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Captain America

Première biographie française de Dwight Eisenhower, 34e président des Etats-Unis

Pendant longtemps Dwight Eisenhower a été réduit à son rôle d’homme du jour J et de chef des armées alliées qui libérèrent l’Europe. Son passé demeurait inexistant et l’après seconde guerre mondiale se réduisait à deux mandats flous coincés entre un Harry Truman qui termina une guerre et un JFK qui en évita une autre. Un homme qui après avoir gagné la paix, fit tout pour la maintenir tout en assurant la prospérité de son pays. Autant d’exploits qui méritaient bien d’être soulignés dans cette première biographie française du 34e président des Etats-Unis.


Eisenhower et Khrouchtchev
Copyright Sovfoto/IIG/ Bridgeman Images

La tâche apparaissait ardue tant le dernier président américain né au XIXe siècle demeurait coincé entre deux époques, celles d’avant et après l’émergence des Etats-Unis comme superpuissance, et surtout à 50 ans lorsqu’il libéra le monde du joug nazi. Hélène Harter, professeur des universités en histoire contemporaine de l’Amérique du Nord à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et autrice remarquée d’un Etats-Unis dans la Grande Guerre (Tallandier, 2017) a ainsi parfaitement relevé ce défi. En croisant une variété de sources dont de nombreux témoignages et lettres, elle a parfaitement réussi à construire une biographie permettant de voir l’homme derrière la figure historique. La netteté de son portrait est fascinant et laisse apparaître le destin très américain d’un homme issu d’une famille pauvre ayant vécu dans le Midwest, passionné de football et qui entra à West Point presque sans le vouloir. Un homme pudique, modéré – tout le contraire de son lointain successeur républicain – qui devint auprès du général Douglas MacArthur dont il fut un proche, conseiller du président des Philippines et se passionna très tôt, à l’instar d’un De Gaulle à la même époque, pour l’arme blindée. Un homme qui fut choisi par le destin et non l’inverse.

Bien évidemment, Hélène Harter ne fait pas l’impasse sur son rôle durant la seconde guerre mondiale où il conduisit les Alliés à la victoire finale. L’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, allait ainsi changer son destin. « Pour Dwight Eisenhower commencent quatre années qui vont le voir passer du statut de simple général à celui de chef de guerre » écrit l’historienne. Deux ans plus tard, jour pour jour, il est choisi par Roosevelt pour commander les armées alliées en Europe.

Devenu président, ce républicain resta d’ailleurs fidèle à l’héritage de ses prédécesseurs démocrates en ne remettant pas en question les acquis de leurs politiques sociales et économiques. Sur la scène internationale, Dwight Eisenhower développa une politique étrangère parfois teintée de contradictions ou à géométrie variable. S’il mit fin à la guerre en Corée sitôt arrivé au pouvoir, il resta malheureusement le président qui engagea les Etats-Unis dans le bourbier du Vietnam. « Eisenhower se voulait le président de la paix. Il est pour beaucoup de jeunes celui qui a défendu  jusqu’au bout l’engagement au Vietnam » souligne ainsi Hélène Harter. Dans le même temps, il se fit le promoteur d’une doctrine portant son nom et visant à limiter la déstabilisation des pays du Moyen-Orient. Grâce à Hélène Hartrer, on comprend aussi, dans une partie très intéressante que Dwight Eisenhower jeta les bases d’une présidence américaine moderne telle qu’on la connaît aujourd’hui : création des fonctions de chef de cabinet de la Maison blanche et de conseiller à la sécurité nationale et repositionnement du vice-président même s’il eut avec Richard Nixon « des relations de patron à collaborateur ».

Une politique étrangère et une présidence qu’il conclut le 17 janvier 1961 par cet avertissement quant à la place prise par le complexe militaro-industriel, ce qui est surprenant pour celui qui fut le plus illustre militaire de l’histoire des Etats-Unis depuis Ulysses Grant. Un message d’adieu d’un président à cheval entre deux époques, entre deux mondes qui sut malgré tout installer son pays comme leader du monde occidental que l’on appelait encore à cette époque libre.

Par Laurent Pfaadt

Hélène Harter, Eisenhower : le chef de guerre devenu président
Aux éditions Tallandier, 512 p.

A lire également : Christophe Prime, L’Amérique en guerre, 1933-1946
Chez Perrin, 624 p.

