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Alexander Vantournhout

Nous l’avons déjà vu au Maillon où il nous a étonné par sa créativité et ses capacités à se mouvoir dans l’espace, faisant de son corps une super machine, inépuisable, semble-t-il à inventer d’improbables postures.


© Bart Grietens

Le Maillon lui a offert l’opportunité d’animer ce lieu pendant 10 jours et le public fidèle et curieux n’a pas hésité à profiter de ses nombreuses propositions, en commençant par l’évaluation des ses propres  mesures et capacités dans le petit  « cabinet médical » aménagé à cet effet dans le hall.

Personnellement nous avons pu assister à deux de ses prestations, dont la première intitulée « Through the Grapevine » était une remarquable performance où il explorait un duo avec son acolyte Axel Guérin, jouant à mettre en évidence leurs différences de mensurations et à  les exploiter à travers  des approches, des corps à corps éblouissants de beauté , de prestance et de virtuosité, de drôleries parfois quand bras et jambes entremêlés se font image d’un être protéiforme ou d’un animal imaginaire.

C’est le corps qui parle car ici nous assistons à un spectacle sans parole mais ô combien parlant puisqu’il dit le corps dans toutes son expressivité, et dévoile sa capacité à la maitrise, à la sensibilité, à la nécessaire complicité  dans la rencontre avec l’autre pour atteindre  cette virtuosité dans des prestations audacieuses, singulières, émouvantes.

Dans le spectacle « Foreshadow » il propose aux sept danseurs- circassiens qui l’accompagnent de se confronter à un mur de six mètres de haut  pour en faire leur partenaire de jeu. Ils vont aller s’y cogner avant de rebondir sur le plateau et d’entreprendre une chorégraphie originale dans laquelle ils se tiennent par la main, se détachent, se repoussent, s’enlacent, opèrent une chaîne. Toujours dans un rythme de mouvement perpétuel, fluide, rapide que soutient la musique rock. Quand ils se retrouvent au pied du mur c’est pour de livrer à des acrobaties où les corps se superposent, les uns devenant  le support de l’autre  opérant des jeux d’équilibre, s’agrippant au mur pour l’escalader à l’aide ce l’un ou de l’autre prêt à le soutenir dans ses tentatives. Leurs prestations sont remarquables dans leur façon de défier la gravité avec ténacité et avec ce sens d’une complicité indéfectible qu’ils manifestent entre eux et qui permet la réussite de ces étonnantes figures acrobatiques.

Marie-Françoise Grislin

Représentations des 30 mai et 7 juin au MAILLON

Les autres enfants de Dune

Plusieurs ouvrages reviennent sur la dynastie des Saoud

Une terre recouverte de sable et qui regorge d’une substance nécessaire au monde entier. Un peuple de nomades du désert ayant pris le contrôle de cette terre et noué un pacte avec la puissance impériale régissant ce monde.


Le président américain Joe Biden et le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane, le 15 juillet 2022 à Jeddah (Arabie saoudite) Saudi Royal Palace/AFP / Bandar AL-JALOUD

Vous n’êtes pas dans Dune mais en Arabie Saoudite. L’histoire récente de ce pays aux 20e et 21e  siècles, ce pays passé à la vitesse de la lumière du désert à la démesure, de la pauvreté à l’organisation de l’évènement le plus médiatique du monde, la coupe du monde football en 2034, a quelque chose de profondément cinématographique. Une histoire qui se résume à une famille, les Saoud qui, depuis son fondateur jusqu’à son lointain héritier, personnifie l’évolution de ce pays à qui – chose unique – elle a donné son nom.

Deux hommes qui, pour reprendre le titre du livre du Rudyard Kipling, voulurent être rois et le devinrent ou pour le second, est en passe de le devenir. Et pour comprendre ces deux hommes, il faut se pénétrer de ce commentaire qu’Ibn Saoud fit à Harold Dickson, colonel britannique et futur représentant de l’Iraq Petroleum à propos de la question palestinienne : « Nous autres Arabes, de par notre nature, pouvons céder corps et âme devant un acte de bonté, mais devenons les ennemis implacables et pour toujours de ceux qui nous traitent durement ou injustement »

Instruit de cette maxime, le lecteur peut donc entrer dans ces deux livres passionnants et en premier lieu celui que Christian Destremau, auteur désormais expert de cette péninsule arabique qu’il connaît bien, consacre à Abdelaziz Ibn Saoud, le fondateur de l’Arabie Saoudite. Un homme descendant de la dynastie régnante du premier État saoudien et véritable personnage de roman qui d’ailleurs suscita les éloges de bon nombre d’écrivains à commencer par Joseph Kessel qui voyait en lui un « géant invincible, souverain de génie qui a forgé son empire et sa gloire par le fer, le feu et la foi ».

