La buveuse de larmes

Aujourd’hui, plus personne ou presque ne se souvient de l’écrivain suisse Robert Walser qui fut en son temps l’un des plus importants écrivains de langue allemande, auteur notamment de l’inoubliable roman Les enfants Tanner et dont l’œuvre fut encensée par ses contemporains à commencer par Robert Musil et Walter Benjamin.


Interné dans un hôpital psychiatrique pendant plus de vingt ans, il a laissé une œuvre importante que les éditions ZOE publie depuis plus d’un quart de siècle. Avec La buveuse de larmes, le lecteur découvre ainsi des inédits, de petites brèves qui ressemblent, pour reprendre le titre de l’un de ces textes, à des esquisses au crayon. Trente-deux proses publiées entre 1925 et 1932 qui sont, comme le rappelle Peter Utz dans son introduction, « un accroissement du quotidien ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’un quotidien dont le chemin va au-delà de l’horizon.

Avec cette langue qui lui est si propre, Robert Walser arpente son monde tel le voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich posté sur son promontoire littéraire. Observant ici un père et sa  fille, rendant hommage au célèbre écrivain Mor Jokäi qu’il « a lapé comme une assiette de soupe » ou à ces femmes dont il est célèbre avec pudeur et grâce la beauté, Robert Walser est un véritable magicien des mots. A chaque fois, le rêveur solitaire qu’il est transpose son lecteur dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler la Mitteleuropa d’un Schnitzler. Certes, nous ne sommes pas dans un café viennois ou au Musikverein avec Gustav Mahler mais cette mélodie des mots que distille Walser a indéniablement quelque chose du Chant de la terre et du monde.

Par Laurent Pfaadt

Robert Walser, La buveuse de larmes, traduit de l’allemand par Marion Graf
Aux éditions ZOE, 176 p.

CARMEN

Comme on l’avait remarqué et apprécié vivement il y a deux ans, ici même au Maillon, avec sa présentation de GISELLE, François Gremaud de la « 2 b company  » sise à Lausanne, est très doué quant à nous embarquer à sa manière pour le moins originale dans des œuvres culte du répertoire. Le petit côté pédagogique n’est pas pour nous déplaire consistant à nous faire part en un long préambule des origines du genre « opéra-comique » puis pour finir de nous distribuer généreusement le texte.


Après, le théâtre avec Phèdre et le ballet avec Giselle voici donc l’opéra avec Carmen.

© Dorothée Thébert Filliger

C’est une actrice-chanteuse qui va porter le spectacle, l’introduisant en se présentant, Rosemary Standley, saluant le public et annonçant qu’elle va visiter en notre compagnie l’opéra-comique Carmen, précisant qu’elle n’a nullement l’intention de revenir sur les origines de l’opéra-comique, ce qu’elle va cependant s’employer à faire sans omettre les péripéties qui ont émaillé l’histoire de ce genre jusqu’à  la création de Carmen, en 1875, sur une musique de Georges Bizet, le livret écrit, par Henri Meihac et Ludovic Halévy étant inspiré de la nouvelle  éponyme de Prosper Mérimée. Ce paradoxe met le public en joie, une certaine malice et entente cordiale s’établissant ainsi entre la comédienne et le public dont elle sollicitera  l’attention ou l’approbation à plusieurs reprises.

Avec le soutien et la complicité totale des musiciennes présentes sur le plateau, Christel Sautaux, à l’accordéon, Célia Perrard à la harpe, Helena Macherel à la flûte, Sandra Borges Ariosa au violon et Bera Romairone au saxophone, c’est Rosemary Standley qui campe tous les décors en les décrivant et qui incarne tous les personnages, Don José, le brigadier, Carmen, Micaëla, le toréador Escamillo. Belle performance de sa part pour mettre sa voix au registre correspondant à l’un ou à l’autre et pour prendre les attitudes, les postures qui caractérisent chacun et cela avec la promptitude qui préside à leurs échanges. De plus en nous faisant comprendre qu’il s’agit en quelque sorte d’un jeu de rôles, d’une représentation pour laquelle elle sollicite notre consentement par des regards, des clins d’œil et de petites réflexions qui nous rendent complices et bien sûr nous amusent.

