SMITH DÉSIDÉRATION (Summa) à la Filature, Mulhouse
Vernissage ce samedi 11 juin de l’exposition de Smith. Le photographe avait déjà présenté son travail au printemps dans le cadre des Vagamondes sur une proposition de Christian Caujolle. SMITH DÉSIDÉRATION est monté en association avec Corps Célestes, 5e édition de la Biennale de la photographie de Mulhouse. Une exposition touffue qui s’inscrit bien dans la thématique de la manifestation, en accès libre dans la galerie jusqu’à la fin de l’été.
Devenu artiste complice de la maison, Smith reviendra
mi-mars 2023 installer Transgalactique en tant que commissaire (Superpartners
avec Nadège Piton) à l’occasion de la prochaine édition des Vagamondes.
Nous l’attendons avec impatience dans ce nouveau rôle – de l’autre côté du
miroir – tant son travail d’artiste est dense, polymorphe et gourmand de transdisciplinarité :
Explorant la porosité des pratiques artistiques, scientifiques, de la
philosophie et des narrations spéculatives, Désidération propose une
autre mythologie du spatial. (Lucien Raphmaj).
Dans ses prises de paroles, Smith explique sa démarche avec
une généreuse assurance maniant l’incohérence poétique, les oxymores… privilégiant
l’élaboration de ses propositions plutôt que le détail des œuvres.
Dans celles-ci, il joue beaucoup sur la profondeur de champ. Son choix de mise
au point favorise le plus souvent le paysage et le traitement technique l’impose
en espace cosmique, surnaturel, changeant selon les déplacements du visiteur et
le glissement de l’éclairage. Un personnage au premier plan souvent flou
renforce cette irréalité de la lumière – nuit américaine, celle de vieux films
de science-fiction (quand les effets spéciaux se cherchaient) voire l’ambiance suspendue
de certains films d’Antonioni – ouvrant vers l’ailleurs, l’imaginaire.
Dans la galerie, Smith a installé un noyau architectural qui
à la fois augmente la capacité d’accrochage et favorise une proximité immersive
du regard avec l’œuvre modifiant la perception de la feuille d’aluminium du Dibond®
– fréquemment à nu quand les surfaces sont unies et claires, suggérant
quelquefois le voile d’essuyage d’une plaque avant gravure. Une virtuosité
technique qui anoblit certains clichés qui pourraient apparaître banals :
un coucher de soleil noir, d’autres jouant avec les codes du selfie…
De ces nombreuses photographies surgit l’impression que le monde (et ce cosmos imaginé) a renoncé aux couleurs sauf pour quelques détails à la marge. Et si elles s’invitent malgré tout, la monochromie en désactive l’éclat tapageur.
Par Luc Maechel
Commissariat d’exposition : Emmanuelle Walter galerie de La Filature, Scène nationale de Mulhouse du 31 mai au 25 août 2022 11h-18h30 du mardi au samedi & soirs de spectacles http:// https://www.lafilature.org
Si pour L’Enterrement de Casagemas (Évocation) de 1901, Picasso revendique la filiation du Greco, l’affirmation, peu après avec Les Demoiselles d’Avignon (1907), de son style si singulier évacue instinctivement dans l’esprit du public toute référence aux anciens. La réalité est bien différente : il pratique le nu, le portrait, la nature morte et transcrit son admiration pour le vieux maître jusqu’à la fin de sa vie (Le Mousquetaire, 1967 ou Buste d’homme, 1970). En proposant, avec presque quatre-vingts pièces des deux artistes, plus d’une trentaine de rapprochements entre l’illustre Crétois et Picasso – couvrant toute la carrière de ce dernier –, le Kunstmuseum de Bâle initie aussi l’hommage pour le cinquantième anniversaire de la mort du peintre franco-espagnol en 1973.
L’exposition privilégie les portraits même si quelques
grands formats sont présentés. Cette intimité avec le sujet met l’accent sur la
grande liberté stylistique du Greco : ces ciels de tourmente atmosphérique
(La Pénitente Magdalène, ca. 1580-85) ou au contraire l’épure des
fonds sombres (série des Apôtres, 1610-14) concentrant l’attention sur
les visages, les jeux de mains (celui admirable du Christ prenant congé de
sa Mère, ca. 1595 avec cette ombre animale qui mange le cœur de
Jésus…) et toujours la délicatesse du geste qui se pose sur la poitrine, un
livre, un crâne avec quelquefois un doigt d’attention dressé et aussi la luxuriante
cascade des drapés (cette déclinaison des blancs du Saint-Barthélemy, 1610-14).
Un
style, une densité et une tension narrative* qui fascine et que s’approprie Picasso
d’abord par l’assimilation du geste – nombreux croquis de ses débuts dans la
première salle – avec des fraises, des barbichettes ou ces visages légèrement
allongés. Un univers à la Don Quichotte qu’il s’amuse à mettre en scène dans un
bar de Montmartre (Pepe Romeu et autres croquis ca. 1899). En 1962,
il linogravera même le cadre assorti de L’homme à la fraise et du Portrait
de Jacqueline à la fraise. S’il transfère les nuées du siècle d’or dans les
cieux des funérailles de son ami, ses « anges » nus évoquent sans
ambiguïté des prostituées. À Bâle, cette Évocation est mise en regard
avec L’Adoration du Nom de Jésus (1577-79) dont la composition est plus proche
que celle de L’enterrement du comte d’Orgaz (1586-88) souvent cité :
sur la droite, le porche de la toile de Picasso rappelle la gueule d’enfer du
Greco et les nuages articulent terre et ciel de façon comparable.