Car il faut bien reconnaître qu’il y a une part de vérité dans les mots de l’auteur des Cavaliers et Christian Destremau s’emploie dans une langue pleine de rythme qui colle d’ailleurs parfaitement à la destinée d’Ibn Saoud de nous raconter la jeunesse de ce dernier, la conquête de la péninsule arabique et la proclamation du royaume d’Arabie Saoudite en 1932 tout en débarrassant le monarque des mythes qu’il s’est plu à entretenir avec cette capacité reconnue de tous de subjuguer ses auditoires grâce à sa maîtrise incomparable du verbe.

Franklin Delano Roosevelt et le Roi Ibn Saoud sur l’USS Quincy, 14 février 1945
Photograph from the Army Signal Corps Collection in the U.S. National Archives.

Un livre qui est également, à travers la figure du roi, une magnifique histoire de la péninsule arabique durant la première moitié d’un 20e siècle arabe qui s’est trop souvent résumé, dans l’historiographie occidentale, à celle des Hachémites et de Lawrence d’Arabie. L’auteur met ainsi en lumière d’autres figures telles que celle de Harry St. John Philby, le père du futur espion soviétique et conseiller d’Ibn Saoud ou de William Eddy, représentant américain qui noua lui-aussi une relation très proche avec le roi pour expliciter la perte progressive de l’influence des Britanniques dont Ibn Saoud fut « l’ami des jours sombres » au profit des Américains. Car sous les pieds du roi d’Arabie Saoudite dormait un trésor : le pétrole. Et en homme d’État avisé, Ibn Saoud eut l’intuition, pendant le second conflit mondial, que les Etats-Unis allaient être la puissance dominante à même de lui garantir cette stabilité qu’il poursuivit toute sa vie pour son pays quitte à transiger sur la question palestinienne. Une alliance symbolisée par la rencontre avec Roosevelt sur l’USS Quincy dont l’auteur nous rappelle cependant que le « pacte du Quincy qui aurait une alliance à long terme entre les deux pays, et qui aurait été renouvelé quelques décennies plus tard n’a jamais existé ». Il s’agissait plutôt d’une relation personnelle qui allait déboucher sur l’intensification des relations entre les deux pays.

Un siècle après les premiers exploits d’Ibn Saoud, d’autres connaisseurs de cet Orient compliqué, les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot, auteurs d’enquêtes journalistiques sur le Qatar ou Ben Laden tentent dans leur dernier ouvrage de percer le mystère MBS, initiales de Mohamed Ben Salmane, le prince héritier d’Arabie Saoudite et fils du roi Salmane, lui-même fils d’Ibn Saoud. Un prince-héritier qui souhaite faire entrer l’Arabie Saoudite dans le 21e siècle. Celui que les deux auteurs qualifient de « Janus » du Moyen-Orient est l’homme de tous les paradoxes et de tous les changements. Terminé l’alliance du sabre et du Coran, place à celle du sabre pour abattre ennemis, journalistes impies, princes rebelles ou Etats rivaux et du carnet de chèques pour construire The Line, cette ville futuriste ou bâtir un soft power à base de sport et de culture, s’inspirant en cela du voisin émirati dont le cheikh Mohammed Ben Zayed Al Nayhane fut le mentor du jeune prince avant que ce dernier ne s’en affranchisse.