Migrations

La littérature serbe recèle bien des trésors insoupçonnés. Trop longtemps réduite à sa figure tutélaire, Ivo Andric (1892-1975), Prix Nobel de littérature en 1961 et génial auteur du roman Le pont sur la Drina, les nouvelles publications autour de Danilo Kis (1935-1989) et de Milorad Pavic (1929-2009) et de son merveilleux Dernier amour à Constantinople, ouvrent la porte à Miloš Tsernianski(1893-1977) disparu il y un peu moins d’un demi-siècle. Grâce à la merveilleuse maison d’éditions Noir sur Blanc, véritable passeur d’histoire entre les cultures et qui a récupéré l’inépuisable fonds des éditions l’Age d’Homme de Vladimir Dimitrijevic qui, en tant qu’exilé serbe, tenait Tsernianski et surtout Migrations en haute estime, pour en baptiser sa collection la bibliothèque de Dimitri, il est aujourd’hui possible de relire, dans une nouvelle traduction, le grand livre de ce classique de la littérature serbe.


« Il changera l’insomnie en arc-en-ciel et le sommeil en bibliothèque » écrivit Milorad Pavic à propos de son héros. Nul doute que Migrations de Milos Tsernianski peuplera vos sommeils de bibliothèques ou plutôt vos nuits blanches, tant l’ouvrage est un véritable livre-monde, un magnum opus dont on se libère à regret, dont on ralentit la lecture à mesure que l’on se rapproche de la fin pour ne pas à devoir le quitter. Et pour cause, l’auteur lui-même ne le quitta jamais. Il commença à l’écrire à la fin des années 20, en 1929 lorsqu’est publié la première partie de Migrations, ce roman titanesque  où, en plus de mille pages, l’auteur nous plonge au sein de la diaspora serbe à travers les destins des Isakovic. Les Serbes que les Ottomans utilisaient pour garder les frontières de leur empire décidèrent au XVIIIe siècle de fuir la répression de leurs maîtres pour venir s’établir dans l’empire autrichien tout en rêvant cependant à une autre patrie orthodoxe : la Russie des tsars. « Quant à la nation serbe, rétive et schismatique, elle avait été la bienvenue avec son patriarche, ses moines, ses popes et sa cavalerie tant qu’avaient duré les guerres turques. Elle avait, tout comme le peuple croate, imbibé de son sang les contrées méridionales de l’Empire et disséminé ses ossements de par l’Europe. Douze ans plus tôt, à la fin des guerres turques, l’armée autrichienne comptait plus de quatre-vingt-mille hommes dont plus de la moitié étaient des Serbes. Mais ces temps étaient révolus » écrivit ainsi Milos Tsernianski.

Il y a dans les mots de Tsernianski un souffle biblique mais également cette puissante nostalgie tirée de ce mythe d’Ulysse rêvant de sa patrie comme l’a également magnifié un autre écrivain balkanique, Boris Pahor. Comme un puissant symbole, ce n’est qu’en 1962 que l’auteur acheva Migrations. Un souffle biblique pour une Terre promise qui n’existe en réalité que dans les yeux des hommes qui la cherchent.

Contemporain d’Ivo Andric,  Milos Tsernianski vécut personnellement les vicissitudes de l’histoire et le traumatisme de l’exil. Diplomate du royaume de Yougoslavie, il fut persona non grata après la guerre et la prise de pouvoir des communistes avant d’être autorisé à revenir dans sa patrie en 1965. Cette expérience traversa son dernier livre, Le Roman de Londres qui conte l’histoire d’un prince russe vivant en exil dans la capitale britannique. A travers Migrations, roman encensé par Bernard Pivot, résonnent les voix de ces autres chants de l’exil de la patrie perdue, celles des Arméniens bien évidemment mais également de tous ces peuples rêvant de trouver un ailleurs mythifié et qui souvent n’advient jamais. Ceux qui suivent ces étoiles dont on baptise les chevaux et dont la quête, inatteignable comme celle des Isakovic, s’avère sublime.

Par Laurent Pfaadt

Milos Tsernianski, Migrations, traduit du Serbe par Velimir Popovic La Bibliothèque de Dimitri
Aux éditions Noir sur Blanc, 1184 p.

A lire également de Milos Tsernianski : Le Roman de Londres, également traduit du serbe par Velimir Popovic, La Bibliothèque de Dimitri, éditions Noir sur Blanc, 752 p.

Jackson juge Pétain

Après sa biographie de Charles de Gaulle, l’historien américain s’attaque au procès Pétain

Qui aurait pu imaginer qu’un jour un Jackson jugerait l’ancien chef du régime de Vichy ? Non pas Robert qui fit condamner Hermann Goering et Albert Speer mais bel et bien Julian Jackson. Car à la différence des procès de Nuremberg et de Tokyo, il n’y eut, comme le rappelle l’historien britannique, pas de juge étranger. Le procès Pétain fut donc une affaire franco-française.