Par-delà les anecdotes, c’est la structure qui intéresse Picasso
dans les œuvres du Greco : autant l’articulation posturale des corps que l’organisation
générale de ses toiles. Sans oublier la vitalité interne : comment la
puissance de la composition surgit de l’énergie du sujet. Dans le Christ chassant
les marchands du Temple (1610-14), le tourbillon des corps flagellés amplifie
le mouvement du geste christique et le traitement de la couleur le renforce – le
carmin central glacé de blanc de Jésus s’évaporant en grisaille vers la
périphérie. La Crucifixion (1930) de Picasso est légitimement mise en
parallèle en dépit de choix inverses : des tons vifs et chauds qui sont absorbés
comme dans un trou noir par la grisaille centrale du crucifié.
Pablo Picasso, Nu assis, 1909-1910, huile sur toile, 92.1 x 73 cm (Tate Modern, London)
Dans les toiles cubistes, le sujet se détache moins du fond
que chez le Greco, mais sa quête d’épure retrouve la grâce souvent méditative des
poses du XVIe (Nu assis ou Femme assise dans un fauteuil,
1910).
Et comment ne pas imaginer que l’exigeante pureté du geste, la netteté
éloquente des mains peintes par le Crétois ne se prolongent pas dans celles
brutes et impératives omniprésentes chez Picasso ? de même, que les vastes
amandes des yeux implorants (comme chez cette Magdalène déjà citée) ne lui
inspirent ces grands yeux dont l’implantation sur le même profil renforce
l’abyssale détresse ou l’arrogance ?
Des caractéristiques bien présentes également dans le célébrissime Guernica
(1937, non présenté à Bâle) – il convient d’y ajouter les bouches hurlantes.
« Toute image est une maison hantée, toute maison
est hantée par les images » comme l’écrit Jean-Christophe Bailly (L’imagement,
2020). Et El Greco est le bienheureux fantôme de la maison Picasso !
El Greco, Christ prenant congé de sa Mère, ca.1595, huile sur toile, 131 x 92 cm Property of the parish church of San Nicolás de Bari – Archdiocese de Toledo, Spain; on permanent loan to the Museo de Santa Cruz de Toledo
*Dans ce Christ prenant congé de sa Mère, l’envoûtant jeu de mains n’est pas jeu de vilains, mais vecteur de narration. La lumière du visage de Marie impose le récit (et la gueule d’ombre sur le cœur du Christ) : « même si tu montes au ciel, ton départ me mange le cœur ! » Si le velouté des ombres dissimule les stigmates du Ressuscité, le geste de la mère – à main gauche – ravive la douleur de la malemort. Mains… et regards. Des regards qui se voient… ailleurs ! Un temps infime entre deux Temps et, malgré la Résurrection, un Temps de douleur et de séparation. S’esquisse une chorégraphie de partage pour le Temps à venir où les regards ne se toucheront plus et les mains ne se verront plus. Ce rectangle des mains à la fois scelle et circonscrit l’accordance et la proximité de la Mère et du Fils dans un autre espace, un autre Temps. À venir…
Luc Maechel
Commissariat : Carmen Giménez, avec Gabriel Dette, Josef Helfenstein et Ana Mingot Kunstmuseum Basel | Neubau / 11.06. – 25.09.2022 du mardi au dimanche de 10h à 18h (jusqu’à 20h le mercredi) http:// https://kunstmuseumbasel.ch/fr/ catalogue 44 €
Image de l’entête : El Greco (atelier), Mater Dolorosa, ca. 1587–90, huile sur toile, 62 x 42 cm & Pablo Picasso, Tête de femme, 1908, aquarelle et crayon sur papier, 34 x 21 cm (Staatlische Museum zu Berlin, Preussischer Kulturbesitz)
Le projet s’était noué lors de la dernière édition de St’art (novembre 2021) : une immersion dans l‘œuvre de l’artiste bas-rhinois Sauveur Pascual à la galerie Valérie Cardi (Mulhouse). Ses pièces couvrent une trentaine d’années avec une préférence pour l’acrylique, l’encre et les craies sur papier. De ses toiles souvent carrées, de ses polyptyques avec une attention particulière au cadre et de ses grands formats avec des collages, des phrases écrites (quelquefois à l’envers) émergent l’omniprésence des enfants et une troublante « solarité » : cette dense et éblouissante présence du soleil issue de Van Gogh, avec aussi la figure d’Icare (série de 1993) qui s’y brûle les ailes…
À quinze ans, tandis que ses camarades se retrouvent pour
jouer de la guitare, de la batterie et montent des groupes de rock, Sauveur
Pascual crée un groupe d’art : sa stratégie pour prolonger l’enfance dans
l’âge adulte ?
