L’exposition Top Secret explore
les relations imbriquées entre espionnage et cinéma, rendant compte de
l’étendue et de la vitalité d’un sujet qui se déploie autant dans une histoire
que dans une géographie mondiale. L’épicentre des intrigues d’espionnage ne
cesse d’être déplacé et reconfiguré, des villes divisées d’Europe (La Lettre du
Kremlin, John Huston, 1970) au Moyen-Orient (la série du Bureau des légendes,
créée par Eric Rochant), mettant aujourd’hui en avant des stratégies
renouvelées du renseignement, caractéristiques du monde sécuritaire post
11-Septembre, dont l’impact sur la mise en scène génère de nouveaux codes, de
nouveaux visages.
Tous les passionnés et espions en herbe pourront bien évidemment retrouver leurs héros favoris sur grand écran ou découvrir quelques pépites du film d’espionnage grâce à la programmation exhaustive de la Cinémathèque allant d’Hitchcock à OSS 117 en passant par Clint Eastwood et Steven Spielberg et d’autres.
Par Laurent Pfaadt
Du 21 octobre 2022 au 21 mai 2023 A la Cinémathèque de Paris
L’Espace muséal Re-Naissance situé au rez-de-chaussée de l’hôtel de ville de Ferrette, un bâtiment de la Renaissance rhénane daté de 1572, a été inauguré après travaux en octobre dernier par le comte en titre : S.A.S. le Prince Albert II de Monaco. Ce dialogue entre grande et petite histoire se poursuit sous l’égide de l’association Trésors de Ferrette avec le concours de la galerie Courant d’Art (Mulhouse) pour cette Lydia Jacob Story visible jusqu’au 2 octobre. L’exposition est une immersion dans ce futur passé (ou l’inverse…) reconstitué par l’artiste alsacien grâce à une cinquantaine de pièces dont les plus récentes ont été réalisées lors des dernières époques confinées. Une collision temporelle comme les apprécie Raymond E. Waydelich !
Depuis la découverte en 1973 sur un marché aux puces de Strasbourg du carnet de notes (daté de 1890) de Lydia Jacob, cette cousette de Neudorf accompagne Raymond E. Waydelich. Il fabrique les traces, les documents, les hommages, les reliquaires d’une biographie téléportée vers le futur pour mieux évoquer notre présent. Dès 1978 à la Biennale de Venise où il représente la France, il expose « L’homme de Frédehof, 2720 après J.-C. », un environnement qu’il dédie à Lydia Jacob. En 1981, avec des pages annotées, des dessins, peintures, objets, installations, la vie rêvée de Lydia Jacob prend corps au Musée Zoologique de la Ville de Strasbourg.
Le potentiel de ce passé enfoui qui soudain resurgit, il le découvre enfant dans un article du journal de Spirou sur Schliemann (inventeur de Troie). Naîtra une fascination qui ne le lâchera plus et qu’il nourrira : sur les sites archéologiques romains en Algérie durant son service militaire au service photographique des armées (1961), au début des années soixante-dix à Tabarka (Tunisie), à Éphèse, Aphrodisias, Milet, Hiérapolis (Turquie) et surtout en Crète en 1984 avec le choc des figures noires sur les vases minoens.
Dans son travail, il creuse ce sillon du glissement temporel, de cette archéo-fiction qui confronte un futur rétrospectif et un passé prospectif. Une veine qu’il décline en 1983 à Fribourg-en-Brisgau avec le site de Grubierf en 3500 après J.‑C., en 1994 à Villefranche-sur-Saône avec L’Île d’Orsi, 3720 après J.‑C., en 1995 à Strasbourg avec Mutarotnegra[1], 3790 après J.‑C. et ce Caveau du futur enfoui sous la place du Château, en 2010-2011 avec les Fouilles récentes de Mutarotnegra à Réthymon, puis au musée archéologique de Strasbourg.
Pour autant Raymond E. Waydelich n’est pas un artiste
du passé, il réussit à faire le grand écart entre l’art pariétal (la récurrence
de ces silhouettes aux bras levés) et cet esprit de happening un brin provoquant
à la Joseph Beuys n’oubliant jamais son humour pince-sans-rire. D’ailleurs
plutôt qu’artiste peintre, il se revendique « marchand de bonheur ! »
Au-delà des figures, des dispositifs, ce qui l’intéresse ce sont ces traces estompées par le passage du temps qui muent quelquefois, mais demeurent malgré tout, têtues, obstinées et nous aiguillonnent, nous rappellent qu’il n’y a pas de génération spontanée, que tout est ancré : les craquelures évoquant les huiles anciennes des Memories painting, le délavé des monotypes „Pompéi”, les feuillets des comptes rendus du comité Coop du siècle dernier support de ses encres de Chine de 2020. Entre hommage et rappel que le passé ne s’efface pas d’un trait de plume, ces télescopages suggestifs imposent l’immuable dans une époque mouvante, évanescente, fragile.