Nous avons connu avec Giselle cette même démarche qui nous conduit à être sans cesse partie prenante du spectacle, du coup on n’hésitera pas à chanter les airs les plus connus quand la proposition nous en sera faite.

N’empêche que, digression ou pas, l’histoire avance et nous rencontrons ces personnages que nous avons vus à l’Opéra, la fringante Carmen, toujours amoureuse et volage, toujours revendiquant la liberté, la prude Micaëla, émissaire de la mère de Don José et celui-ci, le vulnérable «  fils  à sa maman », incapable de résister aux avances de la belle bohémienne mais incapable aussi de maîtriser sa jalousie lorsque la belle lui échappe et se déclare amoureuse du fringant toréador.

Incarner ces personnages d’allure et de caractères si différents n’est pas une mince affaire et il faut tout le talent de Rosemary Standley pour les rendre crédibles. Non seulement elle leur donne corps mais elle chante leurs partitions  avec grande maitrise. Avec elle nous sommes de plein pied dans l’opéra tout en le surveillant du coin de l’œil et cette distanciation qui caractérise les réalisations de François Grémaux leur donne une saveur particulière qui nous met en joie et nous fait attendre avec impatience l’Allegretto qu’il est en train de concevoir pour une prochaine saison.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 23 mai au Maillon

Roqya

Un film de Saïd Belktibia

Basé autour de souvenirs d’enfance de son metteur en scène, Roqya est un film qui mêle plusieurs genres. Le thriller y côtoie le fantastique, au cœur d’une chasse à la sorcière éprouvante.


Présenté il y a quatre mois hors compétition au 31ème Festival International du Film Fantastique de Gérardmer, le film y a reçu un accueil plutôt chaleureux. Dans cette histoire de persécution que subit une jeune maman élevant seule son fils, Saïd Belktibia a mis des souvenirs de son enfance agitée. A l’époque, sa mère le pensait habité par un esprit maléfique (un djinn), et avait justement eu recours à la roqya, cette médecine prophétique se rapprochant de la sorcellerie dans sa manière d’aborder les maladies occultes telles la possession.

L’élément surnaturel justifiait donc la présence du long-métrage dans la prestigieuse manifestation vosgienne, même si les autres facettes (thriller, drame social) étaient tout autant présentes.
Invité sur la grande scène de l’Espace Lac avec deux de ses comédiens, Saïd Belktibia s’était exécuté de bonnes grâces, promettant au public son lot d’émotions fortes. La suite allait lui donner raison, le film ne donnant pas une seconde de répit au spectateur sur sa durée (90 minutes). Après une courte introduction à base d’extraits de films et documentaires tirés de l’Histoire nous expliquant l’évolution de la sorcellerie et sa perception à travers les âges, nous rencontrons l’héroïne, Nour, interprétée par la toujours très juste Golshifteh Farahani.

Nour vit de contrebande d’animaux exotiques. Elle parcourt le monde à leur recherche et les revend autour de chez elle, dans les banlieues de Paris, à des rebouteux pratiquant la roqya. Très populaires, ces guérisseurs supposés ont en effet besoin d’ingrédients, plantes et animaux en tout genre afin de fabriquer leur remèdes miracle. Et ceux-ci ne peuvent pas être achetés au coin de la rue. C’est donc là que Nour intervient. Au moment où nous faisons sa connaissance, sa petite affaire prend de l’envergure.

Embringuée dans une séparation douloureuse, Nour jongle entre son activité prenante, en plein essor (elle est d’ailleurs sur le point de mettre en ligne son site internet, suite au succès de son petit commerce) et la garde de son fils, au cœur d’un conflit avec un père de plus en plus pressant (interprété par Jérémy Ferrari). Le début du film nous présente Nour comme une femme pleine de ressources, très énergique, dont on ne sait si elle est juste une banale arnaqueuse, ou si elle possède réellement un don de guérisseuse.

