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Dieu au piano

lisztA l’occasion du 130e
anniversaire de la mort de
Liszt, retour sur un génie

Assis sur son trône de pierre
qui surplombe la façade de
l’académie de musique de
Budapest qui porte son nom,
la fameuse Zeneakademia,
Franz Liszt jette un regard
impérieux vers ce Danube qui
a irrigué la musique classique
depuis plusieurs siècles et a
contribué à diffuser son génie
dans l’Europe entière.

C’est à Dobrojan dans la partie hongroise de l’empire d’Autriche que
naît en 1811, Franz Liszt. Très jeune, il montra des dispositions
exceptionnelles au piano et il n’a que onze ans lorsque sa famille
s’installe à Vienne où il suit les cours d’Antonio Salieri. Enfant
prodige, il voyage ensuite longuement en Europe. A Paris, outre les
grands noms de la musique, il fit l’une des plus importantes
rencontres de sa vie : celle de Marie d’Agoult, son grand amour qui
lui donna trois enfants dont Cosima, la future épouse de Richard
Wagner, traçant ainsi de façon indélébile la relation musicale entre
les deux hommes.

A Weimar où il s’installe en 1848, le pianiste se mue en compositeur.
« Pour moi, Liszt appartient à Weimar qui, plus qu’aucune autre ville, lui
donna cette tribune où il put exprimer tout son génie de pianiste, de chef
mais également où il put affirmer sa personnalité »
affirme à juste titre
Kirill Karabits, chef d’orchestre de la Staatskapelle de Weimar. A
Weimar virent le jour notamment les deux concertos pour piano, la
Faust-Symphonie et surtout la sonate en si mineur, point d’orgue
d’une œuvre qui révolutionna le piano et n’eut d’équivalent que celle
de Beethoven dont il fut d’ailleurs l’un des promoteurs. « Nous
pouvons voir dans ses pièces pour piano combien il explora les possibilités
de l’instrument dans sa globalité, atteignant des proportions inégalées
jusque-là. Qu’il s’agisse du son, de la technique, de la palette d’expressions
ou de ses dynamiques, Liszt repoussa les limites de l’instrument dans un
processus de transformation du piano et de son « monde » qui mena à nos
critères modernes »
relève le pianiste Andrei Gavrilov.

Mystique, Liszt multiplia les séjours à Rome et rejoignit l’ordre
franciscain. Avec la ville du pape, Liszt partagea son temps entre
Weimar et Budapest. Puis le compositeur devint pédagogue en
enseignant à l’académie de musique de Budapest qu’il contribua à
fonder en 1875 et qui porte son nom aujourd’hui. L’aura du
compositeur nimbe toujours cette magnifique salle de concert
d’inspiration art nouveau, à l’acoustique exceptionnelle qui vit
passer Bela Bartok, Zoltan Kodaly ou Georg Solti, et qui continue
d’inspirer les musiciens qui s’y produisent. Ainsi Miranda Liu,
concertmaster du Concerto Budapest Symphony Orchestra, l’un des
grands orchestres de la capitale hongroise rappelle que jouer « à la
Zeneakadémia la musique de Liszt qui fonda l’institution est quelque
chose d’unique car sa musique contient tellement de poésie, une
profondeur musicale immense et une grande spiritualité ». 
Ces
sentiments sont d’ailleurs partagés par de nombreux musiciens
ayant interprété cette musique exigeante où les changements de
rythme sont permanents et où la lumière qui s’en dégage ne
s’obtient qu’après avoir vaincu moult difficultés. Ainsi dans le 2e
concerto pour piano, « la grande difficulté est de se sentir à l’aise dans
les transitions »
rappelle Monia Rizkallah, second violon à l’opéra de
Berlin. 

Le génie s’éteignit à Bayreuth en 1886 au lendemain d’une
représentation du Tristan et Isolde de Richard Wagner. Alors que
résonnaient encore les dernières notes de l’une des plus belles
histoires d’amour de l’humanité, les muses venaient de rappeler leur
protégé.