Les deux journalistes tracent ainsi le portrait de celui qui a brisé la tradition adelphique instauré par son aïeul, Ibn Saoud dont il demeure un grand admirateur, qui fut ministre de la Défense et président du conseil suprême d’Aramco, le géant pétrolier. Un homme complexe, réservé, travailleur formé par un père qui « lui inculqua les valeurs de l’autorité et de l’effort » et qui se prépare depuis longtemps à un destin qui n’était pas forcément évident mais qu’il a su forcer. « Dans le royaume, MBS cultive l’image d’un prince combattant qui n’a pas froid aux yeux et que personne n’impressionne, pas même la république islamique » d’Iran. Un pays qu’il n’hésita d’ailleurs pas à affronter indirectement au Yemen dans cette volonté de remodeler les rapports de force au Moyen-Orient quitte à rééquilibrer ses relations avec les États Unis, se permettant même le luxe d’humilier ces derniers en octobre 2022 en décidant de réduire à l’OPEP la production de pétrole. Façon de réaffirmer, d’une certaine manière, que Dune appartient aux Fremen.

Par Laurent Pfaadt

Christian Destremau, Ibn Saoud, Seigneur du désert, roi d’Arabie
Chez Perrin, 384 p.

Christian Chesnot, Georges Malbrunot, MBS, enquête sur le nouveau maître du Moyen-Orient
Chez Michel Lafon, 272 p.

La République, c’est moi !

Derniers jours de l’exposition Sacrilège ! aux archives nationales

En ces temps de dissolution et de remise en question de l’autorité de l’État, une petite visite dans la très belle exposition des archives nationales s’imposait. Près d’une centaine d’œuvres et d’archives inédites viennent ainsi questionner 2500 ans d’histoire du blasphème, du sacrilège et du rapport de ce dernier avec l’État. Elles dessinent une magnifique fresque historique du suicide de Socrate à l’assassinat de Samuel Paty en passant par le concordat de 1801 et la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905). Et pour illustrer ce propos, les archives ont dévoilé quelques-uns de leurs innombrables trésors, des parchemins médiévaux au testament olographe de Louis XVI daté du 25 décembre 1792.


Le visiteur constate ainsi la lente mutation de ces concepts et notamment celui de blasphème sous les rois de France. S’appuyant sur cette note de Guillaume Nogaret, conseiller du roi Philippe le Bel, présentant les charges pesant sur Bernard Saisset, évêque de Pamiers, les commissaires de l’exposition rappellent ainsi qu’« offenser Dieu, c’est offenser le roi, protecteur de la foi et de l’Eglise ».

L’expulsion des jésuites va pourtant progressivement infléchir le rapport de force en faveur des philosophes des Lumières et désacraliser le roi. Après la révolution française et la mort du roi, le blasphème se maintint dans la République avec notamment la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 affirmant dans son article 26, le délit d’offense du président de la République qui remplaçait un délit d’outrage lié à la morale publique et religieuse. « Ce texte constitue encore de nos jours une des pierres angulaires de l’esprit des lois de la République » écrit ainsi Jacques de Saint Victor, professeur des universités en histoire du droit et des institutions et commissaire de l’exposition dans le très beau catalogue qui accompagne cette exposition et tient véritablement lieu de livre d’histoire sur le rapport entre pouvoir et religions, et sur la laïcité.

Cette dernière traverse bien évidemment l’exposition notamment dans sa dernière partie où, à partir des années 1980, on constate un retour en force dans le débat médiatique français, de la question du blasphème portée par des associations religieuses intégristes. Et nos commissaires de se demander s’il est encore possible, aujourd’hui, de trouver un « sacré commun ».

L’avenir post 7 juillet nous le dira…

Par Laurent Pfaadt

Sacrilège ! L’État, les religions et le sacré, archives nationales jusqu’au 1er juillet 2024

A lire le catalogue de l’exposition par Amable Sablon du Corail, Jacques de Saint Victor, Nathalie Droin et Olivier Hanne publié aux éditions Gallimard, 192 p. 2024

24 heures du Mans 1975-1978

Tandis que le 16 juin dernier triomphait sur l’asphalte du circuit du Mans la team Ferrari AF Corse, une drôle de voiture attirait tous les regards : la BMW M Hybrid V8 décorée par l’artiste plasticienne éthiopienne Julie Mehretu. Près d’un mois auparavant, elle était présentée sous les vivats au Centre Pompidou, rien que cela !


BMW Art Car Frank Stella, 1976

Cette BMW n’est autre que le 20e modèle de ce qu’on appelle l’Art Car, une tradition remontant à 1975 lorsque Hervé Poulain, commissaire-priseur et pilote amateur, convainquit BMW de réaliser une voiture décorée par les plus grands artistes de leur temps, sans logo ni marque. Il rencontra ensuite le sculpteur et peintre américain Alexander Calder et le convainquit de réaliser la première BMW Art Car.