Car de son Autoportrait (1987) en jeune enfant à ces Paysages d’enfances (2022) en passant par les Enfants d’Izieu (série de 2002), leurs regards nous interpellent. Ils proclament l’évidence d’un monde (en)volé. Même l’oisiveté de ses baigneurs semble contrainte par ces cadres qui les cernent et, non loin, ce transatlantique esquisse le risque de l’exil. Leurs visages perplexes surgissent de scènes quotidiennes avec un vélo, un cheval sur roulette, sous un parasol ou entourés de signes plus ésotériques, étiquetés de mots découpés dans les pages de livres pour enfants…
Son optimisme gourmand d’avenir s’affiche dans la série Bonheurs
(2016). Se référant ouvertement à Van Gogh, ses jaunes, ses rouges scandent la
si intense lumière d’un été qui ne devrait jamais finir (comme l’enfance…). Ce
bonheur est capté dans l’instant, mais l’illusion se dissipe rapidement. La
ponctuation des titres en tempère la plénitude. Éden se prolonge d’un
« ? » Comme dans la série éponyme, les Cyprès sont
couchés…
Dans sa dernière série, Exodes, les activités
balnéaires sont récurrentes, mais restent sous la menace du transatlantique
(premier vecteur de la globalisation…). Ces polyptyques sont articulés avec le
blanc systématique des châssis qui à la fois prolonge et cloisonne celui de
l’œuvre : solarisation, bois flotté blanchi par le sel… L’éclat de la
corrosion : la beauté du Mal dresse ses cases, compartimente le monde
(gestes barrières…). Et rend fou : un ciel griffé de noir comme parcouru
en tous sens par un supersonique pris au piège. L’incandescente lumière demeure,
renouvelée par ce presque noir et blanc scandé d’aplats céruléens. Avec les
paquebots, un parfum de nostalgie traverse ses toiles d’une époque à l’autre
plutôt que d’un port à un autre. L’enfermement se prête mieux au voyage dans le
temps.
Si le peintre évoque Memling, Goya, Picasso, on songe aussi
à la narration poétique d’Hugo Pratt et à Corto Maltese comme si
l’artiste questionnait l’époque où s’est élaboré le désastre qui s’annonce.
Au fil de la visite, la peinture de Sauveur Pascual apparaît comme un palimpseste de l’exil et c’est avec une vigoureuse lucidité – la blessure la plus rapprochée du soleil selon la formule de René Char –, qu’il répond sans hésiter à la question de Picasso* : qui est l’ennemi ? – L’ignorance !
Par Luc Maechel
Galerie Valérie Cardi du 30.04 au 4.06.2022 11 Rue Descartes – 68200 Mulhouse du mardi au vendredi de 14h à 18h et sur RDV https://galerie-valeriecardi.com/
*L’art n’est pas fait pour décorer
nos appartements. C’est une arme contre l’ennemi.
La question c’est : qui est l’ennemi ?
Pablo Picasso
Deux approches du confinement de 2020 étaient possibles. Endurer le joug des restrictions – du hurlement des sirènes à l’obscénité des quotidiennes statistiques – ou cultiver l’imaginaire et – tant qu’à faire – s’inventer libre ! Sur une île qui conjugue liberté et isolement ? Ce fut le choix de Marie Terrieux, directrice de la Fondation et commissaire de l’exposition qui a élaboré cet archipel de 21 propositions (20 artistes). Sa narration rythmée d’extraits littéraires évoque l’insularité en jetant l’ancre sur des territoires troublants ou saisissants.
Le son d’entrée.
Celui de la tempête et du naufrage, échapper/survivre à un monde hostile avant
d’accéder à l’ailleurs comme Orphée traversant le miroir : C’est du
vent, le noir avec juste une ampoule de cambuse (installation sonore de
Philippe Lepeut, 2015). Puis une chicane. Grondement de cataracte dans Le Refuge
de Stéphane
Thidet (2007) : sa cabane inondée d’une pluie perpétuelle et drue
occupe l’espace central de la Fondation imposant sa présence sonore jusqu’à la
mezzanine. L’illusion de notre monde – avec ces livres noyés – qui ne nous protège
pas ?
Puis Robinson.
En métaphore inévitable du naufragé cherchant à entrer en re-possession de soi et
qui se décline en perplexité contrariée (Rodney Graham), en stratégie de survie en
milieu hostile (Abraham Poincheval ou Gilles Desplanques), en convoquant des
images d’archives pour une autofiction filmée sur l’île aux naufrages (Eleonore
Saintagnan, Une fille de Ouessant, 28 min, 2018), en
réinventant un hédonisme familial enjoué d’un paganisme facétieux (photos de Yohanne Lamoulère).
Avec Vendredi.
Et s’ouvrir – prudent – à cette nouvelle altérité avec l’inquiétant tribalisme
de masques vaudous (Pierre Fraenkel), le kitch des vahinés filmées – à Toulon !
– (Charles Fréger), l’échouage de nos totems quotidiens (Axel Gouala) ou l’ombre
portée de notre dite civilisation externalisée sur l’île prison de Manus Island
avec le diptyque vidéo d’Hoda Afshar (Remain, 2018).