En suivant le fil chronologique de ses œuvres, la figure humaine s’estompe. Restent les mots proférés en phylactères par son bestiaire anthropomorphisé comme dans les cartoons dont il raffole : I love you, Hoplà, I have a dream, Good morning, Live is a hot dream… et des destinations Kreta, Namibia, Alsatia avec les flèches nécessaires pour s’y retrouver dans notre monde déboussolé.
Toutes ces pièces – dessins, peintures, gravures, sculptures, céramiques, collages en 2D et 3D… – imposent un univers singulier aisément reconnaissable illustrant des situations inattendues quelquefois croquignolesques avec des créatures au sourire carnassier. Seuls les volatiles – cigognes, oies, coq… – n’ont pas (encore) de dents. Des prédateurs aux quenottes acérées qui tendent leur gueule béante vers des saucissons et autres charcuteries : et si la Schmierwurscht n’était pas seulement cet aliment convoité et « fabuleux », mais comme il le proclame cet « oxygène » si nécessaire dans une société devenue étouffante ? Évoquant les rhinos, les éléphants croqués en Namibie, il lâche : « Et on les tue aussi, on les liquide, on liquide la terre entière, c’est dingue ! » (entretien de mai 2021).
Raymond E. Waydelich ? Marchand de bonheur certainement, mais la générosité n’empêche pas la lucidité.
Par Luc Maechel
Espace Muséal Re-Naissance – Hôtel de ville du 14 juillet au 2 octobre 2022 ven, sam, dim & jours fériés de 14h à 17h entrée libre 38 rue du Château – 68480 Ferrette http://www.tresorsdeferrette.fr/
* des vidéos avec Raymond E. Waydelich sont aussi en libre accès sur place
[1] anagramme d’Argentoratum, nom romain de Strasbourg
Ce travail de mémoire avec les habitants du quartier Bel-Air à Cernay initié par Agora, centre socioculturel, est la troisième collaboration avec la photographe Françoise Saur. Il se décline en photos, entretiens réalisés par des étudiants en histoire à l’UHA, un livre (en préparation) et une exposition visible – dépêchez-vous, c’est seulement – jusqu’au 22 juillet. Et l’engagement de Céline, Nora, Françoise et tant d’autres…
Edward Hopper peignait des êtres en suspension dans des
espaces de solitude désenchantée. Dans le quartier Bel-Air de Cernay, Françoise
Saur a photographié les espaces vidés de ses habitants avant démolition (en
2022). Plus de locataires, plus de meubles… mais les traces de vie
demeurent ! Têtues, touchantes, saugrenues quelquefois.
L’attention portée au traitement de la couleur intensifie
la singularité du témoignage de ces fragments. Sur les plans plus larges, la
photographe trouve même le rose partagé par Gauguin et Picasso et le bleu limpide
du peintre américain magnifiant un espace désinstallé en attente de sa fin. Ses
images saisissent la quintessence du souvenir en l’absence de ceux qu’il hante
et nous l’offre en réflexion.
Des objets abandonnés – si importants à un moment sans doute – intensifient le
sentiment de déshérence, préservent l’empreinte des vies évacuées, des gestes
qui se prolongent désormais ailleurs. Surgissent des stigmates aussi déroutants
et touchants que ces motifs créés par des papiers peints arrachés évoquant les
découpages de Matisse. Une mémoire saisie dans une matérielle et sensible densité
sur ces murs maintenant disparus. Ne restent que les images de ce désarroi, de
ce bord du temps qui change, bouleverse souvent et emporte les choses et les
êtres.
Ce sont les clichés accrochés sur les cimaises, en statique. En boucle, sur un écran, défilent les portraits d’habitants qui ont accepté de poser. Des gens plutôt âgés, venus d’ailleurs – de très loin quelquefois – ou des vallées voisines pour se rapprocher du travail et tous ont fait leur vie dans ce quartier. Ils posent dans leur ancien logement désert, corps en pause dans l’espace vide de leur vie d’avant, mais aussi dans leur environnement d’après, regard enjoué vers l’objectif, nantis d’un pot de fleurs ou d’un autre accessoire. En off la voix de leurs souvenirs raconte… Des passeurs de mémoires qui tels Les anges protègent les châteaux de sable, pas les châteaux de pierre(Christian Bobin, Un bruit de balançoire, 2017).