L’art au service de la vitesse et vice-versa allait séduire outre Alexander Calder, Frank Stella, Roy Lichtenstein ou le  mythique Andy Warhol. C’est ce que nous racontent magnifiquement dans ce nouvel opus des 24 heures du Mans, Christian Papazoglakis, auteur des opus précédents et d’un très beau Senna, et Denis Bernard, scénariste entre autres d’un Fangio et d’un Pescarolo pour les Dossiers Michel Vaillant. Il y assurément du Michel Vaillant dans ces pages avec ces visages de pilotes où se lit la peur ou ces dépassements tout en fureur. Car derrière le volant de notre petit bijou à moteur s’installe Sam Posey, vainqueur des 12 heures de Sebring cette même année au volant d’une BMW. Il remportera la course en 1976 avec la BMW Art Car blanche et noire de Frank Stella.

Que le passionné de courses automobiles se rassure : il croisera bien évidemment au détour d’un virage et dans le paddock, Jacky Ickx et Jean-Pierre Beltoise, vainqueurs dans leurs catégories et vibrera tout au long de ces courses indécises des 24h du Mans de la fin des années 1970. Catalogue d’exposition dessiné autant que récit de courses, cet album constitue cependant un pas de côté en dessinant de merveilleux ponts entre art et course automobile et montre un peu plus que les voitures peuvent être de véritables œuvres d’art. Et puis quel plaisir de revoir ces 3.0 CSL qui demeurent certainement parmi les plus beaux modèles jamais conçus par BMW et restent, cinquante-deux ans après leur lancement, les plus chers du constructeur allemand !

Par Laurent Pfaadt

Christian Papazoglakis, Denis Bernard, 24 heures du Mans 1975-1978, l’Art dans la course
Glénat, 48 p.

Goulag football club

Tandis qu’approche la conclusion du championnat d’Europe de football, il y a un siècle, un homme porta le football soviétique avant d’en être la victime. Méfiants vis-à-vis de ce sport considéré comme petit bourgeois, les bolcheviks, après leur prise du pouvoir en 1917, comprirent très vite que le football pouvait rallier à eux les masses. Il leur fallait pour cela des symboles, de nouveaux héros soviétiques. Et c’est en Nikolaï Starostine qu’ils trouvèrent leur nouveau Stakhanov. Starostine fonda ainsi en 1922 le club du Spartak de Moscou dont il dessina le logo. Le football devenant populaire, il suscita très vite des convoitises et de nouveaux clubs virent le jour notamment le Dynamo Moscou contrôlé par le NKVD et le terrible Lavrenti Beria qui vit d’un mauvais œil la réussite d’un Spartak que Starostine entraînait depuis le terrain et dirigeait. Son sort fut ainsi scellé et en 1942, Starostine et ses frères furent arrêtés. Après deux années passés à la sinistre prison de la Loubianka, Nikolaï Starostine fut expédié au goulag. Il n’en ressortit que dix ans plus tard, après les morts de Staline et Beria, et retrouva son poste au Spartak.

François Guéroult, journaliste à France Bleu Orléans nous raconte ce destin hors du commun et oublié dans cette biographie qui mêle sport et histoire et se lit comme un roman, certains personnages ayant été inventés pour les besoins du récit. A l’instar d’un Matthias Sindelar, Nikolaï Starostine demeura ainsi l’un de ces héros du ballon rond qui jouèrent, malgré eux, sur le terrain de la grande histoire et furent piégés par le hors-jeu des totalitarismes.

Par Laurent Pfaadt

François Guéroult, Goulag football club
Éditions Infimes. 184 p.

Nero

La trilogie de Nero, ce guerrier arabe marqué du signe d’Iblis, le Djinn du feu, arrive enfin à sa conclusion et le lecteur, enchanté par les deux tomes précédents, ne sera pas déçu. La troupe de nos héros constituée de Nero, la guerrière nizarite membre de la terrible secte des Assassins, Renaud ce commandant franc et cet énigmatique croisé arrivent à Damas où doit se jouer le sort du monde. Cette alliance improbable entre chrétiens et musulmans et de ces deux têtes brûlées qui marche  assez bien, doit combattre les djinns et leurs armées de morts-vivants, aidée pour l’occasion de Shirkuh, seigneur de Damas qu’il a fallut convaincre.