Auteur d’une biographie remarquée de Charles de Gaulle, Julian Jackson, professeur d’Histoire à Queen Mary, University of London, s’attaque dans son nouveau livre à un autre mythe de l’histoire française au 20e siècle, Philippe Pétain en revenant sur le procès de ce dernier devant la Haute cour de Paris à l’été 1945.

D’emblée l’historien précise : « ce livre ne cherche pas à « rouvrir » le procès pour montrer que Pétain a été trop durement traité, ou pas assez ». Il n’empêche. Ce livre est une salle d’audience, celle, étouffante de ces trois semaines de l’été 1945 où l’ancien héros devenu paria de France fut jugé. Dès les premières pages, le principal accusé, 89 ans, vient s’asseoir sur le banc des accusés. Puis arrivent le président Mongibeaux, l’accusation emmenée par André Mornet et Pierre Bouchardon surnommé le « Balzac des assises » des années 20, « animé d’une haine animale pour le maréchal Pétain » selon Jacques Isorni, le principal avocat du maréchal.

Dans ce huis clos littéraire oppressant où le lecteur avance en connaissant le verdict, l’historien s’attache tout d’abord à décrire les circonstances du crime historique dont est accusé Philippe Pétain depuis cette poignée de main avec Hitler à Montoire-sur-le-Loir. Puis vient le régime de Vichy, la libération de la France, la fin et les préparatifs du procès.

Le décor de la tragédie parfaitement mis en place, le procès peut alors démarrer. Entre détails et compréhension globale, Julian Jackson s’installe à son tour et place à chaque chapitre son lecteur dans la posture de président, d’avocat de la défense, de l’accusation, de juré et de journaliste pour nous faire prendre conscience de l’importance que revêt ce procès historique. Les témoins à charge et à décharge se succèdent : Paul Reynaud que Pétain supplanta après avoir manœuvré pour assassiner la République, Léon Blum qui triompha du maréchal à Riom, Weygand pour justifier l’armistice. Vient ensuite le 4 août où l’abolition des privilèges de la collaboration a laissé place à la consécration des responsabilités avec un Pierre Laval déjà dans l’antichambre de son propre procès. Puis résonne la plaidoirie de Jacques Isorni : « Magistrats de la Haute Cour, écoutez-moi, entendez mon appel. Vous n’êtes que des juges ; vous ne jugez qu’un homme. Mais vous portez dans vos mains le destin de la France ». Rien n’y fait. Pétain est condamné à la peine de mort et à l’indignité nationale, peine commuée en emprisonnement à perpétuité en raison de son grand âge.

Commence alors un second procès, celui de la mémoire du maréchal, parfaitement mené par Julian Jackson. Un procès qui, si l’on en croit les déclarations de l’actuel Président de la République et d’Eric Zemmour, n’est pas terminé. Un procès où Jackson retrouvant les accents du grand Robert, convoque à la barre de l’Histoire, les spectres de la Shoah et autres révisionnistes. « Et si le procès Pétain est clos, le pétainisme n’est pas mort » tranche-t-il en guise de jugement dans ce livre qui résonne étrangement dans notre époque tourmentée.

Par Laurent Pfaadt

Julian Jackson, Le Procès Pétain, Vichy face à ses juges, traduit par Marie-Anne De Béru
Aux Seuil, 480 p.

Bergson, le penseur de l’imprévisible

De mémoire d’étudiant, il n’y eut jamais à l’Ecole Normale Supérieure, autant d’esprits aussi brillants. En cette année 1878, rue d’Ulm, se côtoyèrent ainsi Henri Bergson et Jean Jaurès. « La question qui agite la rue d‘Ulm est de savoir qui des deux sortira premier de l’agrégation de philosophie » écrit ainsi Emmanuel Kessler dans sa très belle biographie du philosophe. Bergson sortit second devant Jaurès. Le premier ? Rien de mois qu’Emile Durkheim, le père de la sociologie moderne.


Quelques trente six ans plus tard, le 12 février 1914, quatre mois avant la première déflagration mondiale, l’un des plus grands philosophes de son temps était reçu à l’Académie française, lui le juif, l’immigré polonais qui acquit la nationalité française, qui fit et continue de faire rayonner, à l’instar d’une Marie Curie et d’un Guillaume Apollinaire, la France dans le monde entier.