Laurent Pfaadt

L’exil, cette torture permanente

Photo by Atelier Reich © Stefan Zweig Centre Salzburg
Photo by Atelier Reich © Stefan Zweig Centre Salzburg

Les quatre dernières années
de l’écrivain Stefan Zweig.
Magnifique

Le 22 février 1942 à
Petrópolis, sur les hauteurs de
Rio de Janeiro, cette ville qui
l’avait jadis émerveillée,
Stefan Zweig se suicide en
compagnie de sa compagne,
Charlotte Elisabeth Altmann,
de trente ans sa cadette. Le
grand écrivain autrichien,
symbole même de cette
Mitteleuropa, ce creuset
artistique majeur d’Europe
centrale, ami de Sigmund Freud, d’Arthur Schnitzler ou d’Emile
Verhaeren mit ce jour-là un terme définitif à un exil qui l’aura
conduit de l’Autriche à Londres puis sur le continent américain. C’est
ce que raconte George Prochnik dans son magnifique ouvrage.

Le livre de George Prochnik, ancien professeur de littérature
américaine à l’université de Jérusalem est une course effrénée vers
l’abîme, une fuite en avant intellectuelle, un sentier incertain dont
Zweig n’a jamais vu le bout et dont il devint le Sisyphe. Concentré
sur les quatre dernières années de sa vie avec des incursions dans la
jeunesse de l’auteur de Marie Stuart ou de Fouché, l’ouvrage suit un
Zweig en proie au doute, à la mélancolie, à la dépression. Partout, la
guerre, la barbarie et la mort le poursuivent, le hantent telles trois
parques. En Espagne, elles sont là. En France, elles détruisent ce
pays qu’il aimait, ce pays où il était venu faire l’éloge du pacifisme,
cette France de Jean-Christophe, le roman de son ami Romain
Rolland.

A New York qu’il n’aime pas, il repense à ces villes,  à ce continent
qu’il a laissé derrière lui et qui se meurt, à ces cafés de Vienne, de
Budapest ou de Zürich où il aimait rencontrer ses amis mais aussi
ces étrangers qui lui rappelaient combien il était un grand écrivain. Il
y a un plaisir non dissimulé à se replonger dans le bouillonnement
intellectuel de cette Vienne d’avant la catastrophe et d’y découvrir
quelques anecdotes cocasses comme la rencontre de Stefan Zweig
avec Elias Canetti. L’exil l’enferme dans une forme de claustrophobie
et la gloire qu’il transporte avec lui ne parvient jamais à l’apaiser. Elle
n’est qu’ « un poudroiement né d’un battement d’aile ».

Ses trois parques ne lui laissèrent aucun répit. Même un océan ne
suffit pas à les arrêter. Elles revinrent le hanter, lui rappeler son
monde d’hier. Prochnik, qui a eu accès à la correspondance de
l’écrivain, montre à juste titre la torture que représente le
déracinement pour celui qui n’a plus de patrie, pour celui qui a dû
fuir sa maison, sa famille, sa réputation, sa vie. Elle offre une terrible
résonance à tous ceux qui prennent le chemin de l’exil, sur ces
routes balkaniques incertaines ou dans des embarcations de
fortune. « L’histoire de l’exil de Zweig (…) me permet de dérouler comme
un tableau vivant, les étapes du parcours de tout réfugié fuyant un état
meurtrier. Elle m’intéresse parce qu’elle révèle les nombreuses questions
que l’exil ne résout pas, même quand la liberté est retrouvée »
écrit
George Prochnik. A Alep, Mossoul ou Damas, on acquiesce.

George Prochnik,
l’Impossible exil, Stefan Zweig et la fin du monde,
Chez Grasset, 2016

Laurent Pfaadt

La braise de la littérature hongroise

maraiPlusieurs romans de Sandor Marai
hongrois ressortent en poche

Très largement méconnu du grand
public, Sandor Marai (1900-1989)
demeure l’une des figures de proue
de la littérature hongroise durant cet
entre-deux guerres qui vit la Hongrie
devenir après le traité de Trianon et
le démembrement de l’empire
austro-hongrois, un état
indépendant. Cette époque resta
marquée par l’instauration en 1919
de la république des conseils,
d’inspiration communiste, écrasée par le régime autoritaire de
l’amiral Horthy qui devait régner sur la Hongrie pendant près de
trente ans.