Une fois de plus, un magnifique ballet graphique de bleus, de verts et d’oranges plonge immédiatement le lecteur dans cette atmosphère historico-fantastique où il se pénètre de dessins qui restituent la beauté de la civilisation islamique avec notamment un très beau travail réalisé sur les chevaux. Au fur et à mesure qu’approche l’affrontement final s’engage alors une course contre la montre parallèle magnifiquement mis en scène où d’un côté Nero et le chevalier franc se rendent à la grotte du sang pour abattre Iblis tandis que Renaud et la nizarite affrontent l’armée des morts.

Les masques tombent et entre démons et chevaliers se joue alors le sort du monde. En parfaits marionnettistes, les frères Mammucari concluent ainsi de la plus belle des manières l’une des plus belles séries BD de ces dernières années qui devrait, murmure-t-on dans les ruelles d’une Samarcande dévoilée sur l’une des planches, connaître une suite.

Par Laurent Pfaadt

Emiliano et Matteo Mammucari, David Gianfelice, Matteo Cremona, Nero, Tome 3 djihad
Aux éditions Dupuis, 144 p.

L’adieu aux larmes

Le 30 mai 1975, le pianiste Arthur Rubinstein donne son dernier concert en Pologne. Un disque d’une beauté inouïe

Lodz, 30 mai 1975. Dans cette ville, cette Manchester polonaise, naquit en 1887 un gamin qui allait conquérir le monde. Quatre-vingt huit ans plus tard, ce même gamin, cet enfant prodige qui donna ici, à 7 ans, son premier concert et célébra Chopin dans le monde entier, est de retour chez lui. Arthur Rubinstein s’assoit alors devant son piano et de ses doigts, distille pour la dernière fois, devant un public ravi, sa magie musicale.

Ce concert est rythmé par deux concertos. Le deuxième de Chopin, ce cher Chopin dont il fut l’un des plus beaux, l’un de ses plus intenses interprètes au siècle dernier. Magnifique, impérial, grandiose comme d’habitude. Puis vient l’autre empereur, le cinquième concerto de Beethoven, pareil à un chant d’adieu à sa patrie, comme un ami qui s’éloigne doucement et qu’on a aimé plus que tout. Le second mouvement est d’une émotion à vous tirer des larmes. Les deux concertos sont encadrés par une Polonaise, celle qui danse amoureusement avec le génie depuis des décennies. Elle est tantôt blonde comme la lumière de ses interpérations, tantôt noire comme la nuit de ses nocturnes inoubliables qui renferment à jamais l’intimité de nos rencontres. En deux CD, tout Rubinstein est ici réuni : virtuosité, générosité et émotion. Dernière note jouée. Un silence puis des vivats qui montent dans l’air. Le roi de Pologne se lève, salue puis quitte sa terre natale. Il n’y reviendra plus.

Un disque pour l’histoire.

Par Laurent Pfaadt

Arthur Rubinstein, Last Concert in Poland, Frederick Chopin
Institute label, 2 CD

Jeu de masques lumineux à l’ombre du château d’If

L’opéra de Marseille présentait un Ballo di Maschera de Verdi très réussi

Voilà plus de seize ans que cet opéra créé par Giuseppe Verdi en 1859 n’était pas revenu à Marseille. S’inspirant de l’assassinat du roi de Suède Gustave III lors d’un bal masqué à l’opéra royal de Stockholm en 1792, il reste cependant moins connu que La Traviata ou Luisa Miller. Dommage car il peut être considéré comme l’un des plus beaux, musicalement parlant, du compositeur italien, Olivier Bellamy, directeur artistique de Marseille Concerts, le considérant à juste titre comme « un diamant qui brille de tous ses feux, et transporte le cœur de tous les publics ».


Cela fut effectivement le cas sur la scène de l’opéra de Marseille.

