Le chant du père

La jeune comédienne d’origine turque Hatice Ozer nous a offert   deux spectacles dans lesquels la musique, la poésie, la sensibilité et la joie de vivre tenaient une large place.


© Arnaud Bertereau

Sur le plateau c’est un endroit de vie simple qui est mis en place, qui rappelle la modestie des lieux  où elle a vécu enfant dans cette cité du Périgord où se retrouvaient de  nombreux émigrés turcs. On y voit une petite table et deux chaises, un instrument de musique suspendu au plafond, une grande bassine pour se laver, une malle en osier d’où Hacine habillée en jeune fille sage avec sa robe de velours noir et ses petites socquettes blanches retire un récipient  rempli d’une terre avec laquelle en l’éparpillant elle dessine les contours de son aire de jeu, symbole d’un pays lointain et de celui qui est maintenant son lieu de vie, le théâtre, ce théâtre dont elle avait très tôt le désir, mais ne s’y sentait pas forcément autorisée en raison de la situation sociale de ses parents qui voulaient qu’elle ait un « vrai métier » puisqu’ils avaient quitté leur pays, en l’occurrence la Turquie, en1986 pour donner à leurs enfants des chances de réussite. Elle s’imposa donc de faire des études d’arts plastiques pour devenir professeur mais n’abandonna pas son désir de devenir actrice. Après le conservatoire de Toulouse, c’est à Strasbourg qu’elle complète sa formation en suivant le cursus « Premier Acte » initié par Stanislas Nordey.

Devenue comédienne elle joue dans plusieurs pièces puis crée sa propre compagnie « La neige la nuit » basée en Dordogne.

Bientôt nous dit-elle un cauchemar lui revient à plusieurs reprises où elle se voit dans l’eau, entourée de noyés et retournant l’un d’eux, elle découvre le visage de son père.

Elle réalise alors que son père, Yavuz Ôzer est, à sa manière, un artiste. Ne fait-on pas appel à lui pour, les fêtes qu’il agrémente par ses contes et ses chants ? il est un « amoureux », un « ashik » comme on dit en Anatolie, le pays d’où il vient.

L’idée lui vient de faire un spectacle avec lui, désir d’un partage à faire, justement partager avec un public que l’on reçoit comme dans un « Khâmmarât », un cabaret où l’on boit et chante.

Et ce soir nous y sommes conviés.

Tout commencera par la cérémonie du thé, le préparer et l’offrir. Quelques spectateurs en seront bénéficiaires mais tous l’apprécient comme ce signe d’hospitalité et de partage.

Lui est arrivé avec simplicité, vêtu d’un jean et d’une chemisette beige et tout en buvant le thé, père et fille évoquent ces histoires qui, au dire du père, sont un mélange de 60/00 de vérité, 30% de mensonge et 10% de mystère.

Bientôt, il va décrocher le saz le luth oriental qui ne doit jamais toucher terre et qui accompagne les chants pleins de mélancolie qui parlent d’amours contrariées, de la beauté des femmes aux, sourcils noirs et aux gros seins. Hatice traduit ces paroles qui, on le sait, touchent, quand ils se réunissent autour de lui, les gens de son pays venus travailler comme lui sans désir d’être là, pour échapper à la misère.

Alors pendant qu’il chante ses mélopées Hatice esquisse des pas de danse tout en plantant sur le plateau des tiges de fleurs jaunes le transformant  en un jardin  paradisiaque comme pour narguer la tristesse du destin et  témoigner de la lumière qu’apportent la poésie, la musique, l’art théâtral dont ensemble ils sont acteurs.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 22 mai au TNS

Les Joueurs de Traverse

Et si on partait pour un Grand Tour à la découverte d’une Europe musicale de la Renaissance ? C’est en tout cas ce que nous propose ce très beau CD qui nous emmène tour à tour chez Jakob Van Eyck, Eustache du Caurroy, Giralamo Frescobaldi et John Dowland notamment.