Et la nature. Déroutante forcément. En Palmier synthétique et carbonisé (Sébastien Gouju), âprement minérale (photos de Cécile Beau) ou fragile et sédimenté avec une grâce corallienne : les faïences et porcelaines émaillées de François Génot (2022). Mais l’artificialisation des esprits produit aussi ce rêve climatisé pour touristes en goguette balnéaire entre eaux turquoise et superstructures d’extraction minière sur Yali en mer Égée (installation vidéo d’Olivier Crouzel, 2021).
François Génot Photo Luc Maechel
Arpentage enfin. Et nommer ! Pas de survie sans contrôle… Exploration et identification de ces terres par la cartographie comme outil de survie (Benoit Billotte) ou d’appropriation du monde – en 80 jours et 331 pages (Aurélien Mauplot). Pulsations cyanotiques des hauts fonds comme sur ces écrans de guerre ou de catastrophe : la sophistication des onze Haïkus cartographiques de Pauline Delwaulle (2019) détourne celle des moyens d‘inventaire et de toponymie. Au revers, un planisphère activant les liens entre nos îles continentales, fresque rouge sang sur les eaux globales dégorgeant sur le sol ses écheveaux cramoisis (Brankica Zilovic, Embrace again, 2018).
Brankica Zilovic Photo Luc Maechel
Le son vibrionne aussi dans ce sous-sol, plus délicatement.
Respiration champêtre de la chimère sonore (P. Lepeut) ou le subtil tintinnabulement
des coquillages cueillis sur l’estran de Gdansk et agités par une brise (Stéphane Clor).
Nos îles explorent une insularité flottante, vibrante de questions et d’ambiguïté, d’inventivité et de virtuosité technique aussi qui, agrégées en archipel, interrogent la sauvagerie. Ailleurs ? Ou ici ? La nôtre ? Judith Schalansky (Atlas des îles abandonnées, 2010) suggère : Le paradis est peut-être une île. L’enfer en est une autre.
Par Luc Maechel
Fondation François Schneider / 68700 Wattwiller du 29 avril au 18 septembre 2022 ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 18h fondationfrancoisschneider.org
Même si elle était d’un naturel discret et modeste, Marcelle Cahn s’est beaucoup impliquée dans l’effervescence artistique d’avant et d’après-guerre. Sa réserve, son engagement pour le travail de ses collègues et des moments d’éclipse ne lui ont pas permis d’acquérir la notoriété qu’elle méritait. Trois musées qui ont beaucoup enrichi leurs collections grâce à elle lui rendent aujourd’hui hommage à travers cette exposition monographique. Le MAMCS en tout premier qui a bénéficié en 1980 d’une importante donation de l’artiste, avant Saint-Étienne et Rennes. L’itinéraire qu’a élaboré la commissaire Cécile Godefroy est fort logiquement chronologique avec plus de 400 pièces.
Née en 1895 à Strasbourg où elle prend ses premiers cours
de dessin, Marcelle Cahn déménage à Berlin avec sa famille en 1915 en raison du
premier conflit mondial. Elle y côtoie aussi bien des représentants de la
Sécession (elle sera l’élève de Lovis Corinth) que les expressionnistes à la
galerie Sturm. Quelques pièces attestent ces influences notamment une huile
traitée en pleine pâte : Nu berlinois (1916). Des Cygnes,
l’élan des Trois biches, figures très graciles, préfigurent la future
légèreté de sa ligne et de sa touche (Cat. 37 & 38, 1914).
De 1920 à 1930, elle s’installe à Paris avec de fréquents
séjours à Strasbourg. Elle y suivra les cours de Fernand Léger et d’Amédée
Ozenfant dont elle gardera les couleurs plus sourdes et un goût pour l’épure.
Si son geste reste figuratif, il articule désormais les volumes suivant les
leçons du cubisme. La figure humaine entre en concurrence avec le décor :
vases, raquettes, rames, rues… Elle participe à des expositions collectives et gagne
l’estime de ses pairs : Guitare et éventail (1926) ou Femme à la
raquette (1927). Avec les mêmes profonds aplats, elle peint ses premières Compositions
abstraites (1925). Parallèlement les corps s’étirent (La Nageuse, 1930),
deviennent fluides (Personnages (Profil bleu), vers 1948) cherchant sa
voie dans cette tempête que nous appelons le progrès selon le mot de
Walter Benjamin (1940).
Le mystère demeure sur son retour à Strasbourg en 1930 où
elle cessera quasiment de peindre, se consacrant au dessin sur le motif… Cet
ascétisme et cette discrétion se prolongeront à Toulouse où sa famille se
réfugie en raison de la guerre et du risque de déportation.
Dès 1946, elle retourne à Paris et s’installe en 1952 dans
un logement-atelier rue Daguerre. Une année charnière avec sa première
exposition personnelle et un changement de style. Avec des compositions d’une rigueur
limpide affinée jusqu’à la transparence sur l’écrin de l’absolu blanc, elle
tente de reconstruire un monde fragile, mais joyeux et coloré. Une période très
prolixe où dominent les verticales et les horizontales qui s’élargissent en fins
rectangles rompues quelquefois de cercles par l’ajout de pastilles, de sphères
en surépaisseur. Des propositions composées à la fois d’une fugue graphique
avec la subtile mise en résonance de couleurs délicatement choisies et de sa
partition. Certaines évoquent des plans d’urbanisme, puis, vers 1960, quelques-unes
semblent chercher la perspective avec des diagonales, des lignes de fuites quêtant
la troisième dimension. Elle se concrétise dans sa série Spatials (1966-1976)
avec leurs plans pliés ou rabattus et avec deux sculptures inaugurées en 1976.
