Et si on partait pour un Grand Tour à la découverte d’une Europe musicale de la Renaissance ? C’est en tout cas ce que nous propose ce très beau CD qui nous emmène tour à tour chez Jakob Van Eyck, Eustache du Caurroy, Giralamo Frescobaldi et John Dowland notamment.
La
découverte est de plusieurs ordres : celle de la forme originelle de
certaines pièces bien connues et popularisées par d’autres. Celle également
d’une interprétation laissée au choix de l’interprète et que les Joueurs de
Traverse magnifient parfaitement.
A travers cette succession de concerts dans les différentes cours d’Europe, intervient un autre monarque : Christian Rivet dont le luth et la guitare transcendent véritablement ces interprétations notamment celle de John Dowland en y apportant une sensibilité toute mélancolique. Au final, un voyage musical que l’on n’est pas prêt à oublier.
Par Laurent Pfaadt
Traveling Songs, Marc Mauillon, Christian Rivet, Les Joueurs de Traverse, Incises Outhere distribution
L’historien
américain Douglas Smith raconte avec brio les derniers feux de l’aristocratie
russe
« Quant
à moi, je le sais, une puissance supérieure me contraint à cheminer longtemps
encore côte à côte avec mes étranges héros, à contempler, à travers un rire
apparent et des larmes insoupçonnées, l’infini déroulement de la vie. Le temps
est encore lointain où l’inspiration jaillira à flots plus redoutables de mon
cerveau en proie à la verve sacrée, où les hommes, tremblants d’émoi,
pressentiront les majestueux grondements d’autres discours… »
écrivit Nicolas Gogol dans son roman, Les âmes mortes, quelques
soixante-quinze ans avant une révolution russe qui allait emporter, tel des
fétus de paille pris dans un gigantesque incendie, l’aristocratie tsariste. Des
mots que se répétèrent assurément, dans les salons des Cheremetiev et des
Golitsyne, cette aristocratie russe sur le point de plonger, en cette année
1917, dans un chaos qu’elle ne soupçonne guère.
Ces
mots tissent avec beauté le fil conducteur du très bel ouvrage de Douglas
Smith, historien américain, baptisé à juste titre Le monde d’avant, ce
moment à jamais disparu d’une Russie tsariste où des monarchistes conservateurs
côtoyaient des occidentalistes libéraux mais également où des paysans pauvres
n’attendaient que le basculement de l’histoire pour exercer leur vengeance
séculaire. Les premiers chapitres et les photos des deux familles que l’auteur
suit et dont il a rencontré nombre de représentants sont encore, malgré la
Grande guerre, emplis d’insouciance. Pourtant l’incendie couve. Il a été allumé
mais personne ne soupçonne encore son ampleur. « S’ils prennent le
pouvoir, ce sera la chute finale dans l’abîme » écrit cependant le
patriarche des Cheremetiev dans son journal. Ce dernier ne survécut que
quelques mois à la prise du pouvoir par les bolcheviks. Assez pour voir les
premières confiscations et arrestations des membres de sa famille, certains
exécutés à la sinistre prison des Boutyrki. Les Golitsyne ne furent pas mieux
lotis, contraints à l’exil et au peloton d’exécution. D’autres serviront le
nouveau régime ou en seront victimes tels les frères Serguei et Vladimir
Golitsyne, le premier affrontant la Wehrmacht à Stalingrad tandis que le second
allait mourir dans un goulag. Ainsi les Cheremetiev et les Golitsyne illustrent
la variété de ces destins qui se croisent dans ce livre magnifique et survivent
dans ce tumulte sans altérer, comme l’écrit justement Douglas Smith, « la
capacité exceptionnelle des hommes et des femmes à trouver le bonheur même dans
les circonstances les plus atroces ».
Véritable best-seller outre-Manche, enfin traduit en français, Le monde d’avant dépeint avec un talent littéraire évident qui conjugue érudition et sens du récit, la destruction de cette société, de cette civilisation. Sorte de Guerre et Paix crépusculaire où l’on croise l’amiral Koltchak, chef de l’armée blanche lors de la guerre civile, l’assassin de Raspoutine, le prince Félix Ioussopov, l’écrivain Ivan Bounine ou Lev Kamenev, compagnon de Lénine baisant la main de la comtesse Cheremetiev, ce livre aux allures de fresques réhabilite enfin les vaincus de cette histoire annonçant ce terrible 20e siècle dont les portes, désormais grandes ouvertes par Lénine, allait accueillir d’autres âmes mortes.
Par Laurent Pfaadt
Douglas Smith Le Monde d’avant. Les derniers jours de l’aristocratie russe, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard Aux éditions des Syrtes, 512 p.