Dans ce monde qui n’est plus tout à fait celui d’hier tout en portant
en lui la gestation de celui de demain et qui s’avéra bien pire encore,
Sandor Marai a construit une œuvre littéraire qu’il nous ait possible
de relire en poche. Souvent comparé à Stefan Zweig dont il finit par
épouser le destin funeste, Marai est d’abord un admirable analyste
des mœurs bourgeoises de son époque. Issu lui-même de la
bourgeoisie de cette Hongrie de Trianon, c’est-à-dire provenant d’un
territoire perdu, Kassa (aujourd’hui Kosice en Slovaquie), sa plume
plonge au plus profond de sa condition pour l’analyser, la
décortiquer. Ainsi, dans Métamorphoses d’un mariage (1980), il met
en lumière cette volonté manifestée par la bourgeoisie de conserver
sa place dans cette société en mouvement de l’entre-deux guerres.
Les Braises, roman écrit en 1942 et qui a permis en France et dans le
monde de redécouvrir son œuvre, met le doigt sur cette
structuration de la société hongroise en opposant les deux héros
dont l’amitié s’est muée au fil du temps en rapport de classes. Cette
analyse lui valut d’ailleurs les foudres d’un Thomas Mann puis des
communistes, maîtres de la Hongrie à partir de 1948, qui en firent
l’archétype de l’écrivain bourgeois décadent.

On a parfois rangé Marai dans la catégorie des écrivains de la
Mitteleuropa mais pour de mauvaises raisons car même s’il a vécu
dans cette Europe centrale de la première moitié du 20e siècle, il a
surtout su comme certains de ses contemporains (Schnitzler,
Canetti) scruter les rapports humains et cette violence
psychologique qui les régentent. Voilà pourquoi ses romans se
réduisent souvent à des conversations comme cette magnifique
Conversation de Bolzano (1940) construite autour d’un triptyque
(Casanova qui vient de fuir Venise, le vieux comte de Parme et sa
jeune épouse Francesca).

Ayant été confronté aux deux totalitarismes du 20e siècle, Sandor
Marai a livré à la postérité plusieurs récits notamment Ce que j’ai
voulu taire
, inédit découvert en 2013. Centrées autour de deux dates
majeures, l’entrée des troupes nazies dans Vienne le 12 mars 1938
et le 31 août 1948, date de son départ, ces mémoires fouillent les
tréfonds de la société de cette Hongrie qui « n’était pas plus
antisémite qu’il ne le fallait »,
qui conduisit plus de 500 000 juifs à la
mort et qui était marquée par de profondes inégalités foncières.
Mais surtout, Marai livre ici une critique acerbe du nationalisme.
Contraint de s’exiler lors de la prise de pouvoir des communistes,
Sandor Marai ne revit jamais sa Hongrie natale, « payant de son
propre destin l’effondrement d’un monde »
selon Imre Kertesz, prix
Nobel hongrois de littérature.

Sandor Marai, les Grands Romans,
coll. La Pochothèque, le livre de poche, 2016.

Sandor Marai, Ce que j’ai voulu taire,
le livre de poche, 2016.

Laurent Pfaadt

L’homme derrière le mythe

© Hergé Moulinsart - 2016
© Hergé Moulinsart – 2016

Hergé à l’honneur d’une
magnifique exposition

On est tous entrés un
jour dans Tintin : dans un
temple inca, en
Amérique, en Chine ou
sur la lune. Pour moi, ce
fut au Tibet à l’occasion
de l’une des plus belles
histoires d’amitié que la
littérature
contemporaine ait créé.
Tintin s’aventure sur les
pentes escarpées de
l’Himalaya à la recherche de son ami Tchang qu’il a sauvé dans le
Lotus Bleu.

Cette histoire est née dans l’esprit d’un homme, celui de Georges
Rémi alias Hergé. Le père de l’un des personnages les plus célèbres
de l’histoire, dont le général de Gaulle disait à juste titre qu’il était
« son unique rival » est aujourd’hui l’objet d’une formidable
exposition au Grand Palais et d’un catalogue fort instructif. Hergé se
voulait journaliste. Il le fut à travers son héros. Entré très jeune au
journal conservateur 20e siècle, Hergé n’a que 22 ans lorsqu’il créé
Tintin dont le succès est immédiat. Et très vite, le personnage et son
créateur ne firent plus qu’un.