Résidente à partir de 1969 à la Fondation Galignani à Neuilly (jusqu’à son décès en 1981), elle réalise de nombreux collages utilisant des objets quotidiens, des gommettes, des cartes postales… Une féerie plastique et ludique – faisant surgir un personnage d’une enveloppe (Cat. 227, 1977) – fruit d’un enthousiasme de gamine guillerette qui devise, assise sur son lit et entourée de ses découpages, avec Pierre Gisling en 1976 (film de Louis Barby pour la collection Clés du regard, 40 min, visible en fin de parcours) : Je ne réfléchis jamais. Je fais quelque chose et puis je m’envole.
Par Luc Maechel
Commissariat : Cécile Godefroy
avec Barbara Forest (MAMCS) et Alexandre Quoi (MAMC+)
Musée d’Art moderne et contemporain (MAMCS) du 29 avril au 31 juillet 2022 Tous les jours – sauf lundi – de 10h00 à 18h00 https://www.musees.strasbourg.eu/
Depuis le 12 mars, la galerie Valérie Cardi accueille le travail de Maurice Mata que le musée des Beaux-Arts de Mulhouse avait exposé en 2014. L’artiste a eu plusieurs vies : éditeur, courtier en art… et bien sûr peintre. S’il a vite déserté les écoles d’art et ne revendique aucun maître, il reconnaît volontiers des influences : Soulages et sa série Outrenoir ou la récurrence du bleu Klein (dont il a élaboré son propre mélange plus stable que l’original selon ses dires 🙂
photo Luc Maechel
Fervent adepte de l’abstraction, Maurice Mata avance d’emblée son refus de donner à ses œuvres un titre qui briderait l’imagination du visiteur. Il en est presque à regretter la trop grande figuration de sa série inspirée par les masques africains. Une envie de délivrer un secret tout en l’enfouissant profondément sous la géométrie ?
Si, notamment pour ses travaux récents, Soulages se caractérise par un geste ample imposant de (très) grands formats, une quasi- exclusivité de la matière noire et une direction identique des traces, Maurice Mata articule chaque toile – souvent carrée – en une entité géométrique diffractée : l’ostinato d’un thème principal affronte en contrepoint suspendu un motif voisin ou tranché selon la pièce. Un ordre en apparence nettement établi bousculé par un intrus ou une trahison, une tentative de perfection contrariée ou rompue par une saignée incendiaire. Quelquefois de ses jeux de diagonales, de rectangles, de lignes scrupuleusement alignées surgit la profondeur de la troisième dimension. Le damier devient labyrinthe, mais discret comme si, trop enraciné dans la toile, il hésitait à prendre son envol.
Si le peintre superpose les couches, celles-ci s’échappent de l’oppression de la supérieure imposante, mais parcellaire. Naissent de subtiles nuances favorisant la vibration de tons proches : si l’incidence de la lumière fait vivre ses noirs, leurs marges sont contaminées par l’outremer. La défaite assumée de l’opacité plutôt que la victoire de la transparence crée ces débordements, ces frontières fragiles, mais impertinentes.
Cette netteté laisse peu de place aux courbes. Pourtant l’esquisse d’un paysage se devine parfois, mais une dominante rouge semble vouloir en désamorcer la tension figurative.
Des rêves géométriques que l’artiste transcrit directement sur la toile retissant le support en champ de bataille aussi tourmenté que feutré.
Pour honorer l’invitation du Musée des Beaux-Arts de Mulhouse (lancée en 2017, mais mise en œuvre avec la conservatrice Chloé Tubœuf seulement en 2021 en raison de la pandémie), Françoise Saur propose une plongée dans la mémoire intime et la décline en cinq chambres. Deux pistes s’y croisent. Des « photos d’inventaire » réalisées lors du rangement des biens de ses parents décédés – c’est sa toute dernière série – et un film projeté dans la « chambre 3 » réalisé à partir du journal qu’elle tient depuis les années soixante- dix : Prises de vie.
Un envoûtant travail de mise en beauté du temps.
L’exposition associe des objets réels (photos d’archive, lingerie, collections, etc.) qui deviennent vestiges de civilisation dans l’espace muséal avec, aux murs, une mise en scène de ces fragments de vies photographiées par l’artiste. Son travail sur les rendus en grands formats leur donne une spectaculaire matérialité – dans un premier mouvement, le visiteur croit voir l’objet réel dans ses trois dimensions – et les magnifie jusqu’à la transcendance de certaines natures mortes ou vanités qui jalonnent l’histoire de la peinture. Au- delà de la profondeur, c’est le temps et la densité de la mémoire qu’installe son travail. C’est particulièrement sensible dans la chambre 1 : Les Malles (anciennes, tapissées de tissu à l’intérieur) composent d’exubérantes partitions avec leur contenu en déballage. Françoise a ce don d’élargir le champ des deux dimensions du cadre vers l’universalité, comme si elle rendait palpable à travers une banale liste de courses le festin qui suivra.