Ces deux dates rythment ainsi cette biographie récompensée par le prix de la Fondation Chanoine Delpeuch – Académie des sciences morales et politiques en 2022. Mêlant histoire et philosophie, elle emmène son lecteur sur les traces de l’un des plus grands penseurs français du 20e siècle mais surtout elle permet de comprendre ce philosophe fascinant qui a anticipé quelques-uns des grands défis de notre époque, du changement climatique à l’irruption des nouvelles technologies en passant par les réseaux sociaux. Chantre de ce qu’Emmanuel Kessler dénomme « le pari de l’ouverture » , Henri Bergson estimait « qu’une société pacifiée et épanouissante pour les femmes et les hommes qui la composent ne peut se constituer dans le paradigme de la clôture ». S’il faut une clôture à la société, celle-ci doti avant tout définir une volonté plaçant l’humain au centre de la société. Plus qu’une leçon de philosophie, Bergson nous invite avec ce livre à un sursaut.

Par Laurent Pfaadt

Emmanuel Kessler, Bergson, le penseur de l’imprévisible,
Alpha, Philosophie, 352 p.

Dans les couloirs du conseil constitutionnel

Les débats sur la loi immigration en fin d’année 2023 a remis le conseil constitutionnel en pleine lumière. D’où l’occasion de se plonger dans cette bande-dessinée fort réussie et surtout extrêmement pédagogique. Accompagnant nos deux autrices, une Marie Bardieux-Valente béate d’admiration pour l’institution et une Gally plutôt trublionne formant ainsi un duo particulièrement drôle, le lecteur entre dans cette institution créée par la constitution de la Ve République et installée le 5 mars 1959. Il y découvre son fonctionnement, son évolution notamment à partir de 1971 où il s’est émancipé de la tutelle politique, les grandes décisions et ses grandes figures telles que Léon Noël, son premier président, Robert Badinter ou Simone Veil grâce à d’habiles flashbacks.


Parfaitement didactique, l’ouvrage réussit le tour de force de rendre compréhensible des sujets complexes. A cette dimension pédagogique, il ajoute une composante instructive fort intéressante qui permet d’apprendre un certain nombre de choses même pour les plus avertis en entrant dans le détail de certaines procédures comme celle de collecte des parrainages.

Dans la droite ligne de l’instauration par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de la QPC, la question prioritaire de constitutionnalité qui permet de saisir le conseil constitutionnel pour vérifier si une disposition législative n’est pas inconstitutionnelle comme dans le célèbre principe de solidarité porté par Cédric Herrou, la bande-dessinée aborde également la volonté du conseil constitutionnel de se rapprocher des citoyens avec la nuit du droit et sa décentralisation en province.

« D’un organe modeste considéré comme marginal et mineur, il est dorénavant de tout premier plan au sein du régime » écrivent ainsi les autrices dans cette bande-dessinée en tous points réussis et qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques scolaires. Et nos autrices de terminer sur une petite pique à propos de la tentation toujours renouvelée de l’exécutif de faire du conseil constitutionnel une chambre d’enregistrement ou un allié institutionnel. Deux mois après la publication de cette BD, le Parlement adoptait la loi immigration. On connaît la suite…

Par Laurent Pfaadt

Marie Bardiaux-Valente, Gally, Dans les couloirs du conseil constitutionnel
Aux éditions du Glénat, 112 p.

Un Charon soviétique

Sacha Filipenko ressuscite avec maestria un maillon de la chaîne de la répression stalinienne

Les grandes purges staliniennes. Des centaines de milliers d’hommes et de femmes assassinées, des cadres du régime, des intellectuels, des militaires et des anonymes. Personne ne s’est posée la question de savoir où finissaient tous ces cadavres après avoir été exécutés par les bourreaux du NKVD. Personne sauf Sacha Filipenko, écrivain biélorusse vivant en Suisse et opposant aux dictateurs Loukachenko et Poutine.


Ces innombrables victimes arrivaient chez Piotr Illitch Nesterenko, directeur du crématorium de Moscou chargé de brûler tous ces ennemis présupposés du régime et d’en faire disparaître leurs traces, jusqu’aux os. Il était le kremulator, nom ainsi donné à la machine permettant de broyer les ossements du défunt après son incinération. Son dossier dormait dans les archives du KGB jusqu’au jour où l’un des cadres de l’ONG Mémorial le confia à l’auteur d’Un Fils perdu (Noir sur Blanc, 2022) qui allait faire de cette vie un roman à la fois palpitant et subversif, couronné par le prix Transfuge 2024 du meilleur roman européen. Car il est bien connu que le stalinisme fut comme Saturne, il mangea ses propres enfants et Nesterenko se retrouva à son tour, au deuxième jour de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, le 23 juin 1941 arrêté pour activité de contre-espionnage et interrogé.