La démarche du réalisateur est directe et efficace : en quelques scènes il a fait le portrait de cette mère courageuse et de sa vie compliquée. Habitant une barre de banlieue parisienne, Nour n’a pas beaucoup de moyens, bricole beaucoup, se débrouille et est à l’orée de l’expansion de son business. Attachante, elle espère que ce site internet lui permettra de prendre une autre dimension. Nour a du cœur, elle aura l’occasion de le prouver.

Mais suite au décès d’un gamin perturbé qu’elle suivait, elle va se voir pourchassée par toute une meute de la cité où elle habite. Pire, les réseaux sociaux qui jusque là la portaient aux nues et avaient contribué à l’essor de son commerce, font subitement marche arrière, devenant le vecteur de l’ire populaire, en participant en temps réel à une véritable chasse aux sorcières. Après avoir bien pris le temps de caractériser ses personnages (l’héroïne, son ex mari, ses voisins, tous ont droit à une attention particulière), le metteur en scène enchaîne sur une cavale très réaliste. Que ce soit à travers les couloirs ou les caves de ces grands immeubles de banlieue ou dans les rues à la nuit tombée, Saïd Belktibia nous fait partager la fuite de son héroïne, qui a enfin compris le côté dangereux de son petit commerce. Mais peut-être une peu tard…

Dans sa dernière partie, Roqya embrasse pleinement l’aspecte fantastique de son histoire. Nour décide de mettre en pratique ce qu’elle a étudié de la roqya pour se défaire de ses poursuivants en quête d’un bon lynchage. Elle utilisera au passage des méthodes radicales que les amateurs d’hémoglobine apprécieront (cf. son utilisation de la pompe à vide). Roqya est un film intéressant à bien des égards. Abordant la religion, la situation des banlieues et le surnaturel, il nous bringuebale aux côtés de son attachante héroïne dans une frénésie d’action qui ne se calme qu’aux toutes dernières images, nous montrant Nour et Amin sur un bateau, prêts à démarrer une nouvelle vie…

Jérôme Magne

Une colombe face à l’aigle

Xavier Maréchaux signe une biographie réussie de Pie VII, le pape qui tint tête à Napoléon

Dans l’histoire de la papauté et peut-être pour l’éternité, il restera sur le tableau de David comme le pape qui assista impuissant au sacre d’un Napoléon Bonaparte avec qui il entretint des relations tendues. Celles-ci traversent la biographie réussie que lui consacre Xavier Maréchaux, professeur à la State University de New York, une biographie bizarrement absente de l’historiographie napoléonienne. Comme bannie.


Rien ne prédestinait cet enfant de la petite noblesse de Romagne né en 1742 à tenir tête à l’homme le plus puissant du monde, celui qui mit à genoux rois et empires. Avant de devenir pape, Barnaba Chiaramonti fut évêque d’Imola, près de Bologne puis cardinal grâce à son prédécesseur, Pie VI dont il fut proche. Xavier Maréchaux montre ainsi parfaitement l’ascension de cet homme auprès d’un souverain pontife qui subit de plein fouet la Révolution française et l’Empire. On spécula sur une éventuelle rencontre entre Bonaparte et Chiaramonti à Imola durant la campagne d’Italie le 2 février 1797. L’auteur y apporte une réponse définitive. Non, ils ne se sont pas rencontrés, Chiaramonti étant à Rome à cette date. Pourtant, ce dernier était ouvert aux idéaux de la Révolution, célébrant même dans son homélie de Nöel 1797, l’alliance entre catholicisme et démocratie.

Devenu pape sous le nom de Pie VII, Barnaba Chiaramonti mit son énergie à préserver l’autorité du Saint-Siège, sur son territoire puis sur les fidèles de cette France, « fille aînée de l’Église ». Modéré, le pape se voulut homme de compromis et Pie VII et Napoléon inaugurèrent une « entente cordiale » selon Xavier Maréchaux qui se manifesta notamment par le concordat du 15 juillet 1801 qui allait régir les rapports entre l’Église et l’État, un concordat conclut après de longues négociations  parfaitement relatées par l’auteur entre l’abbé Bernier et le secrétaire d’État (Premier Ministre) de Pie VII, Ercole Consalvi. Xavier Maréchaux remet d’ailleurs en lumière la figure de celui qui fut réellement l’ombre du pape. Consalvi joua également un rôle important lors d’un congrès de Vienne marqué notamment par sa passe d’armes avec Talleyrand au sujet des légations perdues par le Vatican en 1797.