L’exposition ainsi que le catalogue mais aussi le film de l’exposition
signé Hugues Nancy, indissociable de l’exposition, permettent de
pénétrer la création en montrant l’élaboration des albums, qu’Hergé
réalisa seul jusqu’au Trésor de Rackham le rouge puis à la tête d’un
studio à la manière d’un grand peintre. Rubens eut Van Dyck, Hergé
a eu Edgar P. Jacobs.

Hergé, c’est d’abord un dessin, celui de la ligne claire constituée de
ce trait unique dont il fut l’inventeur. Coloriste hors pair, l’exposition
présente les magnifiques compositions du Secret de la Licorne ou le
traitement du noir dans On a marché sur la Lune qu’Hergé obtenait au
prix d’une minutie incroyable.

Tous les amoureux de bande-dessinée le savent : une belle plume ne
suffit pas, il faut également avoir une belle langue. Et c’est avec cette
dernière qu’Hergé a construit le mythe de Tintin qui l’a largement
dépassé. Car Hergé fut un formidable scénariste. Son travail dans
XXe siècle où il devait produire chaque semaine une planche avec
une chute en fit le précurseur de nos séries télévisées. Hergé
scénariste, c’est aussi comme toutes les grandes œuvres pour la
jeunesse, l’invention d’une famille avec le capitaine Haddock, le
professeur Tournesol, les Dupont et Dupond. Hergé scénariste, c’est
également des voyages au bout du monde mais également
l’incursion dans le paranormal, le mystère, les sociétés secrètes et la
science-fiction avec le voyage sur la Lune, quinze ans avant Neil
Armstrong. Hergé scénariste c’est enfin la célébration d’un monde
de solidarité et d’amitié qui a transcendé les époques, l’entre-deux-
guerres et le fascisme ridiculisé dans le Sceptre d’Ottokar puis la
seconde guerre mondiale, et d’un idéalisme à toute épreuve. En
1934, Hergé fit la connaissance de Tchang Tcheng-je, étudiant à
l’académie des Beaux-Arts de Bruxelles dont il s’inspira pour en faire
le meilleur ami de Tintin, Chang, qu’il sauva de la noyade dans le
Lotus Bleu
. Rescapé, Chang proposa alors à Tintin de l’aider qui
répliqua : « C’est que je vais peut-être courir de graves dangers ». Le
jeune chinois lui répondit alors : « A deux nous serons plus forts ». Le
trait de génie d’Hergé, au propre comme au figuré, est contenu dans
cette seule phrase. Tintin, c’est à la fois Alexandre Dumas, Jules
Verne et Victor Hugo.

Qu’on le veuille ou non, Hergé demeurera à jamais un grand écrivain.
Son incroyable travail sur la langue française a permis de réhabiliter
des mots oubliés, ces fameuses injures du capitaine Haddock qui,
grâce à lui, ont permis de redécouvrir des pans entiers de notre
histoire ou de la science et de montrer combien notre langue s’est
enrichie au fil des siècles. Mais surtout, comme dans toutes les
grandes œuvres littéraires, ces mots appartiennent à jamais à son
héros.

Depuis près de 90 ans, les œuvres d’Hergé nous accompagnent. Une
fusée rouge et blanche, une statuette à l’oreille cassée présentée
dans cette exposition, des insultes incroyables ou des cigares que
l’on envie de fumer à dix ans. Tintin au Tibet s’achève sur une case
montrant le Yéti regardant les hommes quitter sa montagne. Le
monstre a acquis un semblant d’âme, une humanité. Refermant
l’album, le lecteur âgé de 7  ou de 77 ans en est convaincu : avec
Hergé tout est possible.

Hergé, Grand Palais, Galeries nationales,
jusqu’au 15 janvier 2017

A lire : Hergé, catalogue de l’exposition,
Éditions Moulinsart,
Les éditions Rmn-Grand Palais, 2016, 35 euros.