Nous voilà ainsi embarqué dans une série d’interrogatoires où l’auteur, de sa plume mordante conte à la fois l’histoire de cet homme qui eut mille vie mais également le labeur de ce maillon des purges en compagnie du célèbre Vassili Blokhine (1895-1955), célèbre bourreau qui apparaît en personnage froid et dévoué à sa tâche. Anonymes, intellectuels, personnages d’État passèrent ainsi entre les mains de Nesterenko : Lev Kamenev et Grigori Zinoviev, compagnons de Lénine ou encore le poète Vladirmir Maiakovski. Le lecteur avance ainsi dans l’histoire des premières décennies du communisme comme s’il arpentait un cimetière pour y croiser les spectres des victimes du petit père des peuples.

Mais surtout avec une ironie mordante presque jubilatoire, Sacha Filipenko met en scène magistralement la confrontation entre Nesterenko et le jeune tchékiste chargé de son interrogatoire, Pavel Andreïevitch Perepelitsa, dans la prison de Saratov. « C’est qu’en vérité, ma douce, nos objectifs sont différents : lui, il doit me tuer, tandis que moi je suis déterminé à tuer du temps » lance ainsi Nesterenko à sa femme dans un dialogue imaginaire depuis sa prison. Un jeu du chat et de la souris où l’auteur, habilement et il faut bien le dire avec grand talent, dévoile toutes les inepties du système soviétique et à travers lui, tracent des ponts inconscients avec son successeur. Car dans Kremulator, chacun y lira Kremlin.

Par Laurent Pfaadt

Sacha Filipenko, Kremulator, traduit du russe par Marina Skalova
Aux éditions Noir sur Blanc, 208 p.

La montagne maudite

Avec Le banquet de Empouses, Olga Tokarczuk signe certainement l’un de ses plus beaux romans

Il y a un siècle paraissait l’un des monuments de la littérature européenne du 20e siècle, La montagne magique d’un Thomas Mann récipiendaire du prix Nobel de littérature en 1929. Sa lointaine successeuse, Olga Tokarczuk, couronnée quant à elle en 2008, nous propose avec son nouveau roman une étonnante variation.


Nous sommes à la veille de la Première guerre mondiale, en 1913. Un jeune ingénieur dénommé Mieczyslaw Wojnicz arrive au sanatorium de Göbersdorf dans ce coin de Silésie avec ces montagnes des Sudètes entourées de sous-bois humides où rôdent des empouses, ces créatures femelles aux formes diverses qui séduisent les hommes avant de les dévorer. Si le sanatorium a bien existé, construit par le botaniste allemand Hermann Brehmer, en revanche le monde qui l’entoure peuplé de mystères et de dangers est un décor dont seule la prix Nobel a le secret. Car au sein de cette petite communauté d’intellectuels sentant la naphtaline et tenant des propos d’une misogynie éculée, entre champignons hallucinogènes et liqueur maléfique, se joue quelque chose d’étrange et de fascinant que Wojnicz et le lecteur vont progressivement découvrir.

Comme à chaque fois avec Olga Tokarczuk, le fantastique débarque dans le récit sans crier gare donnant à sa prose cette dimension à la fois fascinante et unique. S’il existe un réalisme magique que l’on retrouve chez un Garcia Marquez ou un Murakami, ici, il faudrait plutôt parler de réalisme maudit trempé dans cette atmosphère d’Europe de l’Est avec ses vampires, ses créatures venues des mythologies grecques et romaines, et ce paganisme dont raffole la prix Nobel.

Sa Silésie a ainsi des airs de Transylvanie et constitue un monde sorti de ténèbres prêts à se répandre sur l’Europe. Le banquet des Empouses est une sorte de concentré des Livres de Jakob dans cet aboutissement à produire un univers tenant tout entier dans un livre-monde.

Bien évidemment, derrière le roman se cache comme à chaque fois chez Olga Tokarczuk, une critique de la société moderne. Ici, elle se porte sur le traitement réservé aux femmes. Il y a quelque chose de pourri dans ce banquet d’intellectuels vilipendant des femmes transformées en empouses prêtes à assouvir leur vengeance séculaire. Et le lecteur d’assister avec effroi et jouissance à cette terre qui s’ouvre pour engloutir la montagne du Nobel 1929 sous les coups de boutoir de créatures venues répandre un souffle nouveau sur ces tuberculeux condamnés.

Par Laurent Pfaadt

Olga Tokarczuk, Le banquet des Empouses, traduit du polonais par Maryla Laurent
Aux éditions Noir sur Blanc, 304 p.

« À même pas 60 ans, Dune a encore de belles années devant lui »

Ancien responsable éditorial chez Robert Laffont, Fabien Le Roy a
participé à la nouvelle réédition de Dune en tant qu’éditeur réviseur.
Pour Hebdoscope, il revient sur cette œuvre hors du commun. .