Par Luc Maechel
Centre socioculturel Agora / 7 rue de la 4e D.M.M 2/07 – 22.07.2022 / du mardi au vendredi de 14h à 18h (accès : s’adresser à l’accueil, 03 89 75 62 80) visite guidée avec l’artiste mardi 12/07 à 17 h http://www.cscagora.fr
SMITH DÉSIDÉRATION (Summa) à la Filature, Mulhouse
Vernissage ce samedi 11 juin de l’exposition de Smith. Le photographe avait déjà présenté son travail au printemps dans le cadre des Vagamondes sur une proposition de Christian Caujolle. SMITH DÉSIDÉRATION est monté en association avec Corps Célestes, 5e édition de la Biennale de la photographie de Mulhouse. Une exposition touffue qui s’inscrit bien dans la thématique de la manifestation, en accès libre dans la galerie jusqu’à la fin de l’été.
Devenu artiste complice de la maison, Smith reviendra
mi-mars 2023 installer Transgalactique en tant que commissaire (Superpartners
avec Nadège Piton) à l’occasion de la prochaine édition des Vagamondes.
Nous l’attendons avec impatience dans ce nouveau rôle – de l’autre côté du
miroir – tant son travail d’artiste est dense, polymorphe et gourmand de transdisciplinarité :
Explorant la porosité des pratiques artistiques, scientifiques, de la
philosophie et des narrations spéculatives, Désidération propose une
autre mythologie du spatial. (Lucien Raphmaj).
Dans ses prises de paroles, Smith explique sa démarche avec
une généreuse assurance maniant l’incohérence poétique, les oxymores… privilégiant
l’élaboration de ses propositions plutôt que le détail des œuvres.
Dans celles-ci, il joue beaucoup sur la profondeur de champ. Son choix de mise
au point favorise le plus souvent le paysage et le traitement technique l’impose
en espace cosmique, surnaturel, changeant selon les déplacements du visiteur et
le glissement de l’éclairage. Un personnage au premier plan souvent flou
renforce cette irréalité de la lumière – nuit américaine, celle de vieux films
de science-fiction (quand les effets spéciaux se cherchaient) voire l’ambiance suspendue
de certains films d’Antonioni – ouvrant vers l’ailleurs, l’imaginaire.
Dans la galerie, Smith a installé un noyau architectural qui
à la fois augmente la capacité d’accrochage et favorise une proximité immersive
du regard avec l’œuvre modifiant la perception de la feuille d’aluminium du Dibond®
– fréquemment à nu quand les surfaces sont unies et claires, suggérant
quelquefois le voile d’essuyage d’une plaque avant gravure. Une virtuosité
technique qui anoblit certains clichés qui pourraient apparaître banals :
un coucher de soleil noir, d’autres jouant avec les codes du selfie…
De ces nombreuses photographies surgit l’impression que le monde (et ce cosmos imaginé) a renoncé aux couleurs sauf pour quelques détails à la marge. Et si elles s’invitent malgré tout, la monochromie en désactive l’éclat tapageur.
Par Luc Maechel
Commissariat d’exposition : Emmanuelle Walter galerie de La Filature, Scène nationale de Mulhouse du 31 mai au 25 août 2022 11h-18h30 du mardi au samedi & soirs de spectacles http:// https://www.lafilature.org
Si pour L’Enterrement de Casagemas (Évocation) de 1901, Picasso revendique la filiation du Greco, l’affirmation, peu après avec Les Demoiselles d’Avignon (1907), de son style si singulier évacue instinctivement dans l’esprit du public toute référence aux anciens. La réalité est bien différente : il pratique le nu, le portrait, la nature morte et transcrit son admiration pour le vieux maître jusqu’à la fin de sa vie (Le Mousquetaire, 1967 ou Buste d’homme, 1970). En proposant, avec presque quatre-vingts pièces des deux artistes, plus d’une trentaine de rapprochements entre l’illustre Crétois et Picasso – couvrant toute la carrière de ce dernier –, le Kunstmuseum de Bâle initie aussi l’hommage pour le cinquantième anniversaire de la mort du peintre franco-espagnol en 1973.
L’exposition privilégie les portraits même si quelques
grands formats sont présentés. Cette intimité avec le sujet met l’accent sur la
grande liberté stylistique du Greco : ces ciels de tourmente atmosphérique
(La Pénitente Magdalène, ca. 1580-85) ou au contraire l’épure des
fonds sombres (série des Apôtres, 1610-14) concentrant l’attention sur
les visages, les jeux de mains (celui admirable du Christ prenant congé de
sa Mère, ca. 1595 avec cette ombre animale qui mange le cœur de
Jésus…) et toujours la délicatesse du geste qui se pose sur la poitrine, un
livre, un crâne avec quelquefois un doigt d’attention dressé et aussi la luxuriante
cascade des drapés (cette déclinaison des blancs du Saint-Barthélemy, 1610-14).