Si la présentation peut évoquer un cabinet de curiosités (l’inévitable vintage de certaines pièces l’aiguise), plutôt qu’exotiques, les objets sont ceux du quotidien d’hier, d’avant-hier anoblis par la distance temporelle et le regard de l’artiste. Ces reliques – lettres d’amour (une pile équivalente à une ramette), télégrammes, diplômes, cartes postales, clefs, médailles, vaisselle, etc. – s’affichent aussi précieuses que celles de personnalités consacrées par l’histoire et suggèrent la substance de la Vie plutôt que le récit biographique.
Prises de vie, le film co-réalisé avec Joris Rühl, plonge dans son cercle familial et amical, capte les moments joyeux et festifs offrant un contrepoint gorgé de sève aux objets forcément statiques exposés par ailleurs. La complicité de Philippe Schweyer (Médiapop) lui a permis d’éditer en livre les photos utilisées prolongeant Les années Combi de 2017.
L’exposition est aussi emblématique du parcours de la photographe. Connue pour ses clichés noir et blanc en argentique, elle a toujours tiré elle-même les épreuves dans sa chambre noire délaissant la couleur beaucoup trop contraignante. Les logiciels de retouches d’image lui ont permis de trouver une maîtrise comparable de la gamme chromatique et de migrer vers le numérique. Compositions sur le marbre (2019, deux clichés de la série sont visibles au rez-de- chaussée), exposées au MAMCS durant l’été 2021, avaient déjà permis d’admirer cette évolution. Fascinant passage d’un monde où le noir et blanc captaient l’intensité de la Vie vers la couleur qui en sédimente les traces luxuriantes comme la poussière sur cette pile de livre (chambre 2 : Les Accumulations) – le savoir, l’intelligence délaissés par la culture 2.0 ?
Ce qu’il en reste ?
La délicatesse du temps qui passe, l’air de rien, et la puissance thaumaturge des images de Françoise Saur !
Par Luc Maechel
Musée des Beaux-Arts (Mulhouse) du 5.03 au 15.05.2022 https://beaux-arts.musees-mulhouse.fr tous les jours sauf mardi et jours fériés de 13h à 18h30 Prises de vie / photographies F. Saur (Mediapop Édition, 16 €)
Si vous ne ressortez pas de cette exposition sans avoir une folle envie d’aller à Venise, alors on ne peut rien pour vous. Car l’expérience que propose les Bassins de lumières est proprement stupéfiante. Après Gustav Klimt, le nouveau voyage proposé par le centre d’art numérique de Bordeaux conduit son visiteur dans la magie de Venise. Imaginé par l’artiste numérique Gianfranco Iannuzzi, déjà auteur du Klimt, le visiteur entre dans un véritable rêve éveillé, à la fois visuel et musical. « Capturer l’esprit du lieu et le faire vivre, le sublimer par l’image et non l’inverse », tel est son credo.
Celui qu’il met au service de la Sérénissime est à la fois sacré et profane. Sous nos yeux se succèdent l’histoire de celle qui fut, au temps de sa splendeur, l’une des grandes puissances maritimes de l’Europe et du monde. Dans cette ancienne base sous-marine où les couloirs des U-Boot prennent l’aspect de canaux dans lesquels se reflète l’histoire de Venise, débute ainsi un voyage dans le temps à travers plusieurs siècles de gloire. Et d’abord à Lépante dans le magnifique tableau d’Andrea Vicentino où les armées du doge et du pape remportèrent une victoire décisive face à l’empire Ottoman. Sur les murs de la magnifique basilique Saint Marc, au style byzantin éclatant, se révèlent saints de mosaïque et Pala d’oro, ce grand retable d’émaux aux reflets dorés. Comme un soleil entrant dans un cloître au crépuscule et au son du Spiritus Sanctus Vivificans d’Hildegard de Bingen, se dévoilent alors, dans un effet de mouvement prodigieux, les merveilles d’une ville à la beauté demeurée intemporelle et devenue ici, surnaturelle, comme enveloppée dans la main de Dieu.
Les grands peintres vénitiens – Véronèse et ses inoubliables Noces de Cana, Le Tintoret, Canaletto qui magnifia le Grand Canal, Carpaccio et Titien avec ses femmes diaphanes – drapent le béton armé et rivalisent avec les grandes stars de la Mostra tandis que les passerelles se parent des marbres des palais. Chaque visiteur a ainsi le sentiment d’être le doge lui-même longeant la colonnade en dentelles de brique de son palais pour se rendre dans sa loge de la Fenice. De ce décor émane alors les premières notes d’une musique, celle des accords baroques et romantiques des Vivaldi, Verdi, Albinoni et Paganini, qui fait ondoyer l’eau sous nos pieds et anime des personnages en costumes. La Traviata composée pour la Fenice en 1853 retentit. On entrevoit des larmes sur les visages des Piéta. Dans un formidable fondu de noir et de blanc, le carnaval prend vie et happe le visiteur dans un tourbillon d’émotions. Pendant près de quarante-cinq minutes, un ancien bunker a ainsi revêtu un gigantesque et magnifique masque de lumière, à la fois vivant et mystérieux, sous l’œil impassible du lion de la Sérénissime. L’illusion est parfaite. En sortant, il nous a semblé voir des gondoles sur la Garonne.