Et puis il y eut le sacre, le 2 décembre 1804. Le pape, venu uniquement pour obtenir l’abrogation des articles organiques du concordat, fut acclamé par le peuple de Paris, sensible à sa simplicité et sa bonté. Ce sacrifice ne suffit pas à lui épargner les attaques de Napoléon bien décidé à briser le pouvoir temporel d’un Saint-Siège qu’il envahit. Pie VII résista avant d’être arrêté par l’intermédiaire d’un général Radet traitant le souverain pontife avec beaucoup de déférence. « Je suis sensible à vos bons sentiments. Mais je regrette qu’ils se manifestent à propos d’une mission qui ne vous méritera certainement pas la bénédiction du ciel » lui répliqua un Pie VII qui, après cinq années de détention, allait retrouver Rome.

La biographie certes très universitaire de Xavier Maréchaux évite cependant les travers de l’ennui et permet de montrer, outre la trajectoire d’un homme ordinaire plongé dans une époque extraordinaire, que la rencontre entre l’aigle et la colombe constitua une occasion historique manquée et entraîna « un schisme entre les idéaux de la Révolution et l’Église catholique ». Il fallut attendre près de quatre-vingt ans et Léon XIII pour que les choses évoluent.

Par Laurent Pfaadt

Xavier Maréchaux, Pie VII, le pape qui défia Napoléon
Passés composés, 312 p.

Marseille, fille de Poséidon

Entre calanques et football, la ville rayonne sur la Méditerranée

Ici, les eaux de Poséidon guident le destin des hommes, d’où qu’ils viennent et cela depuis plus de 2600 ans, depuis que les Phocéens, les habitants de la cité ionienne de Phocée, fondèrent la colonie de Massalia. De la Méditerranée qui a dessiné ses côtes amenant à elle des peuples qui ont trouvé refuge dans son sein et formant aujourd’hui cette ville-monde à nulle autre pareille, à l’Arménie où ils furent des milliers à prier la Bonne Mère, cette Vierge dressée sur l’Ararat qui abandonna ses fils et ses filles en 1915 en passant par un archipel d’îles océaniques se regardant dans ce miroir maritime, Marseille possède la mer dans son ADN. Elle imprègne les hommes, leurs paysages, leurs cultures et même leurs voix avec cet accent qui module comme un chant de sirènes qui se veut à la fois enchanteur et aigre-doux.


Iles du Frioul (copyright Laurent Pfaadt)

Avec son trident, le dieu de la mer a dessiné les côtes et ses fameuses calanques qui, dit-on, se méritent. Il a morcelé ces falaises de calcaire et de poudingue qui s’étendent le long des flancs blancs comme de l’albâtre antique de Marseille notamment au sud de la ville dans un parc national des Calanques aux allures de paradis. Il a sculpté les merveilleuses îles du Frioul qui servaient autrefois de quarantaine aux voyageurs suspectés d’apporter la peste avant de devenir le refuge de Marseillais fuyant l’agitation nerveuse de la ville.

A Marseille, Poséidon a son temple : le MUCEM, le musée des civilisations de l’Europe et de la  Méditerranée où il a enfermé ses fils qui ont fait de ce lieu à l’architecture résolument contemporaine l’écrin de la culture marseillaise. Sur ces côtes, il a également amené les muses qui ont inspiré ces autres dieux de papier comme Alexandre Dumas qui fit du château d’If le lieu immortel de son Comte de Monte-Cristo et Marcel Pagnol qui inscrivit les collines d’Aubagne dans la mémoire littéraire française. Des muses qui se penchèrent également sur la musique en particulier sur le berceau du rap avec le mythique groupe IAM et plus récemment JUL et SCH mais également Massilia Sound System, Patrick Fiori ou Soprano.