A voir : Hergé, à l’ombre de Tintin,
film d’Hugues Nancy, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, Éditions Moulinsart, Arte France

Laurent Pfaadt

Les Noces Chymiques de Christian Rose-Croix

rcEn 1616 paraissait
en allemand, sur les
presses de Conrad
Scher à Strasbourg,
un « texte
fondamental dans
l’histoire de
l’ésotérisme
européen », ainsi que
le rappelle Christine Maillard (directrice de la MISHA) :  Les Noces
chymiques
– le titre original est Chymische Hochzeit Christiani
Rosencreutz anno 1459
.

Paru anonymement et attribué à Johann Valentin Andrea (1586-
1654), ce roman alchimique écrit à la première personne du
singulier est devenu un objet d’étude universitaire pour le moins
innovant, après avoir fasciné Goethe, Umberto Eco et bien d’autres
littérateurs. De quoi s’agit-il ? Des aventures d’un dénommé
Christian Rosenkreuz en l’année 1459, lors d’un parcours en sept
journées, qui a tout d’un voyage spirituel narré en une allégorie «
drapée dans un symbolisme alchimique », comme le souligne Jean-
Pierre Brach (EPHE, Paris), le président de séance.

Professeur d’histoire de l’art (Hear, Université de Strasbourg),
Olivier Deloignon a analysé le contexte de production et de
diffusion des Noces chymiques dans le  milieu éditorial
strasbourgeois et rappelé la figure de son éditeur, le bibliopole
Lazare Zetzner.

Stefania Salvadori s’est attaché à la personnalité de son auteur
présumé, Andreae, et à son rôle clé dans la rédaction des manifestes
rosicruciens. Virginie Pektas (Université de Bochum) rappelle que
Les Noces chymiques  ont inauguré, avec la Fama et la Confessio de
Böhme, un mouvement ésotérique dans lequel se reconnaît un
siècle déchiré par les luttes interconfessionnelles et les derniers
soubresauts du Saint Empire romain germanique.

Aurélie Choné (maître de conférences HDR en études germaniques,
Université de Strasbourg) s’est penché sur la postérité de ce texte
dans la littérature théosophique (la théosophie a été fondée à New
York en 1875), ainsi que dans l’anthroposophique de  Rudolf Steiner
(1861-1925) qui lui avait consacré une étude. Une postérité
également interrogée par le théologien Harald Lamprecht au sein
des nouvelles organisations rosicruciennes dans ce contexte de
théosophie et de haut-grade franc-maçonnique…

Quatre siècles après leur parution, les Noces chymiques suscitent
toujours de féconds échanges de savoirs émaillés d’éclats de vérités
fugaces entre les lignes de haute intensité d’un livre toujours à
écrire. Un livre aux frémissements d’ailes qui les épuiserait tous
comme il épuiserait la parole et contiendrait le monde ?

Michel Loetscher
Parution dans l’édition de novembre 2016

L’échappée américaine

doverquartetLe Dover Quartet
était en concert à
Bruxelles

Considéré comme
l’un des quatuors les
plus prometteurs, le
Dover Quartet a,
une nouvelle fois,
ravi les spectateurs venus écouter les quatre musiciens américains.
Formé en 2008, il enchaine depuis cinq ans, les tournées aux Etats-
Unis et en Europe. De passage à Bruxelles, au conservatoire royal, il
a fait, une nouvelle fois, la preuve de son immense talent.

Tout a commencé avec le 23e quatuor de Mozart que la formation a
récemment gravé sur un disque remarquable. La légèreté et la
vivacité de l’interprétation ont permis d’apprécier la parfaite
harmonie entre les différents instruments. Ce dialogue permanent
notamment dans le menuetto a mis en lumière une prodigieuse
complémentarité. Dans cette conversation musicale permanente,
l’alto de Milena Pajaro-Van de Stadt a tiré son épingle du jeu. Jamais
dominant mais omniprésent, il a semblé virevolter, tantôt taquinant
le violon, tantôt s’amusant avec le violoncelle mais sans jamais se
laisser apprivoiser. Cette interprétation constitua un bel hommage
à un ancien professeur de violon du conservatoire et mozartien de
génie, le légendaire Arthur Grumiaux.