Un
style, une densité et une tension narrative* qui fascine et que s’approprie Picasso
d’abord par l’assimilation du geste – nombreux croquis de ses débuts dans la
première salle – avec des fraises, des barbichettes ou ces visages légèrement
allongés. Un univers à la Don Quichotte qu’il s’amuse à mettre en scène dans un
bar de Montmartre (Pepe Romeu et autres croquis ca. 1899). En 1962,
il linogravera même le cadre assorti de L’homme à la fraise et du Portrait
de Jacqueline à la fraise. S’il transfère les nuées du siècle d’or dans les
cieux des funérailles de son ami, ses « anges » nus évoquent sans
ambiguïté des prostituées. À Bâle, cette Évocation est mise en regard
avec L’Adoration du Nom de Jésus (1577-79) dont la composition est plus proche
que celle de L’enterrement du comte d’Orgaz (1586-88) souvent cité :
sur la droite, le porche de la toile de Picasso rappelle la gueule d’enfer du
Greco et les nuages articulent terre et ciel de façon comparable.
Par-delà les anecdotes, c’est la structure qui intéresse Picasso
dans les œuvres du Greco : autant l’articulation posturale des corps que l’organisation
générale de ses toiles. Sans oublier la vitalité interne : comment la
puissance de la composition surgit de l’énergie du sujet. Dans le Christ chassant
les marchands du Temple (1610-14), le tourbillon des corps flagellés amplifie
le mouvement du geste christique et le traitement de la couleur le renforce – le
carmin central glacé de blanc de Jésus s’évaporant en grisaille vers la
périphérie. La Crucifixion (1930) de Picasso est légitimement mise en
parallèle en dépit de choix inverses : des tons vifs et chauds qui sont absorbés
comme dans un trou noir par la grisaille centrale du crucifié.
Dans les toiles cubistes, le sujet se détache moins du fond
que chez le Greco, mais sa quête d’épure retrouve la grâce souvent méditative des
poses du XVIe (Nu assis ou Femme assise dans un fauteuil,
1910).
Et comment ne pas imaginer que l’exigeante pureté du geste, la netteté
éloquente des mains peintes par le Crétois ne se prolongent pas dans celles
brutes et impératives omniprésentes chez Picasso ? de même, que les vastes
amandes des yeux implorants (comme chez cette Magdalène déjà citée) ne lui
inspirent ces grands yeux dont l’implantation sur le même profil renforce
l’abyssale détresse ou l’arrogance ?
Des caractéristiques bien présentes également dans le célébrissime Guernica
(1937, non présenté à Bâle) – il convient d’y ajouter les bouches hurlantes.
« Toute image est une maison hantée, toute maison
est hantée par les images » comme l’écrit Jean-Christophe Bailly (L’imagement,
2020). Et El Greco est le bienheureux fantôme de la maison Picasso !
*Dans ce Christ prenant congé de sa Mère, l’envoûtant jeu de mains n’est pas jeu de vilains, mais vecteur de narration. La lumière du visage de Marie impose le récit (et la gueule d’ombre sur le cœur du Christ) : « même si tu montes au ciel, ton départ me mange le cœur ! » Si le velouté des ombres dissimule les stigmates du Ressuscité, le geste de la mère – à main gauche – ravive la douleur de la malemort. Mains… et regards. Des regards qui se voient… ailleurs ! Un temps infime entre deux Temps et, malgré la Résurrection, un Temps de douleur et de séparation. S’esquisse une chorégraphie de partage pour le Temps à venir où les regards ne se toucheront plus et les mains ne se verront plus. Ce rectangle des mains à la fois scelle et circonscrit l’accordance et la proximité de la Mère et du Fils dans un autre espace, un autre Temps. À venir…
Luc Maechel
Commissariat : Carmen Giménez, avec Gabriel Dette, Josef Helfenstein et Ana Mingot Kunstmuseum Basel | Neubau / 11.06. – 25.09.2022 du mardi au dimanche de 10h à 18h (jusqu’à 20h le mercredi) http:// https://kunstmuseumbasel.ch/fr/ catalogue 44 €
Image de l’entête : El Greco (atelier), Mater Dolorosa, ca. 1587–90, huile sur toile, 62 x 42 cm & Pablo Picasso, Tête de femme, 1908, aquarelle et crayon sur papier, 34 x 21 cm (Staatlische Museum zu Berlin, Preussischer Kulturbesitz)
Le projet s’était noué lors de la dernière édition de St’art (novembre 2021) : une immersion dans l‘œuvre de l’artiste bas-rhinois Sauveur Pascual à la galerie Valérie Cardi (Mulhouse). Ses pièces couvrent une trentaine d’années avec une préférence pour l’acrylique, l’encre et les craies sur papier. De ses toiles souvent carrées, de ses polyptyques avec une attention particulière au cadre et de ses grands formats avec des collages, des phrases écrites (quelquefois à l’envers) émergent l’omniprésence des enfants et une troublante « solarité » : cette dense et éblouissante présence du soleil issue de Van Gogh, avec aussi la figure d’Icare (série de 1993) qui s’y brûle les ailes…
À quinze ans, tandis que ses camarades se retrouvent pour
jouer de la guitare, de la batterie et montent des groupes de rock, Sauveur
Pascual crée un groupe d’art : sa stratégie pour prolonger l’enfance dans
l’âge adulte ?