La découverte est de plusieurs ordres : celle de la forme originelle de certaines pièces bien connues et popularisées par d’autres. Celle également d’une interprétation laissée au choix de l’interprète et que les Joueurs de Traverse magnifient parfaitement.

A travers cette succession de concerts dans les différentes cours d’Europe, intervient un autre monarque : Christian Rivet dont le luth et la guitare transcendent véritablement ces interprétations notamment celle de John Dowland en y apportant une sensibilité toute mélancolique. Au final, un voyage musical que l’on n’est pas prêt à oublier.

Par Laurent Pfaadt

Traveling Songs, Marc Mauillon, Christian Rivet, Les Joueurs de Traverse, Incises
Outhere distribution

Les âmes mortes

L’historien américain Douglas Smith raconte avec brio les derniers feux de l’aristocratie russe

« Quant à moi, je le sais, une puissance supérieure me contraint à cheminer longtemps encore côte à côte avec mes étranges héros, à contempler, à travers un rire apparent et des larmes insoupçonnées, l’infini déroulement de la vie. Le temps est encore lointain où l’inspiration jaillira à flots plus redoutables de mon cerveau en proie à la verve sacrée, où les hommes, tremblants d’émoi, pressentiront les majestueux grondements d’autres discours… » écrivit Nicolas Gogol dans son roman, Les âmes mortes, quelques soixante-quinze ans avant une révolution russe qui allait emporter, tel des fétus de paille pris dans un gigantesque incendie, l’aristocratie tsariste. Des mots que se répétèrent assurément, dans les salons des Cheremetiev et des Golitsyne, cette aristocratie russe sur le point de plonger, en cette année 1917, dans un chaos qu’elle ne soupçonne guère.


 La famille Cheremetiev

Ces mots tissent avec beauté le fil conducteur du très bel ouvrage de Douglas Smith, historien américain, baptisé à juste titre Le monde d’avant, ce moment à jamais disparu d’une Russie tsariste où des monarchistes conservateurs côtoyaient des occidentalistes libéraux mais également où des paysans pauvres n’attendaient que le basculement de l’histoire pour exercer leur vengeance séculaire. Les premiers chapitres et les photos des deux familles que l’auteur suit et dont il a rencontré nombre de représentants sont encore, malgré la Grande guerre, emplis d’insouciance. Pourtant l’incendie couve. Il a été allumé mais personne ne soupçonne encore son ampleur. « S’ils prennent le pouvoir, ce sera la chute finale dans l’abîme » écrit cependant le patriarche des Cheremetiev dans son journal. Ce dernier ne survécut que quelques mois à la prise du pouvoir par les bolcheviks. Assez pour voir les premières confiscations et arrestations des membres de sa famille, certains exécutés à la sinistre prison des Boutyrki. Les Golitsyne ne furent pas mieux lotis, contraints à l’exil et au peloton d’exécution. D’autres serviront le nouveau régime ou en seront victimes tels les frères Serguei et Vladimir Golitsyne, le premier affrontant la Wehrmacht à Stalingrad tandis que le second allait mourir dans un goulag. Ainsi les Cheremetiev et les Golitsyne illustrent la variété de ces destins qui se croisent dans ce livre magnifique et survivent dans ce tumulte sans altérer, comme l’écrit justement Douglas Smith, « la capacité exceptionnelle des hommes et des femmes à trouver le bonheur même dans les circonstances les plus atroces ».

Véritable best-seller outre-Manche, enfin traduit en français, Le monde d’avant dépeint avec un talent littéraire évident qui conjugue érudition et sens du récit, la destruction de cette société, de cette civilisation. Sorte de Guerre et Paix crépusculaire où l’on croise l’amiral Koltchak, chef de l’armée blanche lors de la guerre civile, l’assassin de Raspoutine, le prince Félix Ioussopov, l’écrivain Ivan Bounine ou Lev Kamenev, compagnon de Lénine baisant la main de la comtesse Cheremetiev, ce livre aux allures de fresques réhabilite enfin les vaincus de cette histoire annonçant ce terrible 20e siècle dont les portes, désormais grandes ouvertes par Lénine, allait accueillir d’autres âmes mortes.

