta de s’imposer dans une Europe musicale dominée par les hommes. Ces derniers ne manquèrent d’ailleurs pas, notamment dans le Mercure de France, de la critiquer. Ainsi en 1785 après une représentation au Concert Spirituel où elle tenta de revenir sur le devant de la scène, la revue écrivait que « son style a extrêmement vieilli. Si elle peut encore charmer l’oreille, elle ne peut plus étonner ». Il lui fallut attendre plus de deux siècles pour qu’une autre violoniste de grand talent, Zefira Valova, lui rende dans ce disque admirable, enfin justice.
Par Laurent Pfaadt
Violin Concerto, Benda, Graun, Sirmen, Saint-Georges, Zefira Valova, Il Pomo d’Oro Chez Aparté
Il y a cinquante-cinq ans
disparaissait Violeta Parra, musicienne autodidacte chilienne considérée comme
la pionnière de la musique folklorique latino-américaine. Cet album du ténor
Emiliano Gonzalez Toro et du pianiste Thomas Enhco qui signe les arrangements
et toujours prompt à transmettre des musiques venues d’ailleurs, lui rend ainsi
l’hommage mérité.
Avec des accents qui rappellent parfois ceux du grand Caetano Velloso notamment dans Porque les pobres no tienen et surtout dans le célèbre Volver a los 17, Emiliano Gonzalez Toro ensorcèle littéralement avec ses interprétations tantôt sensibles, tantôt endiablées. Le ténor est accompagné d’une pléiade de voix magnifiques notamment celle de Paloma Pradal dans le très beau Maldigo dela alto cielo. Ensemble, ils permettent de découvrir, de la plus belle des manières, cette artiste quelque peu oubliée.
Par Laurent Pfaadt
Emiliano Gonzalez Toro & Thomas Enhco, Violeta y el jazz Gemelli factory
Premier enregistrement en
public de l’Empereur d’Atlantis de Viktor Ullman, compositeur juif assassiné
par les nazis
Il a longtemps fait figure de
légende. L’Empereur d’Atlantis, cet opéra de chambre composé en enfer,
au milieu des morts, est de retour. Son créateur, Viktor Ullmann, compositeur
austro-hongrois mais surtout juif, effectua une brillante carrière,
essentiellement à Prague. Arrêté puis déporté au camp de Theresienstadt, le
fameux camp de concentration où furent envoyés de nombreux artistes parmi
lesquels Hans Krasa et Karel Ancerl, il fut gazé à Auschwitz en octobre 1944.
C’est à Theresienstadt qu’il composa l’Empereur d’Atlantis. Mais le compositeur
ne put créer son œuvre et il fallut attendre plus de trente ans, en 1975, pour
que son opéra puisse voir le jour, au Bellevue-Theater d’Amsterdam. Depuis, les
représentations se sont succédées.
Restait la gravure en public. C’est chose faite grâce au Münchner Rundfunkorchester (Orchestre de la radio de Munich) et au premier chef invité, Patrick Hahn, qui livrent une interprétation fort convaincante en restituant parfaitement la musicalité d’une œuvre inscrite dans une période à la fois troublée – la parabole d’Atlantis en système national-socialiste saute immédiatement aux yeux – et musicalement en mutation. Une belle découverte donc qui ne devrait laisser personne insensible.
Par Laurent Pfaadt
Viktor Ullman, Der Kaiser von Atlantis, Münchner Rundfunkorchester, Leitung Patrick Hahn, BR-Klassik
La résurgence, à la faveur du
mouvement #metoo, de figures féminines oubliées et la prise de pouvoir
d’artistes féminines qui n’a que trop tardé dans cette musique classique
longtemps écrasée par la figure du compositeur et du chef d’orchestre masculins,
donne à notre époque un côté archéologique assez palpitant. Des labels, des
musiciens, nouveaux Indiana Jones des notes, exhument des trésors et produisent
des enregistrements qui dépoussièrent une musique classique qui se cherche. Le
label Aparté nous révèle ainsi Rebecca Clarke (1886-1979), compositrice anglaise
aujourd’hui méconnue, sorte de Néfertiti de l’alto. Une compositrice qui fut
également une interprète de talent et qui composa une œuvre pour alto qui
soutient aisément la comparaison avec Paul Hindemith ou Ernest Bloch.
Vinciane Béranger au festival de Rouffach (copyright Sophie Pawlak)
Les pièces de Clarke expriment indiscutablement l’influence de son contemporain français, Claude Debussy. Le côté onirique est manifeste et la belle interprétation de Vinciane Béranger parvient à produire ce sentiment onirique, magique inhérent à la musique du compositeur français, dans la sonate pour alto bien évidemment avec son ouverture pentatonique mais surtout dans Morpheus. Cependant réduire la musique de Rebecca Clarke à cette seule dimension ne rend indiscutablement pas justice à l’extrême variété et l’incroyable profondeur de la musique de la compositrice. Il n’y a qu’à écouter l’Irish Melody enregistrée pour la première fois ou l’incroyable Chinese Puzzle et ses rythmes orientaux pour s’en convaincre. Plus qu’un puzzle, le musique de Rebecca Clark est un arc-en-ciel aux différentes couleurs toujours éclatantes que chevauchent avec plaisir et talent, Vinciane Béranger et ses compagnons de jeu.A l’écoute de ce disque, on se demande bien qui est la Néfertiti de l’alto : Rebecca Clarke ou Vinciane Béranger. Peut-être les deux après tout.
80e anniversaire de l’Orchestre de Chambre de
Lausanne. L’occasion d’une rétrospective musicale
L’Orchestre de Chambre de
Lausanne fête ses 80 ans. Avec son nouveau directeur musical, le violoniste
Renaud Capuçon, il ouvre ainsi une nouvelle page d’une histoire musicale déjà riche.
L’occasion de se plonger dans le très beau coffret que lui consacra voilà cinq
ans, le label Claves records. Revenant sur cette histoire débutée en pleine
seconde guerre mondiale, les différents disques montrent que chaque directeur
musical, de Victor Desarzens, le bâtisseur à Joshua Weilerstein en passant par
le mozartien Christian Zacharias qui dirigea du clavier quelques concerts
mémorables durant ses treize années de mandat (2000-2013), tissa sa corde à cet
arc musical d’exception.
L’écoute de ce coffret laisse
tout de même transparaître une constante : Haydn. L’orchestre semble
formidablement taillé pour ce compositeur. Si les interprétations
varient : fougueuse chez Weilerstein, avec cette 60e explosive ou
plus métaphysique chez Armin Jordan (22e) qui fut non seulement l’un
des grands chefs de l’orchestre mais également l’un des plus grands de la
musique suisse, toutes sont inspirées, incarnées. Certains chefs emportèrent également
la phalange suisse sur des rivages musicaux inconnus ou peu fréquentés, tels
Jésus Lopez Cobos chez Juan Antionio Arriaga ou Lawrence Foster dans une très
belle symphonie de chambre de Georges Enesco.
Autant de pages musicales magnifiques d’une partition qui ne demande qu’à être alimentée….
Par Laurent Pfaadt
75 ans, OCL (Orchestre de Chambre
de Lausanne), 5 CDs, Claves Records, RTS