Pourquoi selon vous, Dune continue à susciter tant d’engouement
auprès de générations successives alors que d’autres sagas parfois
très célèbres ont tendance à s’épuiser ?

La saga Dune fait partie des rares œuvres-univers de la littérature
mondiale – à l’instar de celles de J.R.R. Tolkien, de H.P. Lovecraft ou,
dans la sphère francophone et à une plus humble échelle spatio-
temporelle, de La Comédie Humaine de Balzac et des Rougon-
Macquart de Zola – : les thématiques sont extrêmement variées ; on
y retrouve des archétypes (Herbert connaissait bien les travaux de
Jung) que chaque nouvelle génération peut assimiler selon sa
sensibilité et ses repères ; et la distribution des personnages est
aussi riche que diverse. L’effet multiplicateur du cinéma a également
beaucoup joué. À même pas 60 ans, Dune a encore de belles années
devant lui.


En quoi Dune est-il d’abord un grand livre au sens littéraire ?

Dune est une œuvre de maturité que Frank Herbert a débutée à 40
ans environ (et qu’il a poursuivie jusqu’à sa mort en 1986). Cet
autodidacte curieux et touche-à-tout qui fréquentait romanciers,
politiques et psychologues, a agencé toutes ces connaissances en
une weltanschauung – une conception du monde – unique, qui
s’étend sur plus de 34 000 ans et les milliards de planètes que
comptent notre galaxie. C’est un grand livre au sens littéraire parce
que chaque nouvelle lecture réserve des découvertes, parce qu’on
se pose des questions en le lisant et qu’on y trouve des réponses.
Frank Herbert fait également montre au cours des six tomes de la
saga de sa maîtrise des différents genres littéraires, jouant de la tragédie et du sacré avec une grande profondeur de champ.

Frank Herbert n’a t il pas eu l’intuition que notre planète courait à
sa perte lorsqu’il évoque les questions de l’eau et de l’épuisement
des ressources naturelles car l’épice est une sorte de métaphore du
pétrole ?

Dune reste d’une interprétation très ouverte : certains lisent dans
l’épice une métaphore du pétrole, mais d’autres celle du LSD. Mais il
est certain qu’il avait conscience qu’une ressource finie – épice, eau
ou pétrole – se retrouve cause de monopoles et de conflits à grande
échelle. Qui plus est, l’énorme documentation que Frank Herbert a
ingérée lors de ses travaux préalables à l’écriture – 600 ouvrages
tant d’histoire, de religion, de philosophie que de biologie et de
géologie – l’a sans doute aidé à obtenir une perspective
exceptionnelle sur les défis qui attendaient l’humanité. Mais Dune
reste néanmoins un space opera où la Terre n’est plus qu’un lointain
souvenir. En tout cas, Herbert a toujours refusé d’endosser
l’uniforme de prophète, sachant à quels extrémismes les prophètes
pouvaient mener.

En lisant entre les lignes, le jihad ainsi que les Fremen rappellent en
un sens l’Islam. Est-ce à dire, en plus de son côté prophétique –
propre à de nombreuses sagas de SF – que Dune est empreint d’une
profonde dimension théologique ?

Frank Herbert emploie le terme jihad à de nombreuses reprises dans
Dune. Il se serait inspiré du siège de Khartoum en 1885 par les
troupes coloniales britanniques : pour sa planète des sables, endroit
propice où faire naître un prophète, il a en effet modelé ses Fremen
en empruntant aux bédouins du Soudan et à la spiritualité
musulmane, ayant recours à de nombreux mots d’arabe pour ajouter
de la couleur locale et un certain exotisme au texte, mais en y
ajoutant une bonne dose de références au bouddhisme, au
catholicisme avec la Bible Orange Catholique et même au judaïsme
dans un tome ultérieur. Oui, Dune est emprunt d’une profonde
dimension théologique (avec notamment les redoutables Sœurs du
Bene Gesserit !) et je ne saurais que conseiller aux lecteurs friands
de telles considérations de poursuivre au moins jusqu’au tome 4,
L’Empereur-Dieu de Dune, où Herbert réussit le tour de force de nous
faire partager les pensées d’un dieu.

Interview de Laurent Pfaadt

A lire : Dune, 6 tomes, nouvelle traduction, coll. Ailleurs et demain, Robert Laffont.

« Un roman formidable rempli d’énergie et de péripéties »

Écrivain, éditeur, critique, ancien rédacteur en chef du Magazine littéraire, Laurent Nunez a préfacé l’édition collector des Hérétiques de Dune, qui vient de paraître aux Éditions Robert Laffont. Pour Hebdoscope, il nous en dit plus.