Par Laurent Pfaadt

Douglas Smith Le Monde d’avant. Les derniers jours de l’aristocratie russe, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard
Aux éditions des Syrtes, 512 p.

Artemisia constitue un modèle d’engagement et de lutte contre tous les abus du sexe prétendument fort

A travers le second volet des aventures de son tableau, François de Bernard met en lumière la figure de la peintre Artemisia Gentileschi.


Sposalizio della Vergine, Mariage de la vierge, atelier du Tintoret
Tableau de François de Bernard

Pouvez-vous nous expliquer comment ce tableau est arrivé jusqu’à vous ?

Comme un journaliste protège ses sources, un collectionneur se doit de le faire aussi ! Tout ce que je peux dire c’est qu’il fut l’un des premiers éléments de ma collection, et que j’ai entretenu un rapport très particulier avec lui. En outre, plusieurs historiens de l’art de différentes nationalités que j’ai interrogés à son propos ont aussi manifesté un intérêt singulier à son égard, comme s’il émanait de lui un magnétisme exceptionnel. Ce « regard de l’autre » a bien sûr renforcé mon propre intérêt envers cette œuvre, qui garde une large part de mystère encore intact.

La forme narrative de votre roman est assez originale puisque le narrateur est un tableau. Comment cette idée vous est-elle venue ?

Assez originale, certes, mais pas du tout exclusive. C’est ce que l’on nomme une « prosopopée » était un genre apprécié jadis, par exemple au XVIIIe siècle. La prosopopée, c’est faire parler un objet (supposé) « inanimé », un animal, une personne défunte, etc. En ce qui me concerne, l’idée est ancienne car j’ai souvent dialogué — dès mon enfance — avec des tableaux dans des musées ou des collections privées, considérant qu’un tableau qui a traversé les siècles avait beaucoup à raconter sur ce et ceux qu’il avait vus au fil de sa carrière.  Concernant ce Sposalizio (della Vergine), « Mariage de la Vierge », ma relation avec lui a été aussi forte que spéciale. Les circonstances de sa naissance dans l’atelier d’un peintre ; les possibles mains différentes qui ont contribué à son exécution ; la signature apocryphe qui prétendit le donner à la main du Garofalo (Benvenuto Tisi, le Raphaël ferrarais) ; enfin, le fait qu’il ait appartenu à une collection prestigieuse : tout cela m’a donné envie de lui donner la parole. Car c’est bien lui qui parle !


L’une des figures centrales du roman est la peintre Artemisia Gentileschi que vous présentez comme un Caravage féminin, un génie rebelle. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je ne présente pas Artemisia comme un « Caravage féminin », car je considère que sa peinture, son œuvre, sa vie sont d’une singularité exceptionnelle qui ne nécessite pas de comparaison avec un « confrère » mâle, aussi génial soit-il. Ce qui m’intéresse chez Artemisia, c’est… à peu près tout ! Sa peinture, bien sûr, qui est toujours envoûtante et souvent extraordinaire. C’est la beauté, la séduction et la puissance qui émanent d’elle dans ses portraits, comme celui, magnifique, que lui consacra son confrère français Simon Vouet. C’est sa vie privée (ce que l’on en connaît, car il est beaucoup de zones d’ombre qui ne seront sans doute jamais éclairées), avec sa lutte à Rome contre la conjuration des hommes qui voulurent la réduire au silence et même à la culpabilité devant son violeur Agostino Tassi, assistant de son père Orazio ; son procès devant la Papauté, qu’elle « gagna » après avoir été humiliée et quasi torturée, pour voir son violeur « condamné » mais… exempté de sa peine. C’est sa vie publique, qui la fit apprécier de toutes les cours d’Europe où l’on trouvait de vrais « connaisseurs » qui surent apprécier ses talents exceptionnels. C’est son destin mystérieux, les circonstances de sa mort et sa date n’étant pas établies, malgré sa notoriété. Enfin, c’est sa contribution générale à la cause des femmes, au sens où ses combats pour se faire reconnaître comme une artiste-femme indépendante ont été précurseurs. A tous égards, Artemisia, dont la renommée actuelle suit une longue période d’oubli et de confusion, constitue un modèle d’engagement et de lutte contre tous les abus du sexe prétendument « fort »…

Après Venise et Naples, doit-on s’attendre à de nouvelles aventures de votre tableau ?