A travers le second volet des aventures de son
tableau, François de Bernard met en lumière la figure de la peintre Artemisia
Gentileschi.
Pouvez-vous nous expliquer comment ce tableau est
arrivé jusqu’à vous ?
Comme un journaliste protège ses sources, un collectionneur se doit de le faire
aussi ! Tout ce que je peux dire c’est qu’il fut l’un des premiers
éléments de ma collection, et que j’ai entretenu un rapport très particulier
avec lui. En outre, plusieurs historiens de l’art de différentes nationalités
que j’ai interrogés à son propos ont aussi manifesté un intérêt singulier à son
égard, comme s’il émanait de lui un magnétisme exceptionnel. Ce « regard
de l’autre » a bien sûr renforcé mon propre intérêt envers cette œuvre,
qui garde une large part de mystère encore intact.
La forme narrative de votre roman est assez originale puisque le narrateur est un tableau. Comment cette idée vous est-elle venue ?
Assez originale, certes, mais pas du tout exclusive. C’est ce que l’on nomme une « prosopopée » était un genre apprécié jadis, par exemple au XVIIIe siècle. La prosopopée, c’est faire parler un objet (supposé) « inanimé », un animal, une personne défunte, etc. En ce qui me concerne, l’idée est ancienne car j’ai souvent dialogué — dès mon enfance — avec des tableaux dans des musées ou des collections privées, considérant qu’un tableau qui a traversé les siècles avait beaucoup à raconter sur ce et ceux qu’il avait vus au fil de sa carrière. Concernant ce Sposalizio (della Vergine), « Mariage de la Vierge », ma relation avec lui a été aussi forte que spéciale. Les circonstances de sa naissance dans l’atelier d’un peintre ; les possibles mains différentes qui ont contribué à son exécution ; la signature apocryphe qui prétendit le donner à la main du Garofalo (Benvenuto Tisi, le Raphaël ferrarais) ; enfin, le fait qu’il ait appartenu à une collection prestigieuse : tout cela m’a donné envie de lui donner la parole. Car c’est bien lui qui parle !
L’une des figures centrales du roman est la peintre Artemisia Gentileschi que vous présentez comme un Caravage féminin, un génie rebelle. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je ne présente pas Artemisia comme un
« Caravage féminin », car je considère que sa peinture, son œuvre, sa
vie sont d’une singularité exceptionnelle qui ne nécessite pas de comparaison
avec un « confrère » mâle, aussi génial soit-il. Ce qui m’intéresse
chez Artemisia, c’est… à peu près tout ! Sa peinture, bien sûr, qui est
toujours envoûtante et souvent extraordinaire. C’est la beauté, la séduction et
la puissance qui émanent d’elle dans ses portraits, comme celui, magnifique, que
lui consacra son confrère français Simon Vouet. C’est sa vie privée (ce que
l’on en connaît, car il est beaucoup de zones d’ombre qui ne seront sans doute
jamais éclairées), avec sa lutte à Rome contre la conjuration des
hommes qui voulurent la réduire au silence et même à la culpabilité devant
son violeur Agostino Tassi, assistant de son père Orazio ; son procès
devant la Papauté, qu’elle « gagna » après avoir été humiliée et
quasi torturée, pour voir son violeur « condamné » mais… exempté de
sa peine. C’est sa vie publique, qui la fit apprécier de toutes les cours
d’Europe où l’on trouvait de vrais « connaisseurs » qui surent
apprécier ses talents exceptionnels. C’est son destin mystérieux, les
circonstances de sa mort et sa date n’étant pas établies, malgré sa notoriété.
Enfin, c’est sa contribution générale à la cause des femmes, au sens où ses
combats pour se faire reconnaître comme une artiste-femme indépendante ont été
précurseurs. A tous égards, Artemisia, dont la renommée actuelle suit une
longue période d’oubli et de confusion, constitue un modèle d’engagement et de
lutte contre tous les abus du sexe prétendument « fort »…
Après Venise et Naples, doit-on s’attendre à de nouvelles aventures de votre tableau ?
En effet, j’écris actuellement un troisième « épisode » des aventures de Sposalizio, qui se déroulent à Rome, un peu plus tard qu’à Naples, ou un peu plus près de nous. Mais je ne dévoilerai pas l’intrigue, préférant laisser les lecteurs imaginer ce qu’il peut advenir de nouveau à mon tableau narrateur avec d’autres protagonistes, un autre contexte historique, de la fiction et de l’art-fiction. On y retrouvera les caractéristiques des deux premiers épisodes, et… ce ne sera peut-être pas « terminé ». Cela dépend encore du lecteur et de son désir d’en savoir plus !
Interview de François de Bernard par Laurent Pfaadt