Le cœur du dieu bat indiscutablement à l’Orange Vélodrome où chaque résultat des hommes en bleu et blanc est commenté dans les bars et les rues, à commencer sur la fameuse Canebière, cette artère qui traverse le centre ville et donne le pouls d’une passion divine. Ici, le football n’est pas un sport, c’est une religion et les joueurs sont vénérés tels des demi-dieux grecs. Ils ont d’ailleurs été nombreux, anciens et actuels joueurs du club à rappeler, durant cette semaine olympique, l’Iliade footballistique de la ville où l’arrivée de la flamme ne fut qu’un fleuve traversant la mythique Troie du ballon rond, un Pactole tant touristique dans lequel se sont baignés des générations entières de Marseillais qui ont gravé leurs rêves sur les murs de la ville.

Victoire de l’OM contre Lorient (copyright OM)

Il n’y a qu’à se rendre au stade pour s’en rendre compte. Dès l’entrée du métro, on ressent la communion d’une armée transgénérationnelle prête à la guerre. A l’occasion du dernier match à domicile d’une saison marquée par une demi-finale de coupe d’Europe, haut lieu de batailles homériques conjuguant Thermopyles – elle est à ce jour la seule équipe française à avoir gagné la coupe d’Europe des clubs champions, exploit qu’elle ne manque pas de rappeler avec son fameux « A jamais les premiers » – et Marathon, l’OM recevait de modestes Bretons condamnés aux enfers de la Ligue 1. Poséidon fut ce soir-là aidé d’un Hadès pourtant bien versatile avec les Olympiens cette saison. Le spectacle fut tout autant sur le terrain que dans les tribunes où les principaux groupes de supporters (South Winners, Dodger’s, Ultras) se répondirent aux cris de « Aux armes, nous sommes les Marseillais. Et nous allons gagner. » Et dans cette arène transformée en chaudron, Poséidon avait cédé, le temps d’un exploit, son trident à ces demi-dieux du ballon rond qui surent, cette fois-ci, en faire bon usage.

Par Laurent Pfaadt

Pour retrouver toutes les infos sur Marseille : https://www.marseille-tourisme.com/

Pour voir un match de l’OM à l’Orange Vélodrome : https://www.om.fr

Boucherie casher

Les puits de Nuremberg évoque un projet méconnu : une vengeance à grande échelle par des juifs victimes de la Shoah

Quand on s’appelle Marat, on a une fâcheuse tendance à vouloir faire couler le sang en abondance. Et celui que répand le journaliste et écrivain polonais Emil Marat dans son nouveau livre est à peine pensable et concerne six millions d’Allemands ! Non, pas six millions de juifs tués dans les chambres à gaz mais six millions d’Allemands.


Pour comprendre une telle chose, il faut entrer dans l’incroyable roman d’Emil Marat, nommé au prix Nike – le Goncourt polonais – en 2019 pour un livre précédent. L’histoire commence en Lituanie et plus précisément à Wilno, aujourd’hui Vilnius. Là-bas, les SS sous la férule du sinistre Franz Murer, le « boucher de Vilnius » commettent de nombreuses exactions et exterminent le ghetto de la ville. Parmi les juifs enfermés là-bas, Abba Kovner qui, avec quelques amis, parviennent à s’échapper et tentent d’organiser, en vain, une révolte.

Ayant survécu à la Shoah, Kovner ne renonce pas à demander justice. Et même s’il témoigne au procès Eichmann en 1961, en vertu de la loi du talion, cet « œil pour œil, dent pour dent » tiré de la Torah, sa justice se nomme vengeance. Un mort pour un mort. Donc six millions d’Allemands. Pour mettre en œuvre son projet, il fonde le groupe Nakam (« vengeance ») en hébreux. C’est à ce moment que notre écrivain déguisé en révolutionnaire sanguinaire se glisse dans la grande histoire pour nous conter par le menu et avec un rythme effréné conférant au livre des allures de thriller, le projet fou de Kovner et de ses compagnons.