En effet, j’écris actuellement un troisième « épisode » des aventures de Sposalizio, qui se déroulent à Rome, un peu plus tard qu’à Naples, ou un peu plus près de nous. Mais je ne dévoilerai pas l’intrigue, préférant laisser les lecteurs imaginer ce qu’il peut advenir de nouveau à mon tableau narrateur avec d’autres protagonistes, un autre contexte historique, de la fiction et de l’art-fiction. On y retrouvera les caractéristiques des deux premiers épisodes, et… ce ne sera peut-être pas « terminé ». Cela dépend encore du lecteur et de son désir d’en savoir plus !

Interview de François de Bernard par Laurent Pfaadt

Fin de saison de l’OPS

A l’image du climat de ce printemps particulièrement instable, les concerts de la fin de saison de l’OPS, tous dirigés par son chef Aziz Shokakhimov, soufflèrent le chaud et le froid. Après un bon Don Quichotte de Richard Strauss et une prodigieuse Symphonie fantastique de Berlioz, nous eûmes un Requiem allemand de Brahms plutôt décevant.


Tous droits réservés © Nicolas Roses

La musique de Brahms ne semble plus être, chez les chefs d’orchestre d’aujourd’hui, la source d’inspiration qu’elle fut durant toute la seconde moitié du 20ème siècle. Sur la scène internationale, depuis la disparition de Claudio Abbado, il ne reste guère, comme grand interprète de Brahms, que Simon Rattle. A la différence de tout ce qu’il a su faire dans Beethoven, Schubert, Mendelssohn ou Schumann, le courant historiquement informé n’a pas laissé de témoignages marquants dans Brahms. A Strasbourg, exception faite d’une belle troisième symphonie récemment dirigée par Stanislav Kochanovsky, les dernières grandes interprétations brahmsiennes datent d’il y a une quinzaine d’années, sous la direction du chef polonais Jerzy Semkow. Cette distance d’avec Brahms ne touche cependant pas sa musique pour instrument solo, le piano en particulier. Lorsque l’on n’écoute des pianistes actuels comme Adam Laloum ou Alexandre Kantorow, on se dit que l’oeuvre pianistique de Brahms n’a peut-être jamais été aussi vivante.

Toujours est-il qu’en dépit de la venue du Choeur de l’Orchestre de Paris et d’un duo vocal de qualité – la soprano Pretty Yende et le baryton Ludovic Tezier –, le Requiem allemand sous la conduite de Shokakhimov n’aura jamais vraiment décollé. Sa principale qualité fut d’éviter le mysticisme compassé dans lequel certains grands chefs, tels Klaus Tennstedt ou Carlo Maria Giulini, sont parfois tombés. Ce chef d’oeuvre orchestral et vocal que Brahms ébaucha d’abord dans sa jeunesse (1856), suite à la mort de Robert Schumann, et qu’il acheva dix ans plus tard après le décès de sa mère, n’est pas tant une prière pour les morts qu’un chant de consolation et de réconfort pour ceux qui restent. Selon son propre mot, c’est un ‘’requiem humain’’. Cette dimension plus empathique que religieuse, alternant moments de tristesse, de gravité, ou d’exaltation, requiert une interprétation intensément engagée.