Enea Scala et Chiara Isotton
copyright Christian Dresse

La mise en scène assez traditionnelle se fond parfaitement dans ce jeu de masques. Elle a quelque chose de délicieusement suranné, très stendhalien qui plonge immédiatement le spectateur dans une atmosphère où il pressent le drame à venir. Il y a dans l’air un souffle viscontien. Les robes virevoltent comme les destins où la comédie et la facétie incarnées par le merveilleux personnage du page Oscar, sorte de Papageno verdien alternent avec la tragédie d’un assassinat politique sur fond de haine amoureuse annoncé par une magicienne tiré d’un jeu de tarots, entre la Médée de Cherubini et le Commandeur de Mozart. Une histoire de vengeance très dumasienne à l’ombre d’un château d’If, haut-lieu des aventures du comte de Monte-Cristo.

Bien évidemment ce bal masqué ne serait rien sans des voix capables de distiller le vrai du faux. Et il faut dire qu’ici la distribution ne souffrit d’aucune faiblesse. Si le rôle titre, celui de Gustave III est parfaitement tenu par un Enea Scala qui a parfaitement pris la mesure du rôle et offre un merveilleux contrepoint au baryton Gezim Myshketa, impeccable en comte Anckarström, la beauté de cet opéra tient surtout à celle des voix féminines. Et en premier lieu Chiara Isotton, parfaite en  Amelia avec sa voix puissante et émotive qui, deux ans après sa magnifique Elisabeth de Valois triompha une nouvelle fois sur son terrain de jeu favori et n’est pas sans rappeler la soprano américaine Angela Meade. Maniant aussi bien le ut que le soupir et arrachant au public de nombreux « Bravo ! », son duo d’amour à l’acte II – « Oh, qual soave brivido » – restera assurément le point d’orgue de cette soirée. Une voix qui s’inséra dans un merveilleux jeu scénique emprunt à la fois d’une profonde retenue et d’une noblesse bafouée que l’on imagine parfaite dans la Marie Stuart de Donizetti. Il ne faudrait cependant pas oublier Sheva Tehoval, magnifique soprano colorature qui illumina avec son timbre lumineux et cristallin, cet opéra. Lauréate du concours reine Elisabeth en 2014, Sheva Tehoval distilla un belcanto remarquable qui enchante d’ailleurs depuis près de dix ans de nombreux théâtres et devrait assurément gagner en notoriété dans les années à venir.

Final copyright Christian Dresse

Restait alors à l’orchestre placé entre les mains du maestro Paolo Arrivabeni dont les Marseillais se souviennent encore avec émotion de son Simon Boccanegra en 2018 de mettre en magie ce bal masqué, ce qu’il fit avec brio notamment dans les déploiements du motif par les bois à l’acte II. Restant à l’écoute des voix et tenant la bride à un cheval musical qui libéra quelques moments de grâce notamment ces hennissements de violoncelle au troisième acte, le chef d’orchestre conduisit  parfaitement le tempo d’un bal masqué où vengeance et amour ne firent qu’un et de cet opéra plein de couleurs et de vie.

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez la programmation de la nouvelle saison de l’opéra de Marseille sur : https://opera.marseille.fr/programmation

Aristides de Sousa Mendes, le juste de Bordeaux

Juin 1940. Alors que les Allemands se rapprochent d’une Bordeaux devenue la capitale d’une France défaite et d’une république assassinée par le maréchal Pétain, un homme se démène pour que brille dans la nuit du nazisme la lumière de l’humanité. Son nom : Aristides de Sousa Mendes, consul du Portugal.


Dans ce livre publié une première fois en 1998, José-Alain Fralon, ancien grand reporter au Monde, trace le portrait de cet homme d’exception, l’un de ces quelques diplomates qui ont fait passer leur conscience avant leur obéissance. 

Revenant sur ses origines familiales dont le frère César fut ministre des affaires étrangères dans le premier gouvernement Salazar en 1932, l’auteur dépeint un aristocrate catholique épris d’humanité envers les plus pauvres, envers ceux que le destin n’a pas favorisé. Plutôt complaisant à l’égard de la dérive fascinante de Salazar, Sousa Mendes enchaîne plusieurs postes diplomatiques à Zanzibar ou en Belgique avant d’arriver à Bordeaux fin septembre 1938.