Car de son Autoportrait (1987) en jeune enfant à ces Paysages d’enfances (2022) en passant par les Enfants d’Izieu (série de 2002), leurs regards nous interpellent. Ils proclament l’évidence d’un monde (en)volé. Même l’oisiveté de ses baigneurs semble contrainte par ces cadres qui les cernent et, non loin, ce transatlantique esquisse le risque de l’exil. Leurs visages perplexes surgissent de scènes quotidiennes avec un vélo, un cheval sur roulette, sous un parasol ou entourés de signes plus ésotériques, étiquetés de mots découpés dans les pages de livres pour enfants…
Son optimisme gourmand d’avenir s’affiche dans la série Bonheurs
(2016). Se référant ouvertement à Van Gogh, ses jaunes, ses rouges scandent la
si intense lumière d’un été qui ne devrait jamais finir (comme l’enfance…). Ce
bonheur est capté dans l’instant, mais l’illusion se dissipe rapidement. La
ponctuation des titres en tempère la plénitude. Éden se prolonge d’un
« ? » Comme dans la série éponyme, les Cyprès sont
couchés…
Dans sa dernière série, Exodes, les activités
balnéaires sont récurrentes, mais restent sous la menace du transatlantique
(premier vecteur de la globalisation…). Ces polyptyques sont articulés avec le
blanc systématique des châssis qui à la fois prolonge et cloisonne celui de
l’œuvre : solarisation, bois flotté blanchi par le sel… L’éclat de la
corrosion : la beauté du Mal dresse ses cases, compartimente le monde
(gestes barrières…). Et rend fou : un ciel griffé de noir comme parcouru
en tous sens par un supersonique pris au piège. L’incandescente lumière demeure,
renouvelée par ce presque noir et blanc scandé d’aplats céruléens. Avec les
paquebots, un parfum de nostalgie traverse ses toiles d’une époque à l’autre
plutôt que d’un port à un autre. L’enfermement se prête mieux au voyage dans le
temps.
Si le peintre évoque Memling, Goya, Picasso, on songe aussi
à la narration poétique d’Hugo Pratt et à Corto Maltese comme si
l’artiste questionnait l’époque où s’est élaboré le désastre qui s’annonce.
Au fil de la visite, la peinture de Sauveur Pascual apparaît comme un palimpseste de l’exil et c’est avec une vigoureuse lucidité – la blessure la plus rapprochée du soleil selon la formule de René Char –, qu’il répond sans hésiter à la question de Picasso* : qui est l’ennemi ? – L’ignorance !
Par Luc Maechel
Galerie Valérie Cardi du 30.04 au 4.06.2022 11 Rue Descartes – 68200 Mulhouse du mardi au vendredi de 14h à 18h et sur RDV https://galerie-valeriecardi.com/
*L’art n’est pas fait pour décorer
nos appartements. C’est une arme contre l’ennemi.
La question c’est : qui est l’ennemi ?
Pablo Picasso
Deux approches du confinement de 2020 étaient possibles. Endurer le joug des restrictions – du hurlement des sirènes à l’obscénité des quotidiennes statistiques – ou cultiver l’imaginaire et – tant qu’à faire – s’inventer libre ! Sur une île qui conjugue liberté et isolement ? Ce fut le choix de Marie Terrieux, directrice de la Fondation et commissaire de l’exposition qui a élaboré cet archipel de 21 propositions (20 artistes). Sa narration rythmée d’extraits littéraires évoque l’insularité en jetant l’ancre sur des territoires troublants ou saisissants.
Le son d’entrée.
Celui de la tempête et du naufrage, échapper/survivre à un monde hostile avant
d’accéder à l’ailleurs comme Orphée traversant le miroir : C’est du
vent, le noir avec juste une ampoule de cambuse (installation sonore de
Philippe Lepeut, 2015). Puis une chicane. Grondement de cataracte dans Le Refuge
de Stéphane
Thidet (2007) : sa cabane inondée d’une pluie perpétuelle et drue
occupe l’espace central de la Fondation imposant sa présence sonore jusqu’à la
mezzanine. L’illusion de notre monde – avec ces livres noyés – qui ne nous protège
pas ?