Par Laurent Pfaadt
Venise, la Sérénissime, création de Gianfranco Iannuzzi, Production Culturespaces Digital, Bassins des Lumières, Base sous-marine, Bordeaux, jusqu’au 2 janvier 2023
Membres du Schlager Club, Yrak, Fernand et Sven sont les trois artistes peintres exposés au Malagacha à Strasbourg jusqu’au 12 mars. Laurence Mouillet les a rencontrés et a mis son talent d’écrivain et de photographe à contribution pour un très beau livre qui leur est consacré, permettant à un plus large public de mieux les connaître quand les collectionneurs les ont repérés dès leurs débuts.
De la rue, notre regard est interpelé par des toiles qui empruntent leurs couleurs vives au street art. Dès l’entrée, nous sommes attirés au fond de la galerie par six garçons presque grandeur nature sur une photo noir et blanc comme une invitation à les rejoindre. Le Schlager Club dont le nom s’est imposé à eux quand il a fallu qu’ils s’identifient sur la scène artistique renvoie à ces musiques populaires jouées dans les bals, bluettes sentimentales ou chansons amusantes mais aussi à l’idée de ce qui « frappe ». Ces Mulhousiens ont trouvé un lieu où créer et l’espace nécessaire dans un bâtiment de la friche industrielle de la Mer Rouge dont deux cheminées dominent encore le site, éteintes depuis que Mulhouse n’est plus la ville de la fabrication du rouge garance et du tissage des indiennes qui faisaient rêver à un ailleurs exotique. Désormais, le rêve choisit d’autres territoires moins éloignés, il nait sur les murs et s’épanouit sur la toile.
C’est peu dire que Laurence Mouillet a été inspirée par ces trois artistes et par ce lieu improbable du Schlager Club. Elle raconte l’atelier, la menuiserie où se fabriquent les cadres des toiles, le bar où l’on refait le monde autour d’une bière et le billard au milieu. Elle raconte les trois garçons et leur parcours en une plume délicatement ciselée et riche de fulgurances poétiques, séduite qu’elle a été par la découverte d’un univers pictural qu’elle connaissait mal. Et au-delà des mots, c’est un regard qu’elle porte avec une acuité singulière sur les ambiances et le geste des artistes. Elle joue avec ses propres influences et une photo du bar rappellera une nature morte de Stoskopff, les portraits des peintres évoqueront les Flamands par la lumière sur le visage, une photo renverra au Mystère Picasso de Clouzot qui interrogeait la capacité à filmer le peintre en train de peindre grâce à la transparence. Il se joue dans la galerie Malagacha un dialogue étonnant entre les photos et les peintures avec une scénographie qui présente une œuvre et le peintre à l’œuvre. Notre préférée, une calligraphie de Sven qui joue sur les noirs, brillant, mat, granuleux encadrée de part et d’autre par deux photos identiques de deux appliques en verre fixées sur des briques noires. L’effet de ce contraste entre l’œuvre très actuelle du graffiti et ces photos de cet objet rétro est des plus intéressants et illustre à merveille la question de la représentation de la lumière et de l’obscure clarté, oxymore baudelairien que Soulages a interrogé toute sa vie. L’art se nourrit de l’art et avance toujours plus riche.
Les trois artistes exposés ont chacun leur univers même s’ils ont tous commencé dans la rue. Précisément, Damien Seliciato qui a inauguré la galerie Malagacha il y a trois ans, avait le désir d’exposer l’Art Urbain, un art qu’il veut « commercialisable » mais pas « commercial », balayant la polémique sur l’idée que les graffs doivent rester dans la rue. Les tableaux de Sven, Yrac et Fernand ne souffrent pas d’être circonscrits à l’échelle d’une toile. Fernand fait de chacun de ses tableaux un rébus ou un roman pour qui se plaît à lire tous les objets qu’il représente et qui appartiennent à son histoire, à son quotidien. Yrac décline en autant de figures possibles imaginables les lettres de son nom d’artiste avec une belle pureté des lignes et des aplats de couleur. Mais qui ne voit pas son nom peut distinguer un visage de profil, une larme et si le trait déborde le cadre, sans doute est-ce un clin d’œil pour nous dire que le cadre n’empêche pas d’être libre. Sven est un passionné de calligraphie. Ses lettres et signes cabalistiques dont on suit le tracé aux couleurs éclatantes ou de ces noirs que l’on aime dessinent un monde en soi, celui d’un artiste reconnaissable entre tous.
Commencer une toile c’est comme sortir dans
la nuit noire sans lanterne
et découvrir à l’aube où l’on voulait aller
(Laurence Mouillet – extrait)
L’exposition
est visible jusqu’au 12 mars à la Galerie Malagacha, 9 rue du Parchemin à
Strasbourg.