C’est là qu’il va « y rencontrer son destin » écrit l’auteur. Alors que la guerre fait rage et que la France vient de s’effondrer, il a une révélation : sauver ceux qui fuient les nazis et notamment les juifs. Allant à l’encontre de sa hiérarchie et touché par toutes ces souffrances, il va, aidé du rabbin d’Anvers, Jacob Kruger, accorder de nombreux visas à des juifs persécutés tandis qu’à quelques rues de là, un autre homme, le plus illustre des Français, s’apprête à emporter l’histoire et le destin de la France de l’autre côté de la Manche. « Mon attitude était uniquement inspirée par des sentiments d’altruisme et de générosité dont les Portugais, pendant leurs huit siècles d’histoire, ont su si souvent donner d’éloquentes preuves » dira-t-il plus tard. Parmi eux, l’acteur américain Robert Montgomery, future star des Sacrifiés de John Ford avec John Wayne, des membres de la famille des Habsbourg, un ministre belge et surtout de nombreux anonymes juifs qui, pour la plupart, vont échapper, grâce à lui, aux camps de la mort.

S’appuyant sur de nombreux témoignages y compris ceux de Sousa Mendes et de sa famille, l’auteur retranscrit parfaitement cette course contre la montre qui s’engagea au mois de juin 1940 entre des Allemands prêts à faire main basse sur la France, un consul signant des centaines de visas et son gouvernement tentant de l’arrêter.

Aristides de Sousa Mendes décéda en 1954 dans la pauvreté après avoir subi la vindicte du dictateur Salazar à qui il désobéit. Il fallut attendre 1966 pour qu’il soit reconnu juste parmi les nations puis 1988 pour que son pays, le Portugal, reconnaisse enfin le héros qu’il fut. Ce livre lui rend le plus beau des hommages et montre que la justice de l’histoire est plus forte que celle des hommes fussent-ils dictateurs.

Par Laurent Pfaadt

José-Alain Fralon, Aristides de Sousa Mendes, le juste de Bordeaux
Bouquins, Mollat/Robert Laffont, 192 p.

Time is out of joint

Groupe 48 de L’Ecole du TNS

En ces temps bouleversés, l’engagement, la détermination des jeunes acteurs nous a bouleversés, galvanisés,  redonné confiance dans cette jeunesse qu’on dit parfois et même trop souvent
« dépolitisés ». Il n’en est rien et ils en donnent la preuve d’une manière éclatante.


© Jean-Louis Fernandez

En partant du personnage d’Hamlet, ce célèbre héros du non moins célèbre Shakespeare ils nous ont entraînés par des chemins bien balisés marqués par leur connaissance de la pièce et d’une façon plus générale de l’histoire à une réflexion approfondie sur ce qu’est le temps de la vie, et sur ce temps immémorial qui est celui de l’humanité, sur le fait que  nous sommes les héritiers de tous ceux qui l’ont constituée. Impossible donc d’échapper à ce qu’on leur doit, eux qui, comme des spectres nous habitent, à qui nous sommes redevables de ce que nous sommes aujourd’hui et de ce que nous deviendrons demain.

Les prises de parole sont nombreuses pour nous faire prendre conscience de tout cela, on les entend de la bouche des principaux personnages de la pièce, Claudius, Hamlet, Gertrude, Ophélie entre autres et Horacio, le survivant, porteur de la mémoire et de la clarification. Difficile d’y échapper tant chacun les prononce avec force et parfois violence, les soulignant par une gestuelle qui les propulse jusqu’à nous  sans ménagement.

Un spectacle qui n’hésite à être didactique, comme le soulignent l’apport de la vidéo pour montrer en gros plan les visages de ces protagonistes d’une terrible et exemplaire histoire, les projections de nombreuses inscriptions porteuses de réflexions à enregistrer et méditer, le déploiement de  bannières  aux notables formules  engagées. Sans oublier  le texte de Maria Sandoval distribué à tous  pour éclairer les références qui parsèment le spectacle .

C’est un spectacle généreux qui ne nous laisse pas au bord du trottoir tant il nous interpelle, s’inscrit en nous, nous redonne de l’assurance, nous convint de faire équipe, comme ils le font, pour lutter.

Mise en scène de Sarah Cohen

De et avec :

Miléna  Arvois, Judy Mamadou Diallo, Thomas Lelo, Steve Mégé, Gwendal Normand, Maria Sandoval, Ambre Shimiziu.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 24 juin au TNS