Puis Robinson.
En métaphore inévitable du naufragé cherchant à entrer en re-possession de soi et
qui se décline en perplexité contrariée (Rodney Graham), en stratégie de survie en
milieu hostile (Abraham Poincheval ou Gilles Desplanques), en convoquant des
images d’archives pour une autofiction filmée sur l’île aux naufrages (Eleonore
Saintagnan, Une fille de Ouessant, 28 min, 2018), en
réinventant un hédonisme familial enjoué d’un paganisme facétieux (photos de Yohanne Lamoulère).
Avec Vendredi.
Et s’ouvrir – prudent – à cette nouvelle altérité avec l’inquiétant tribalisme
de masques vaudous (Pierre Fraenkel), le kitch des vahinés filmées – à Toulon !
– (Charles Fréger), l’échouage de nos totems quotidiens (Axel Gouala) ou l’ombre
portée de notre dite civilisation externalisée sur l’île prison de Manus Island
avec le diptyque vidéo d’Hoda Afshar (Remain, 2018).
Et la nature. Déroutante forcément. En Palmier synthétique et carbonisé (Sébastien Gouju), âprement minérale (photos de Cécile Beau) ou fragile et sédimenté avec une grâce corallienne : les faïences et porcelaines émaillées de François Génot (2022). Mais l’artificialisation des esprits produit aussi ce rêve climatisé pour touristes en goguette balnéaire entre eaux turquoise et superstructures d’extraction minière sur Yali en mer Égée (installation vidéo d’Olivier Crouzel, 2021).
Arpentage enfin. Et nommer ! Pas de survie sans contrôle… Exploration et identification de ces terres par la cartographie comme outil de survie (Benoit Billotte) ou d’appropriation du monde – en 80 jours et 331 pages (Aurélien Mauplot). Pulsations cyanotiques des hauts fonds comme sur ces écrans de guerre ou de catastrophe : la sophistication des onze Haïkus cartographiques de Pauline Delwaulle (2019) détourne celle des moyens d‘inventaire et de toponymie. Au revers, un planisphère activant les liens entre nos îles continentales, fresque rouge sang sur les eaux globales dégorgeant sur le sol ses écheveaux cramoisis (Brankica Zilovic, Embrace again, 2018).
Le son vibrionne aussi dans ce sous-sol, plus délicatement.
Respiration champêtre de la chimère sonore (P. Lepeut) ou le subtil tintinnabulement
des coquillages cueillis sur l’estran de Gdansk et agités par une brise (Stéphane Clor).
Nos îles explorent une insularité flottante, vibrante de questions et d’ambiguïté, d’inventivité et de virtuosité technique aussi qui, agrégées en archipel, interrogent la sauvagerie. Ailleurs ? Ou ici ? La nôtre ? Judith Schalansky (Atlas des îles abandonnées, 2010) suggère : Le paradis est peut-être une île. L’enfer en est une autre.
Par Luc Maechel
Fondation François Schneider / 68700 Wattwiller du 29 avril au 18 septembre 2022 ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 18h fondationfrancoisschneider.org
Même si elle était d’un naturel discret et modeste, Marcelle Cahn s’est beaucoup impliquée dans l’effervescence artistique d’avant et d’après-guerre. Sa réserve, son engagement pour le travail de ses collègues et des moments d’éclipse ne lui ont pas permis d’acquérir la notoriété qu’elle méritait. Trois musées qui ont beaucoup enrichi leurs collections grâce à elle lui rendent aujourd’hui hommage à travers cette exposition monographique. Le MAMCS en tout premier qui a bénéficié en 1980 d’une importante donation de l’artiste, avant Saint-Étienne et Rennes. L’itinéraire qu’a élaboré la commissaire Cécile Godefroy est fort logiquement chronologique avec plus de 400 pièces.
Née en 1895 à Strasbourg où elle prend ses premiers cours
de dessin, Marcelle Cahn déménage à Berlin avec sa famille en 1915 en raison du
premier conflit mondial. Elle y côtoie aussi bien des représentants de la
Sécession (elle sera l’élève de Lovis Corinth) que les expressionnistes à la
galerie Sturm. Quelques pièces attestent ces influences notamment une huile
traitée en pleine pâte : Nu berlinois (1916). Des Cygnes,
l’élan des Trois biches, figures très graciles, préfigurent la future
légèreté de sa ligne et de sa touche (Cat. 37 & 38, 1914).