Quelle place occupe Les Hérétiques de Dune dans la saga ?

Les Hérétiques de Dune représente le cinquième et avant-dernier tome de la série Dune. Il en constitue donc quasiment l’épilogue, mais il a été écrit à partir d’un coup de génie qui a été mal compris par nombre de fans : l’intrigue de ce roman se déroule en effet 1500 ans après le tome 4, L’Empereur Dieu de Dune. Dès lors, tous les personnages que les fans avaient appris à connaître et à apprécier (Leto II, Siona, Alia, Paul, Jessica) disparaissent de l’histoire ! Quelle hérésie ! En ce sens, le titre du livre est déjà un indice des intentions littéraires de Herbert : il a écrit ce qu’il a voulu, et tant pis si certains ont boudé ce roman formidable, rempli d’énergie et de péripéties auxquelles on ne s’attendait absolument pas.

S’agit-il d’une forme de retour à l’équilibre naturel qui préexistait avant le règne de Leto II ?

Herbert détestait la répétition – et le retour à un équilibre n’est au final qu’une répétition heureuse… Souvenez-vous : dans Les enfants de Dune, Leto II avait vu le pire qui s’annonçait : la fin de l’humanité, si elle s’enfermait dans ses schémas, et si les humains demeuraient dans leurs petites habitudes, dans leurs petites vies. Le fils de Paul avait donc entrepris d’aller là où son père avait reculé : il s’était transformé en monstre des sables, en dieu vivant, pour comploter des siècles et des siècles, et pour offrir à l’humanité 35 siècles de quiétude insupportable. « Des milliers d’années paisibles, dit Leto. Voilà ce que je vais leur donner. » C’est cette paix horrible et artificielle que Leto II et Herbert appelaient le Sentier d’or : un chemin qui mène à l’explosion des désirs, et à l’exploration des mondes.

L’Empereur-Dieu avait contraint les êtres humains à rester immobiles, prisonniers de leurs proches, de leurs habitudes et de leur habitus. Il avait imposé l’inactivité à tout le monde, contenant les possibilités de l’Humanité comme dans une cocotte-minute, ou comme en un immense ressort que l’on comprime, et que l’on a hâte de relâcher. À la mort du Tyran, cette fausse paix vola bien sûr en éclats, provoquant la Grande Dispersion, projetant toute l’Humanité sur des chemins périlleux mais nouveaux. Herbert propulsa de même son intrigue, et son lecteur, dans ce nouveau monde des Hérétiques : et c’est ce monde qui s’ouvre à nous lorsque nous ouvrons ce volume. À nous l’ailleurs qui vient vers nous, et les Honorés Matriarches, les Belluaires, les Futars, tous ces êtres que nous découvrons ! À nous la chance d’éviter la répétition, l’ennui, le psittacisme d’un univers romanesque que nous adorions, mais qui aurait pu tourner encore et toujours sur lui-même !

Après Muad’Dib et Leto II, c’est aussi l’apparition d’un autre personnage central de la saga, Darwi Odrade…

Darwi Odrade — qu’on appelle plutôt Dar dans le livre — est en effet un personnage important des Hérétiques, et de la Maison des Mères, le tout dernier volume de Dune. Cette révérende mère est avant tout une Atréides, et en ce sens elle poursuit la quête de Paul, de Leto II, de Siona : trouver une tierce voie dans un monde trop polarisé. Sa mission, quand elle sera à la tête du Bene Gesserit, sera tout simplement d’éviter la dissolution de ce groupe de femmes, de le faire évoluer sans que son ADN philosophique, éthique, ne change radicalement. C’est un personnage qui fascine, car Odrade est dans le doute constant ; et pourtant elle agit. Elle ne se laisse pas avoir, comme Alia, comme Paul, ou comme son fils, Leto, par les pouvoirs de l’épice, qui lui permettraient peut-être de se rassurer et de voir l’avenir. Au fil des pages, elle tâtonne, essaie, recule, rate souvent, réussit parfois. Elle craint tout et ne craint rien. Elle tient sans doute le rôle le plus humain, le plus pathétique, de ce cycle : c’est une héroïne anti-héroïque.

On sait qu’Herbert écrivit Les Hérétiques de Dune alors que sa femme mourait du cancer. Cela se traduit-il dans cet opus ?