Car l’idée de ce dernier est rien de moins que d’empoisonner les réseaux d’eau de la ville de Nuremberg, ce lieu où a débuté l’épopée génocidaire du Troisième Reich et où celle-ci doit prendre fin, si possible dans le sang à l’occasion du procès des principaux dirigeants nazis en 1946. Les villes de Hambourg et de Munich doivent aussi être touchées.

Près de cinquante hommes et femmes venus de l’Europe entière vont intégrer le groupe Nakam. Emil Marat les suit, transportant le poison depuis la Palestine, échafaudant leurs plans. Il construit ainsi un roman qui se lit d’une traite et fait la lumière sur cet épisode resté secret mais qui n’a cependant pas abouti. Kovner est arrêté à Toulon, la faute à un traître infiltré dans le groupe Nakam. Un traître qui a sauvé des millions d’Allemands. Un traître dont le nom est resté secret jusqu’à ce jour. Pour connaître l’épilogue de cette énigme insondable comme un puits, il faut lire ce livre fascinant, une tragédie avortée qui rappelle ces vers d’Andromaque de Racine: « ma vengeance est perdue s’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue » Jean-Paul Marat n’aurait pas dit mieux.

Par Laurent Pfaadt

Emil Marat, Les puits de Nuremberg, traduit du Polonais par Katia Vandenborre
Aux éditions Noir sur Blanc, 400 p.

Un cheval en son royaume

A l’occasion du 60e anniversaire de la célèbre voiture, un livre passionnant revient sur l’histoire de la Ford Mustang

Dans l’écurie du constructeur automobile Ford, il exista un cheval légendaire, celui qui ne se laissa dompter par aucune mode, aucune époque. Un cheval, un étalon qui, à l’inverse du Richard III de Shakespeare sauva non seulement son roi mais également un empire, celui de l’automobile américaine tout en galopant dans la mémoire de l’humanité.


Ce mythe, Benjamin Cuq, journaliste et auteur de plusieurs livres sur l’automobile, le raconte à merveille dans son livre réédité à l’occasion du soixantième anniversaire du célèbre modèle. Il  montre ainsi à grand renfort d’iconographies les évolutions de cette voiture mythique ainsi que les mues successives tant physiques que motorisées de ce crack de l’asphalte. Chacun y trouvera son modèle fétiche, celui de 1964 avec sa robe rouge, la Fastback GT 390 de Bullit, la Shelby GT350 SportsRoof de 1969 ou la Boss 302 (1970).

Ford Mustang Bullit

Tout le monde en convient, c’est véritablement au cours de sa première décennie d’existence que la Mustang construisit cette légende qui vit notre cheval d’acier terrasser des concurrents qui le sous-estimèrent ou pensèrent lui damner le pion comme la Chevrolet Camaro Z28 ou la Plymouth Barracuda qui pourtant, avaient des arguments pour briller au firmament de l’Olympe automobile.

Ford Mustang Boss

Est-ce les vapeurs du succès, la crise économique ou simplement le manque d’adversaires à sa taille qui ternirent sa gloire ? Car il était dit que celle-ci serait comme un cercle dans l’onde qui va toujours s’élargissant, jusqu’à ce qu’à force de s’étendre, il finisse par disparaître pour reprendre les mots de Shakespeare dans son Henri VI. Ainsi à partir de 1974, la Mustang II perdit sa fougue, se rangea…des voitures. L’étalon devint hongre. Dès lors, il lui manqua ce panache, cette vélocité, cette férocité qui fait le charme des chevaux de légende et des voitures inoubliables, avec juste ce qu’il faut de vulgarité pour séduire même le plus chaste. Rien ne fut plus jamais pareil. Le côté sauvage de la Mustang comme celui du cheval du même nom fut ainsi domestiqué par les mêmes Américains. Il fallut alors attendre trois décennies et l’arrivée de la Mustang V pour que brilla à nouveau dans l’œil du coursier la lueur de sa gloire d’antan. Mais celle-ci était passée, enfermée sur la rétine de millions de téléspectateurs.