De 1920 à 1930, elle s’installe à Paris avec de fréquents
séjours à Strasbourg. Elle y suivra les cours de Fernand Léger et d’Amédée
Ozenfant dont elle gardera les couleurs plus sourdes et un goût pour l’épure.
Si son geste reste figuratif, il articule désormais les volumes suivant les
leçons du cubisme. La figure humaine entre en concurrence avec le décor :
vases, raquettes, rames, rues… Elle participe à des expositions collectives et gagne
l’estime de ses pairs : Guitare et éventail (1926) ou Femme à la
raquette (1927). Avec les mêmes profonds aplats, elle peint ses premières Compositions
abstraites (1925). Parallèlement les corps s’étirent (La Nageuse, 1930),
deviennent fluides (Personnages (Profil bleu), vers 1948) cherchant sa
voie dans cette tempête que nous appelons le progrès selon le mot de
Walter Benjamin (1940).
Le mystère demeure sur son retour à Strasbourg en 1930 où
elle cessera quasiment de peindre, se consacrant au dessin sur le motif… Cet
ascétisme et cette discrétion se prolongeront à Toulouse où sa famille se
réfugie en raison de la guerre et du risque de déportation.
Dès 1946, elle retourne à Paris et s’installe en 1952 dans
un logement-atelier rue Daguerre. Une année charnière avec sa première
exposition personnelle et un changement de style. Avec des compositions d’une rigueur
limpide affinée jusqu’à la transparence sur l’écrin de l’absolu blanc, elle
tente de reconstruire un monde fragile, mais joyeux et coloré. Une période très
prolixe où dominent les verticales et les horizontales qui s’élargissent en fins
rectangles rompues quelquefois de cercles par l’ajout de pastilles, de sphères
en surépaisseur. Des propositions composées à la fois d’une fugue graphique
avec la subtile mise en résonance de couleurs délicatement choisies et de sa
partition. Certaines évoquent des plans d’urbanisme, puis, vers 1960, quelques-unes
semblent chercher la perspective avec des diagonales, des lignes de fuites quêtant
la troisième dimension. Elle se concrétise dans sa série Spatials (1966-1976)
avec leurs plans pliés ou rabattus et avec deux sculptures inaugurées en 1976.
Résidente à partir de 1969 à la Fondation Galignani à Neuilly (jusqu’à son décès en 1981), elle réalise de nombreux collages utilisant des objets quotidiens, des gommettes, des cartes postales… Une féerie plastique et ludique – faisant surgir un personnage d’une enveloppe (Cat. 227, 1977) – fruit d’un enthousiasme de gamine guillerette qui devise, assise sur son lit et entourée de ses découpages, avec Pierre Gisling en 1976 (film de Louis Barby pour la collection Clés du regard, 40 min, visible en fin de parcours) : Je ne réfléchis jamais. Je fais quelque chose et puis je m’envole.
Par Luc Maechel
Commissariat : Cécile Godefroy
avec Barbara Forest (MAMCS) et Alexandre Quoi (MAMC+)
Musée d’Art moderne et contemporain (MAMCS) du 29 avril au 31 juillet 2022 Tous les jours – sauf lundi – de 10h00 à 18h00 https://www.musees.strasbourg.eu/
Depuis le 12 mars, la galerie Valérie Cardi accueille le travail de Maurice Mata que le musée des Beaux-Arts de Mulhouse avait exposé en 2014. L’artiste a eu plusieurs vies : éditeur, courtier en art… et bien sûr peintre. S’il a vite déserté les écoles d’art et ne revendique aucun maître, il reconnaît volontiers des influences : Soulages et sa série Outrenoir ou la récurrence du bleu Klein (dont il a élaboré son propre mélange plus stable que l’original selon ses dires 🙂
Fervent adepte de l’abstraction, Maurice Mata avance d’emblée son refus de donner à ses œuvres un titre qui briderait l’imagination du visiteur. Il en est presque à regretter la trop grande figuration de sa série inspirée par les masques africains. Une envie de délivrer un secret tout en l’enfouissant profondément sous la géométrie ?
Si, notamment pour ses travaux récents, Soulages se caractérise par un geste ample imposant de (très) grands formats, une quasi- exclusivité de la matière noire et une direction identique des traces, Maurice Mata articule chaque toile – souvent carrée – en une entité géométrique diffractée : l’ostinato d’un thème principal affronte en contrepoint suspendu un motif voisin ou tranché selon la pièce. Un ordre en apparence nettement établi bousculé par un intrus ou une trahison, une tentative de perfection contrariée ou rompue par une saignée incendiaire. Quelquefois de ses jeux de diagonales, de rectangles, de lignes scrupuleusement alignées surgit la profondeur de la troisième dimension. Le damier devient labyrinthe, mais discret comme si, trop enraciné dans la toile, il hésitait à prendre son envol.
