Intime violence

Louise Bourgeois x Jenny Holzer
au Kunstmuseum Basel

Le Kunstmuseum Basel a donné carte blanche à Jenny Holzer pour
une exposition hommage à Louise Bourgeois (1911-2010). Sa
proposition, à la fois intelligente et admirative, est très
respectueuse du travail de son aînée. Elle lui laisse l’essentiel des
cimaises du Neubau puisque ses propres œuvres, élaborées avec
des sentences de Louise Bourgeois, sont réservées aux projections
dans l’espace public (sa marque de fabrique). L’originalité de son
engagement se retrouve dans la mise en scène exigeante des
œuvres avec en fil rouge les mots. Et Louise Bourgeois écrivait.
Beaucoup !

The Destruction of the Father (1974-2017)
Photo Luc Maechel

Lavis rouge, hachures rouges, écriture au stylo rouge – rouge sang !

La violence de l’écriture saignant la page… comme l’indique le sous-
titre de l’exposition. L’écriture ensanglante le papier, le biffe, le
gondole, ajoute l’incendie de sa violence à l’obstination répétitive du
trait, du geste. La commissaire ajoute la dimension sérielle dans sa
mise en espace qui décline la détermination compulsive de la
plasticienne à chercher le signe juste, la représentation pertinente
d’un feuillet à l’autre et tente de comprendre cette brutalité, cette
barbarie dont le sens échappe, reste hors champ.

Les gros plans pleine page du livre d’artiste édité pour l’occasion –
conçu également par Jenny Holzer – prolongent ce parti pris radical
avec en regard les tourments et les horreurs de quelques anciens
appartenant au musée : les pendus de Callot, Baldung Grien (Le
suicide de Lucrèce, c. 1520), Holbein, Schongauer, Munch…

Les motifs répétitifs, superposés, alignés suggèrent la même
vertigineuse aspiration que le tunnel de la Montée des bienheureux
vers l’empyrée de Bosch, mais comme immobilisée, avec la
profondeur qui résiste, s’aplatit devant l’évidence de la finitude, celle
des organes, de la déchirure de l’enfantement, de l’affrontement des
sexes qui ouvrent vers un piège au lieu du paradis promis, suscitant
par moments un sentiment d’étouffement.

En 1990, Louise Bourgeois suggérait : « être artiste implique une forme
de souffrance. Voilà pourquoi les artistes se répètent – parce qu’ils n’ont
pas accès à un remède » (Freud’s Toy). Si elle avait assisté aux côtés de
Rembrandt à La Leçon d’anatomie du docteur Tulp (1632), sans doute
qu’elle n’aurait retenu que le sanglant contenu des haricots et
l’écarlate éviscération de la dépouille ! Mais au XVIIe siècle, la
civilisation cherchait encore à (se) comprendre, aujourd’hui il n’y a
plus rien à comprendre : le monde est une stupeur comme l’écrivait le
philosophe Jean-Luc Nancy.

Et que faire contre cette cruauté clandestine ? Il y a la révolte et
pour la partager, les images de ces organes crus, des corps qui n’en
sont plus. Et les mots ! Jenny Holzer s’empare de ceux de son aînée
et les met en scène, en dialogue. La rencontre a lieu dans cet espace
des mots : leur récurrence obsessionnelle, leur questionnement, leur
figuration, leur capacité à détourner – plaques funéraires, bannières,
cahiers… Plutôt qu’un remède, ils trouvent le dérisoire : le poids du
quotidien (The Hour of the Day, 2006), le passé (ces paysages de la
Bièvre où elle a passé son enfance, La Rivière gentille, 2007) ou la
provocation de The Destruction of the Father (1974-2017), de ces
mannequins pendus enchevêtrés… Quitte à en conjurer la brutalité
par une page entière couverte de Je t’aime (1977). Et puis, la couture
(ses parents avaient un atelier de restauration de tapisseries) qui
raccommode un cœur entouré d’aiguilles et de bobines de fils (Heart,
2004) : pour le réparer ou l’écorcher ? Ambiguïté d’une mécanique
qui couture les sentiments pour mieux se les approprier dans le
moule du patriarcat.

Le sens, l’âme ? La réponse de Louise Bourgeois, c’est le sang ! Cette
figure du désespoir scellant notre impuissance…

Par Luc Maechel

Commissariat : Jenny Holzer avec Anita Haldemann
Kunstmuseum Basel | Neubau / 19.02 – 15.05.2022
du mardi au dimanche de 10h à 18h (jusqu’à 20h le mercredi) https://kunstmuseumbasel.ch/fr/

The Violence of Handwriting Across a Page / livre d’artiste, CHF 75