Celle de ce mardi 4 juin n’avait cependant pas mal commencé. En dépit de quelques flottements entre voix et orchestre, le premier épisode Selig sind, die da Leid tragen, denn sie sollen getröstet werden (‘’Heureux les affligés, car ils seront consolés’’), avec ses cordes graves et ses voix déplorantes, ne manquait pas d’une certaine grandeur. Mais, dès le second chant Denn alles Fleisch, es ist wie Gras (‘’Car toute chair est comme l’herbe’’), phrasés mécaniques et indifférence expressive plombent le dramatisme du morceau. Si la puissance vocale est au rendez-vous, on est en revanche surpris par la timidité du jeu orchestral et son peu de couleurs, cuivres et timbales étant particulièrement en berne. Les chants de joie et de triomphe qui éclatent en fin d’épisode resteront prosaïque et de marbre. Nonobstant les qualités vocales des deux solistes, il en sera malheureusement ainsi tout au long des cinq épisodes suivants.

Tous droits réservés © Nicolas Roses

Exprimant leur sentiment d’avoir entendu une œuvre superficiellement expédiée, des mélomanes et des musiciens présents ce soir-là accusaient la rapidité des tempi adoptés par Shokakhimov. Pourtant, dans les magnifiques enregistrements qu’ils ont laissé, des chefs comme Lorin Maazel et Otto Klemperer nous ont montré que puissance expressive et rapidité du tempo étaient parfaitement compatibles. Enregistré à Londres en 1961, Klemperer, une fois n’est pas coutume, s’avère le plus rapide de la discographie, donnant l’oeuvre en moins de soixante-huit minutes ! Herbert von Karajan, autre grand interprète de l’oeuvre et chef réputé plutôt agile, la jouait généralement en soixante-quinze minutes…

Tous droits réservés © Nicolas Roses

Les jeudi 23 et vendredi 24 mai, l’orchestre avait accueilli le jeune violoncelliste espagnol Pablo Ferrandez pour la partie soliste du Don Quichotte de Richard Strauss. On aura apprécié la plénitude et la chaleur de sa sonorité, de même que le côté vivant et vigoureux de son jeu. L’orchestre, sous la direction de son chef, lui offrit en prime un panorama musical rendant justice à l’une des orchestrations les plus raffinées du compositeur. Seule petite réserve : cette belle opulence sonore atténue quelque peu la dimension narrative et ironique du poème symphonique de Richard Strauss.

Le grand moment de la soirée fut la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz. Datant de 1830, contemporaine de l’Hernani de Victor Hugo et du tableau de Delacroix (récemment restauré) La liberté conduisant le peuple sur les barricades, le chef d’oeuvre symphonique de Berlioz fut complété un an plus tard d’une suite mélodramatique intitulée Lélio, véritable manifeste du romantisme musical français dont on regrette qu’il soit si rarement donné. Dès l’introduction largo du premier mouvement – Rêveries, passions — les cordes étaient magnifiques et l’atmosphère onirique à son comble ! Avec la venue de l’allegro, on put être surpris que l’ambiance demeure un rien plus onirique que volcanique ; mais, lors du climax passionnel concluant ce premier épisode, Shokakhimov libère toutes les forces de l’orchestre, avec un dosage des pupitres parfait. Comme souvent avec le jeune chef, phrasé et articulation sont plutôt resserrés, mais cette fois sans la moindre crispation : l’air circule entre les notes et la grande ligne se montre évidente. L’élégance chorégraphique du second mouvement, Un bal, est proprement enthousiasmante. Rien à voir avec le triste fragment entendu lors du concert de présentation de la saison…Tout l’adagio suivant – Scène aux champs – baigne dans un climat poétique des plus prenants, avec un orage lointain fort réussi. Après une Marche au supplice introduite dans une magie sonore rarement entendue, le dernier mouvement Songe d’une nuit de Sabbat déploie une variété d’ambiances et un déluge de timbres (les éclats sarcastiques des cuivres!) digne d’éloges.

Dans l’histoire de l’OPS, deux chefs avaient jusque maintenant marqué de leur empreinte la Fantastique de Berlioz : Marc Albrecht et, plus anciennement, Alain Lombard. Aziz Shokakhimov s’inscrit dans leur sillage.