Si le peintre superpose les couches, celles-ci s’échappent de l’oppression de la supérieure imposante, mais parcellaire. Naissent de subtiles nuances favorisant la vibration de tons proches : si l’incidence de la lumière fait vivre ses noirs, leurs marges sont contaminées par l’outremer. La défaite assumée de l’opacité plutôt que la victoire de la transparence crée ces débordements, ces frontières fragiles, mais impertinentes.
Cette netteté laisse peu de place aux courbes. Pourtant l’esquisse d’un paysage se devine parfois, mais une dominante rouge semble vouloir en désamorcer la tension figurative.
Des rêves géométriques que l’artiste transcrit directement sur la toile retissant le support en champ de bataille aussi tourmenté que feutré.
Pour honorer l’invitation du Musée des Beaux-Arts de Mulhouse (lancée en 2017, mais mise en œuvre avec la conservatrice Chloé Tubœuf seulement en 2021 en raison de la pandémie), Françoise Saur propose une plongée dans la mémoire intime et la décline en cinq chambres. Deux pistes s’y croisent. Des « photos d’inventaire » réalisées lors du rangement des biens de ses parents décédés – c’est sa toute dernière série – et un film projeté dans la « chambre 3 » réalisé à partir du journal qu’elle tient depuis les années soixante- dix : Prises de vie.
Un envoûtant travail de mise en beauté du temps.
L’exposition associe des objets réels (photos d’archive, lingerie, collections, etc.) qui deviennent vestiges de civilisation dans l’espace muséal avec, aux murs, une mise en scène de ces fragments de vies photographiées par l’artiste. Son travail sur les rendus en grands formats leur donne une spectaculaire matérialité – dans un premier mouvement, le visiteur croit voir l’objet réel dans ses trois dimensions – et les magnifie jusqu’à la transcendance de certaines natures mortes ou vanités qui jalonnent l’histoire de la peinture. Au- delà de la profondeur, c’est le temps et la densité de la mémoire qu’installe son travail. C’est particulièrement sensible dans la chambre 1 : Les Malles (anciennes, tapissées de tissu à l’intérieur) composent d’exubérantes partitions avec leur contenu en déballage. Françoise a ce don d’élargir le champ des deux dimensions du cadre vers l’universalité, comme si elle rendait palpable à travers une banale liste de courses le festin qui suivra.
Si la présentation peut évoquer un cabinet de curiosités (l’inévitable vintage de certaines pièces l’aiguise), plutôt qu’exotiques, les objets sont ceux du quotidien d’hier, d’avant-hier anoblis par la distance temporelle et le regard de l’artiste. Ces reliques – lettres d’amour (une pile équivalente à une ramette), télégrammes, diplômes, cartes postales, clefs, médailles, vaisselle, etc. – s’affichent aussi précieuses que celles de personnalités consacrées par l’histoire et suggèrent la substance de la Vie plutôt que le récit biographique.
Prises de vie, le film co-réalisé avec Joris Rühl, plonge dans son cercle familial et amical, capte les moments joyeux et festifs offrant un contrepoint gorgé de sève aux objets forcément statiques exposés par ailleurs. La complicité de Philippe Schweyer (Médiapop) lui a permis d’éditer en livre les photos utilisées prolongeant Les années Combi de 2017.
L’exposition est aussi emblématique du parcours de la photographe. Connue pour ses clichés noir et blanc en argentique, elle a toujours tiré elle-même les épreuves dans sa chambre noire délaissant la couleur beaucoup trop contraignante. Les logiciels de retouches d’image lui ont permis de trouver une maîtrise comparable de la gamme chromatique et de migrer vers le numérique. Compositions sur le marbre (2019, deux clichés de la série sont visibles au rez-de- chaussée), exposées au MAMCS durant l’été 2021, avaient déjà permis d’admirer cette évolution. Fascinant passage d’un monde où le noir et blanc captaient l’intensité de la Vie vers la couleur qui en sédimente les traces luxuriantes comme la poussière sur cette pile de livre (chambre 2 : Les Accumulations) – le savoir, l’intelligence délaissés par la culture 2.0 ?
Ce qu’il en reste ?
La délicatesse du temps qui passe, l’air de rien, et la puissance thaumaturge des images de Françoise Saur !
Par Luc Maechel
Musée des Beaux-Arts (Mulhouse) du 5.03 au 15.05.2022 https://beaux-arts.musees-mulhouse.fr tous les jours sauf mardi et jours fériés de 13h à 18h30 Prises de vie / photographies F. Saur (Mediapop Édition, 16 €)