Il est difficile de savoir exactement dans quelle mesure cela a influencé le contenu du livre, mais certains critiques ont fait des observations sur la tonalité plus sombre et introspective de ce livre par rapport aux autres de la série. Les Hérétiques de Dune aborde, en effet, les thèmes de la perte, du deuil, du sacrifice et de la transformation personnelle, qui reflètent évidemment le drame personnel de Herbert à l’époque. Mais si la tonalité de ce livre est plus noire que d’ordinaire, Herbert nous laisse tout de même un message optimiste à travers cet autre message que Leto II, le terrible Empereur, a laissé dans une des salles délabrées du Sietch Tabr, et qu’Odrade déchiffre avec angoisse dans Les Hérétiques :

« JE VOUS LÈGUE MA PEUR ET MA SOLITUDE. À VOUS JE DONNE LA CERTITUDE QUE LE CORPS ET L’ÂME DU BENE GESSERIT CONNAÎTRONT LE MÊME SORT QUE TOUS LES AUTRES CORPS ET QUE TOUTES LES AUTRES ÂMES.

QU’EST-CE QUE LA SURVIE SI L’ON NE SURVIT PAS ENTIER ? DEMANDEZ-LE DONC AU BENE TLEILAX ! QU’EST-ELLE SI L’ON N’ENTEND PLUS LA MUSIQUE DE L’EXISTENCE ? LES MÉMOIRES NE SUFFISENT PAS SI ELLES N’ONT PAS LE POUVOIR D’INSPIRER DE NOBLES FINS ! »

La musique de l’existence : celle qui, toujours, va de l’avant. Celle qui fait danser, et non pas celle qui fait marcher au pas. Il existe une sagesse pratique chez Frank Herbert, que l’on n’a pas assez retenue et qui consiste à s’efforcer de penser davantage au futur qu’au passé. Cela va de pair avec les nobles fins… Leto II semble insinuer cela dans la dernière phrase de son message, que j’aime beaucoup : l’expérience, le savoir, la mémoire seconde, tout qui nous vient des autres, du passé, et qui nous nourrit démesurément, n’est pas d’une si grande valeur si l’on ne s’en sert pour se diriger dans le monde et pour le transformer, pour trouver un but à la fois personnel et collectif. Une raison d’agir propre à soi, mais utile à tous. Une raison d’agir, et de vivre, qui tienne face à la mort. Et la raison d’agir et de vivre de Herbert ? C’était, malgré la perte de sa femme, d’écrire cette saga, qui continue de fasciner et d’influencer des millions de lecteurs dans le monde.

Par Laurent Pfaadt

Fajar

Aventurier au long cours, Adamo Diop, poète sénégalais veut nous rendre témoin de son odyssée utilisant le lieu théâtral comme port d’attache où il a jeté l’ancre.


© Simon Gosselin

Cependant ce qu’il nous propose durant presque trois heures ce ne sera pas du théâtre proprement dit mais un mix performatif dans lequel seront convoqués un film, dont il est le réalisateur, le chef opérateur étant Rémi Mazet, des textes à lire sur écran pour suppléer la lecture à voix off, la musique en live et le conte.

Autant dire que le public est sollicité de toute part et parfois submergé par ce parcours donné à voir et à entendre, ce voyage initiatique accompli par le personnage de Malal interprété par Adamo Diop, son double à l’évidence, à la recherche de soi, à la découverte de soi qui, il nous le montre de maintes façons, consiste à se perdre longtemps pour enfin se trouver.

Il nous apprend que c’est la mort de sa mère qui a tout déclenché comme une perte insupportable qui lui occasionne des rêves insensés, peuplés de fantasmes qu’il tient à nous faire connaître par des représentations imagées, des mises au point  comme celle où sa mère lui  explique qu’elle est seule responsable de sa mort ,ayant refusé de donner son sac à main car il contenait entre autre la photo de Malal enfant et qu’il n’est donc pas un assassin comme on le lui reproche, de même il n’est pas responsable de la mort de sa compagne, Jupiter qui, déçue par son comportement, quitte leur appartement et dans sa hâte se fait renverser par une voiture au pied de leur immeuble . Apparition récurrente d’une femme blanche appelée Marianne, allusion évidente à une autre bien connue !

Beaucoup d’images du Sénégal.

Quand le film s’arrête apparaissent sur le plateau, le comédien qui raconte accompagné par les musiciens, Anne-Lise Binard, au violon  et à la guitare électrique, Dramane Dembélé aux ngoni et flûtes mandingues, Léonor Védie au violoncelle, formant  ensemble un quatuor qui poursuit le long exposé de ce cheminement.

Parce que Malal quitte son pays et devient un migrant, Adamo Diop va consacrer une partie du spectacle aux problèmes de la migration sans y apporter autre chose que  ce que nous connaissons, hélas que trop bien, mais qui lui vaut l’approbation d’une partie du public, l’ensemble restant malgré tout circonspect.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 20 février au TNS