Michel Le Gris

Anatomie d’un crime

A l’occasion des 80 ans du massacre d’Oradour-sur-Glane, plusieurs ouvrages reviennent sur le plus important crime de guerre commis en France

En ce 80e anniversaire de l’année 1944, de nombreuses commémorations se succèdent afin de  rappeler qu’elle fut le tournant décisif de la seconde guerre mondiale. Du 6 juin, date du débarquement sur les plages de Normandie et à la libération de Strasbourg (23 novembre) en passant par bien évidemment par la libération de Paris et le retour du général de Gaulle le 25 août 1944 ou l’attentat contre Adolf Hitler (20 juillet), la mémoire française disposera de multiples occasions, notamment littéraires, pour se remémorer les heures de gloire mais également les tragédies qui émaillèrent ces quelques mois. Parmi ces dernières figurent indiscutablement le massacre d’Oradour-sur-Glane par les Waffen SS de la 2e division Das Reich, le 10 juin 1944 qui constitua le crime de guerre le plus important commis sur le sol français.


Dans ce nouvel ouvrage qui fait suite et se réfère à quelques autres notamment celui, fondamental, de l’historienne américaine et élève de Robert Paxton, Sarah Farmer, Nicolas Bernard, avocat et auteur d’un livre remarqué sur La guerre du Pacifique (Texto, 2019) revient sur cet évènement majeur. Dès les premières heures du débarquement, l’ensemble des forces allemandes présentes sur le sol français sont mobilisées pour contrer l’avancée des alliés. La 2e division SS Das Reich est alors stationnée, depuis son retour du front russe, dans le sud-ouest, à Montauban. Elle se met en route et se retrouve harcelée par une Résistance bien décidée à ralentir sa progression. Face à cette menace, les SS répliquent par la terreur et commettent de nombreux massacres comme à Frayssinet-le-Gélat puis Tulle où 99 personnes sont pendus. Le 10 juin, elle arrive dans le village d’Oradour-sur-Glane. Commandées par le général Heinz Lammerding et surtout Adolf Diekmann, le « bourreau d’Oradour », les SS commettent alors l’irréparable.

L’auteur détaille bien évidemment le déroulé de cette journée inscrite à jamais dans la mémoire française : l’exécution des hommes dans des garages et des granges notamment celle de Laudy puis l’enfermement des femmes et des enfants dans une Église alors incendiée. Près de 643 victimes innocentes (une républicaine espagnole a été ajoutée en 2020) allaient ainsi périr durant ce jour funeste. La lecture des atrocités servie par le témoignage des survivants est parfois insoutenable, comme l’exécution des survivants dans les granges ou l’assassinat à la mitrailleuse des femmes tentant de fuir l’église. Mais elle permet d’introduire les deux grandes questions qui structurent le livre : pourquoi ici et pourquoi une telle barbarie ? Intelligemment, le livre prend de la hauteur, à la manière d’un Philippe Sands, pour expliquer que « le massacre d’Oradour n’est pas le fruit du hasard mais procède d’une stratégie élaborée en haut-lieu, le choix du lieu laissé à l’appréciation de la division Das Reich ». Une division SS revenue du front de l’Est où ce type de massacre, ces éliminations systématiques de villages et de leurs populations considérées comme inférieures étaient la norme. Oradour est ainsi l’importation d’un crime dans une France habituée à des assassinats d’otages et à des déportations. Un crime rendu également possible par la situation d’un Reich placé au bord de l’abîme notamment sur le front russe. « La division Das Reich vient de cet enfer. Et son transfert en France coïncide avec l’amorce d’une transposition, sur place, de cette violence « orientale » poursuit l’auteur.

Même si la Das Reich fut anéantie notamment dans la poche de Falaise où périt Diekmann, Oradour refit surface dans cet après-guerre demandant justice pour les bourreaux mais également pour la mémoire française. A ce moment, « Oradour est devenu le symbole de la France occupée » écrit Nicolas Bernard.