Car bien évidemment, l’ouvrage fait un détour par le cinéma et en premier lieu par Bullitt en 1968 avec Steve Mac Queen qui fit définitivement entrer la Mustang dans la légende. De Goldfinger à Drive et de Getaway à 60 secondes chrono, elle apparut dans près de 4000 films, séries et clips pour devenir un véritable objet de la culture américaine, une actrice de cette dernière, Nicolas Cage affublant même la Shebly GT 500 de 1967 d’un prénom : Eleanor

Avec son hennissement si particulier, la Mustang, voiture sportive qui se voulut abordable pour les classes moyennes américaines, marqua également le chant du cygne du triomphalisme automobile américain et de son fleuron, Ford. Un cheval incapable d’éviter l’hiver du mécontentement qui allait s’abattre sur Detroit et son empire. Reste ce très beau livre qui régalera à coups sûrs les yeux des amoureux du célèbre modèle et permettra de se plonger avec moult rugissements dans un pan de l’histoire culturelle américaine.

Par Laurent Pfaadt

Benjamin Cuq, Mustang Passion, tous les modèles de 1964 à nos jours, édition anniversaire 60 ans
Glénat, 208 p.

La dernière colonie

Délaissant un temps la Galicie de la seconde guerre mondiale, Philippe Sands, écrivain et avocat des droits de l’homme, évoque dans cet ouvrage, une injustice vieille de plus d’un demi-siècle : celle des Chagos, les habitants d’une cinquantaine d’îles au large de l’île Maurice. Lorsque cette dernière, libérée de la tutelle de la Grande-Bretagne, accède à l’indépendance en mars 1968, les Chagos demeurent cependant dans l’escarcelle de l’ancienne puissance coloniale qui confie l’une des îles, Diego Garcia, aux Etats-Unis qui y installent une base militaire.

Les habitants des Chagos sont alors chassés de chez eux et contraints à l’exil. Parmi eux, Liseby Élysé qui va se battre pour revenir chez elle. Philippe Sands, représentant des Chagos depuis 2010 devant la Cour internationale de justice de La Haye, met en lumière dans ce livre formidable, le combat de Liseby Élysé face à des Etats sans scrupules. L’histoire singulière de cette femme croise alors celle, raciste et injuste de l’esclavage et du colonialisme de ces deux derniers siècles. Comme dans ses ouvrages précédents, le récit de l’auteur mêle crime contre l’humanité, histoire du droit et trajectoire intîme. Son message se veut universel et traverse admirablement l’océan indien pour offrir non seulement une tribune de papier à ce peuple méconnu et martyrisé, mais également pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas comme disait Camus et éviter que le fait accompli ne soit, une fois de plus dans ce monde qui n’en connaît que trop, banalisé.

Par Laurent Pfaadt

Philippe Sands, La dernière colonie
Le livre de poche, 320 p.

Le pays du passé

Le très beau roman du bulgare Gueorgui Gospodinov, vainqueur de l’International Booker Prize 2023 – l’un des principaux prix littéraires anglophones – entraîne son lecteur dans une clinique un peu spéciale dirigée par un certain docteur Gaustine. Celle-ci permet à ses patients atteints d’Alzheimer pour la plupart de replonger dans leur passé grâce au décor de chambres inspirées d’une époque favorite de leur vie. Mais la tentation de se replonger dans ses souvenirs peut s’avérer dangereuse surtout quand cette méthode vient à être utilisée par des Etats pour revenir à un passé plus ou moins glorieux. Dans ce livre inclassable à la frontière entre le réel et l’imaginaire, l’auteur, disciple revendiqué du grand Borges, nous propose une réflexion à la fois drôle et glaçante sur la mémoire, le passé et l’utilisation que nous en faisons.

Par Laurent Pfaadt

Gueorgui Gospodinov, Le pays du passé, traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov,
Aux éditions Folio, 432 p.

Femmes en clair-obscur

Au Kunstmuseum de Bâle, une exposition met en lumière quelques femmes peintres tout en demeurant incomplète

Alors même qu’il n’était pas interdit de s’adonner à la peinture, nombre de femmes dotées d’un talent certain vécurent dans l’ombre d’un père, d’un mari ou d’un maître et il fallut attendre près  d’un demi-millénaire pour qu’enfin, justice leur soit rendue.