Le livre de Laurence Mouillet, Schlager Club, éd. Médiapop, a été tiré à 100 exemplaires numérotés auxquels sont jointes 3×30 sérigraphies originales des reproductions des grands formats de chacun des artistes. 10 exemplaires sont accompagnées de la reproduction de la photo de Laurence Mouillet des cheminées, intitulée Les Sentinelles (de la Mer Rouge). Les sérigraphies font 15/20 cm. Le livre est vendu 40 euros.
Signature
avec les artistes et Laurence Mouillet à la librairie 47°Nord à Mulhouse le
samedi 5 mars de 11h à 18h. Le 12 mars avec l’auteure toute la journée à la
Galerie Malagacha.
Louise Bourgeois x Jenny Holzer
au Kunstmuseum Basel
Le Kunstmuseum Basel a donné carte blanche à Jenny Holzer pour une exposition hommage à Louise Bourgeois (1911-2010). Sa proposition, à la fois intelligente et admirative, est très respectueuse du travail de son aînée. Elle lui laisse l’essentiel des cimaises du Neubau puisque ses propres œuvres, élaborées avec des sentences de Louise Bourgeois, sont réservées aux projections dans l’espace public (sa marque de fabrique). L’originalité de son engagement se retrouve dans la mise en scène exigeante des œuvres avec en fil rouge les mots. Et Louise Bourgeois écrivait. Beaucoup !
The Destruction of the Father (1974-2017) Photo Luc Maechel
Lavis rouge, hachures rouges, écriture au stylo rouge – rouge sang !
La violence de l’écriture saignant la page… comme l’indique le sous- titre de l’exposition. L’écriture ensanglante le papier, le biffe, le gondole, ajoute l’incendie de sa violence à l’obstination répétitive du trait, du geste. La commissaire ajoute la dimension sérielle dans sa mise en espace qui décline la détermination compulsive de la plasticienne à chercher le signe juste, la représentation pertinente d’un feuillet à l’autre et tente de comprendre cette brutalité, cette barbarie dont le sens échappe, reste hors champ.
Les gros plans pleine page du livre d’artiste édité pour l’occasion – conçu également par Jenny Holzer – prolongent ce parti pris radical avec en regard les tourments et les horreurs de quelques anciens appartenant au musée : les pendus de Callot, Baldung Grien (Le suicide de Lucrèce, c. 1520), Holbein, Schongauer, Munch…
Les motifs répétitifs, superposés, alignés suggèrent la même vertigineuse aspiration que le tunnel de la Montée des bienheureux vers l’empyrée de Bosch, mais comme immobilisée, avec la profondeur qui résiste, s’aplatit devant l’évidence de la finitude, celle des organes, de la déchirure de l’enfantement, de l’affrontement des sexes qui ouvrent vers un piège au lieu du paradis promis, suscitant par moments un sentiment d’étouffement.
En 1990, Louise Bourgeois suggérait : « être artiste implique une forme de souffrance. Voilà pourquoi les artistes se répètent – parce qu’ils n’ont pas accès à un remède » (Freud’s Toy). Si elle avait assisté aux côtés de Rembrandt à La Leçon d’anatomie du docteur Tulp (1632), sans doute qu’elle n’aurait retenu que le sanglant contenu des haricots et l’écarlate éviscération de la dépouille ! Mais au XVIIe siècle, la civilisation cherchait encore à (se) comprendre, aujourd’hui il n’y a plus rien à comprendre : le monde est une stupeur comme l’écrivait le philosophe Jean-Luc Nancy.
Et que faire contre cette cruauté clandestine ? Il y a la révolte et pour la partager, les images de ces organes crus, des corps qui n’en sont plus. Et les mots ! Jenny Holzer s’empare de ceux de son aînée et les met en scène, en dialogue. La rencontre a lieu dans cet espace des mots : leur récurrence obsessionnelle, leur questionnement, leur figuration, leur capacité à détourner – plaques funéraires, bannières, cahiers… Plutôt qu’un remède, ils trouvent le dérisoire : le poids du quotidien (The Hour of the Day, 2006), le passé (ces paysages de la Bièvre où elle a passé son enfance, La Rivière gentille, 2007) ou la provocation de The Destruction of the Father (1974-2017), de ces mannequins pendus enchevêtrés… Quitte à en conjurer la brutalité par une page entière couverte de Je t’aime (1977). Et puis, la couture (ses parents avaient un atelier de restauration de tapisseries) qui raccommode un cœur entouré d’aiguilles et de bobines de fils (Heart, 2004) : pour le réparer ou l’écorcher ? Ambiguïté d’une mécanique qui couture les sentiments pour mieux se les approprier dans le moule du patriarcat.
Le sens, l’âme ? La réponse de Louise Bourgeois, c’est le sang ! Cette figure du désespoir scellant notre impuissance…
Par Luc Maechel
Commissariat : Jenny Holzer avec Anita Haldemann Kunstmuseum Basel | Neubau / 19.02 – 15.05.2022 du mardi au dimanche de 10h à 18h (jusqu’à 20h le mercredi) https://kunstmuseumbasel.ch/fr/ The Violence of Handwriting Across a Page / livre d’artiste, CHF 75