Une autre question intervient alors : celle de ces Français, ces Alsaciens incorporés de force dans la Das Reich et qui ont participé de près ou de loin au massacre. Avec justesse et objectivité, Nicolas Bernard pose parfaitement les termes du débat entre deux mémoires, deux souffrances. Le procès de Bordeaux en 1953 vit ainsi celui de l’ensemble des Malgré-nous incorporés de force dans l’armée allemande et forcés de servir cette dernière. La bataille mémorielle se doubla d’une bataille politique. L’historien laisse alors place, le temps d’un instant, à l’avocat pour nous expliquer les incohérences et les méandres juridiques de ce procès raté qui s’acheva par plusieurs condamnations commuées, devant le tollé suscité en Alsace, en amnistie.

Parmi les survivants du massacre, Robert Hebras, dix-huit ans, rescapé de la grange de Laudy, va dès lors consacrer sa vie à perpétuer la mémoire de ce crime. Disparu en 2023 après avoir été décoré de la légion d’honneur par le président de la République, il est le héros d’une très belle bande-dessinée. Ecrite d’après l’ouvrage écrit par la journaliste Melissa Boufigi avec Robert Hebras et Agathe Hebras, la petite-fille de ce dernier, aujourd’hui chargée de mission à la Fondation du patrimoine, cette émouvante adaptation est signée du duo Arnaud Delalande/Laurent Bidot à qui l’on doit des albums dédiés aux Trois Mousquetaires, au pape François et à Arnaud Beltrame.

Cette BD réussit ainsi parfaitement à personnaliser cette tragédie et permet, d’une certaine manière, d’inscrire un peu plus Oradour, à travers le médium de la bande-dessinée, dans l’inconscient collectif. Une initiative qui fait assurément œuvre de mémoire.

Par Laurent Pfaadt

Nicolas Bernard, Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944, Histoire d’un massacre dans l’Europe nazie
Chez Tallandier, 400 p.

Arnaud Delalande, Laurent Bidot avec Agathe Hebras, Le dernier témoin d’Oradour-sur-Glane, l’histoire vraie de Robert Hebras, Harper Collins BD, 96 p.

Débarquement en librairies

Olivier Wieviorka et de Peter Caddick-Adams signent les ouvrages les plus intéressants de ce 80e anniversaire du débarquement en Normandie

Pour vous retrouver dans cet anniversaire du débarquement, il est préférable tout d’abord d’entrer dans un bombardier littéraire pour disposer, au préalable, d’une vision d’ensemble, d’un panorama de l’évènement. Ce bombardier est assurément l’ouvrage d’Olivier Wieviorka, grand spécialiste de la seconde guerre mondiale, qui nous apprend tout ce qu’il faut savoir pour appréhender cette invasion qui débuta à 6h31 le 6 juin 1944 à Utah Beach suivie, quatre minutes plus tard, de l’arrivée des barges d’assaut américaines sur la fameuse plage d’Omaha Beach.


Sur le secteur Fox Green d’Omaha Beach, médecins et infirmiers en action 
©US National Archives

Parfaitement didactique grâce à une infographie très réussie, ce livre sert d’habile guide historique qui ne se limite pas au Jour J mais évoque les préparatifs, la situation d’avant la guerre, l’opération de désinformation des Alliés (Fortitude) et puis, bien évidemment, les différentes phases composant Overlord. Grâce à ses nombreuses photos, la présentation des acteurs de ce moment clé de la seconde guerre mondiale et de subtiles cartes, ce récit devient très vite immersif. Qu’il s’agisse de la composition d’une barque d’assaut ou de la coupe d’une défense allemande, on ne s’ennuie jamais. A ce titre, Olivier Wieviorka rappelle d’ailleurs qu’« à rebours d’une légende tenace, le débarquement en Normandie ne fut pas un bain de sang – à une exception de taille : Omaha » où près de 3000 hommes périrent, furent blessés ou disparurent.