Marietta Robusti, La Tintoretta, Auportrait avec Jacopo Strada, Gemäldegalerie Alte Mesiter, Staatliche Kunstsammlungen Dresden
Copyright: bpk / Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Hans-Peter Klut

Aujourd’hui l’exposition du Kunstmuseum de Bâle permet de redécouvrir, de l’Italie à la Suisse et de la France aux Provinces Unies, ces femmes de génie qui égalèrent parfois leurs proches et maîtres jusqu’à ne plus savoir à qui attribuer la paternité ou la maternité d’un tableau comme ce magnifique Vieil homme et un garçon (1565) dont on ne sait s’il provient de Jacopo Robusti dit le Tintoret ou de sa fille la Tintoretta, Marietta Robusti de son vrai nom (1554/55-1614). Cette dernière est ainsi, en l’absence d’Artemisia Gentileschi, la figure de proue de cette exposition qui traverse les époques, du baroque au XIXe siècle en passant par le maniérisme, à la rencontre de celles qui rivalisèrent avec les grands peintres de leur temps. L’exposition présente trois tableaux de la Tintoretta dont son Autoportrait avec Jacopo Strada figurant l’antiquaire de l’empereur Maximilien. Le Habsbourg fit d’ailleurs venir la Tintoretta à la cour, lui conférant une relative notoriété que son père étouffa, reléguant sa fille dans un rôle de peintre subalterne.

Des femmes qui excellèrent tant dans la peinture religieuse que dans le portrait ou la nature morte. L’art de Lavinia Fontana (1552-1614) témoigne ainsi d’une extraordinaire maîtrise des scènes religieuses particulièrement explicite dans ces œuvres venues du Palazzo communale d’Imola notamment cette Nativité du Christ de toute beauté. Pour autant, il manque son Portrait du pape Grégoire XIII et son Autoportrait resté au musée des Offices de Florence. L’exposition permet malgré tout assez judicieusement de comparer les apports et les influences de l’art de ces femmes avec celui de leurs parents ou maîtres. Ainsi dans la technique de Sofonisba Anguissola (vers 1532-1625), professeur et peintre d’Elisabeth de France, reine d’Espagne, se distingue le trait et le style maniériste d’un Bernardino Campi.

A l’autre bout de l’Europe, d’autres femmes transcendèrent leur art. Il n’y a qu’à admirer la technique et les couleurs d’une Michaelina Wautier (1604-1689), sœur de Charles Wautier avec qui elle partagea un studio à Bruxelles, qui n’eurent rien à envier à ses contemporains. Sa renommée était pourtant bien réelle, le gouverneur des Pays-Bas espagnols, Léopold-Guillaume de Habsbourg achetant même quelques-unes des toiles de l’artiste pour sa galerie personnelle. Les œuvres de Michaelina Wautier constituent assurément les plus belles pièces de cette exposition notamment son Portrait du duc d’Albuquerque. La France ne fut pas en reste avec la présence dans l’exposition de Louise Moillon (1610-1696) et ses très belles natures mortes venues du musée des Beaux-arts de Strasbourg, une peintre hexagonale annonçant une Elisabeth Vigée-Lebrun également absente.

Parfois, ces femmes éduquées durent composer avec leur vie de famille, en mettant comme Anna Dorothea Therbusch (1721-1782), femme d’Ernst Friedrich Therbusch, leur vie d’artistes entre parenthèses avant d’y revenir plusieurs années plus tard. Il fallut, en revanche, plusieurs siècles pour prendre pleinement en considération leurs existences. C’est désormais chose faîte avec cette exposition.

Par Laurent Pfaadt

Femmes de génie, les artistes et leur entourage, Kunstmuseum Basel, jusqu’au 30 juin 2024

A lire également le catalogue accompagnant l’exposition : Geniale Frauen – Künstlerinnen und ihre Weggefährten (allemand), D, Bucerius Kunst Forum, Kunstmuseum Basel, Hirmer, 288 p. 2023