Être synthétique ne veut pas dire faire l’impasse sur certains éléments restés tabous comme par exemple les 67 viols ou tentatives de viols commis entre août et septembre 1944 sur un sol français  en passe d’être libéré.

Ainsi préparé, comme un ranger lancé à l’assaut de l’ennemi, le lecteur est armé pour affronter l’exposé exhaustif de Peter Caddick-Adams, dans sa somme absolument passionnante qui s’impose à la fois comme le livre de référence et définitif sur le D-Day. L’historien britannique se focalise quant à lui sur la journée du 6 juin 1944 tout en analysant la phase de préparation qui précéda l’invasion où « davantage de vies ont été perdues dans la préparation du jour J que lors du Jour J lui-même ».  Car l’invasion ne fut  que la pointe d’un immense iceberg qui nécessita des mois voire des années de préparation. Et l’ouverture des archives a permis de mettre en lumière notamment les activités d’espionnage menées tant par les Alliés que par l’Allemagne, à commencer par l’espion turc Cicéron qui fut le premier à prévenir le Reich qu’une opération baptisée Overlord était en cours de préparation. Finalisée durant les réunions des 7 et 8 avril et du 15 mai 1944, celle-ci suscita cependant chez les Allemands et jusqu’aux premières heures du débarquement, une méfiance qui allait leur être préjudiciable malgré les avertissements d’un Walter Schellenberg, chef du service d’espionnage extérieur de la SD, l’un des innombrables personnages d’un livre en forme de série où l’on passe avec une cohérence stupéfiante et un plaisir de lecture non dissimulé d’un théâtre d’opération à un autre. Les mille vétérans que l’auteur a interviewé sont là, dans les airs, sur les destroyers ou les plages. Parmi eux, Léon Gautier, dernier survivant des commandos Kieffer mais également ces Britanniques et ces Canadiens écrasés par une historiographie qui a mythifié le rôle certes prépondérant mais certainement pas unique des Américains.

Débarquement des troupes américaines sur la plage d’Omaha Beach en Normandie, 6 juin 1944
©HO/National Archives/AFP

A l’aube du 6 juin 1944, tout est en place : les chars d’assaut amphibie parmi les 700 000 pièces  d’équipements, les 200 millions de litres de bière, les acteurs de cinéma tels Ronald Reagan ou James Stewart et les photographes. Robert Capa apparaît au détour d’une page transis d’une « nouvelle forme de peur, qui secouait tout mon corps, des orteils jusqu’aux cheveux et me tordait le visage ». Non loin de lui, Robert H. Gangewere qui a fêté la veille son 19e anniversaire –  « j’ai prié Dieu de pouvoir fêter le vingtième » – et se lance à l’assaut des blockhaus allemands.

L’invasion porta un nom : Omaha Beach qui concentre toute l’attention de l’auteur sur plusieurs chapitres ainsi que les combats les plus disputés. Émergent alors des flots de l’Atlantique et de la mémoire des figures oubliées derrière les Eisenhower, Montgomery et Bradley, notamment celles d’Arthur William Tedder, l’adjoint britannique du généralissime, et du général Norman Cota – Robert Mitchum dans le Jour le plus long – commandant de la 29e division d’infanterie dont l’action a été pourtant capitale dans la prise d’Omaha Beach.

A la fin de ce livre, le lecteur couvert du sable, de la sueur et du sang de ce tourbillon littéraire, ressort étourdi et sans voix. « Des fils de toutes les nations reposent dans des tombes éparses » écrit Peter Caddick-Adams en forme d’épitaphe. Grâce à son ouvrage magistral, l’historien britannique les a fait entrer définitivement dans ce mémorial de papier.

Par Laurent Pfaadt

Olivier Wieworka, Le Débarquement, son histoire par l’infographie
Aux éditions du Seuil, 224 p.

Peter Caddick-Adams, De sable et d’acier : nouvelle histoire du débarquement, traduit de l’anglais par Antoine Bourguilleau
Passés composés, 876 p.