L’Adagio pour cordes du fameux premier quatuor à cordes de
Samuel Barber constitua, à n’en point douter, le clou du spectacle.
Enigmatique, incandescent, oppressant et mystique à la fois, le
Dover Quartet restitua à merveille toute l’émotion contenue dans
cette œuvre qui va bien au-delà de la musique pour nous dire
quelque chose de la vie elle-même et de sa fugacité. Portés la
douceur infinie du violon de Joël Link qui étendit le vibrato jusqu’à
la quasi-rupture, les quatre musiciens embarquèrent les
spectateurs dans un voyage musical dont ils se souviendront
longtemps.

Il ne restait plus qu’au 13e quatuor à cordes de Beethoven de
parachever ce merveilleux concert. Dans un extraordinaire
déchaînement de passion, le Dover Quartet, porté cette fois par le
violon de Bryan Lee dans l’adagio et le violoncelle de Camden Shaw
qui sonna le tocsin de la fugue, poursuivit son incroyable histoire qui
ne s’acheva pas sitôt la dernière jouée mais se poursuivit dans
toutes les têtes et dans tous les cœurs.

Laurent Pfaadt

A écouter : Dover Quartet, Tribute: Dover Quartet Plays Mozart,
Cedille Records, 2016

Retrouvez la programmation du BOZAR sur :
www.bozar.be/fr/homepages/73642-music

Ils ont changé le monde

Kazimir Malevich, Lady at the Tram Stop, 1913-1914. Collection Stedelijk Museum Amsterdam
Kazimir Malevich,
Lady at the Tram Stop, 1913-1914.
Collection Stedelijk Museum Amsterdam

Le BOZAR consacre
une exposition
lumineuse à l’avant-
garde

Ils s’appellent Pablo
Picasso, Die Brücke,
Robert Delaunay,
Die Blaue Reiter,
Marcel Duchamp ou
Fritz Lang et leurs
réflexions
considérées à
l’époque comme
décalées ou
révolutionnaires
furent en réalité en
avance sur leur temps. Entre 1895 et 1925 et l’émergence du
Bauhaus de Walter Gropius s’élaborèrent de grandes théories
artistiques qui donnèrent naissance à des formes d’art qui allaient
changer à jamais notre approche artistique et bouleverser la
conception que les hommes eurent de leur monde, de leur
environnement et de leur société.

En mêlant comme à son habitude les esthétiques, le BOZAR a voulu
comprendre la genèse, l’élaboration de cette avant-garde mais
également sa diffusion dans l’Europe entière, de cette Allemagne au
carrefour de son histoire politique et artistique à une Russie au bord
de l’abîme en passant par la Belgique de Théo van Doesburg, la
France et une Italie où fascisme et futurisme ne firent qu’un. La
naissance et la diffusion de l’avant-garde russe est à ce titre presque
un cas d’école. Venu de la galerie Tretyakov à qui l’on doit de
magnifiques pièces, le bain des chevaux de Goncharova en 1911 offre
le témoignage d’un monde révolu traversé par une énergie féroce,
celui d’une société paysanne qui se disloque sous l’effet d’un
pouvoir primaire qui prendra la forme de la révolution bolchévique
de 1917 avec son industrialisation à outrance qui hissa en une
trentaine d’années cette société agraire où persistait le servage au
rang de première puissance économique mondiale et en modèle à
suivre et à copier.

L’avant-garde russe ou italienne, avec sa foi inébranlable dans un
progrès basé sur la machine, la vitesse et l’énergie que l’on perçoit
dans les illustrations de Mario Chiattone entraîna le monde dans un
développement urbain jusqu’à la démesure faisant des métropoles
les centres névralgiques du pouvoir humain, illustrées notamment
par un Fritz Lang dans Metropolis et plus tard par un George
Orwell. Car si l’avant-garde a changé le monde, il est légitime de se
demander s’il ne continue pas de le changer aujourd’hui, si la
direction prophétique qu’elle a indiquée aux hommes ne s’est pas
retournée contre eux. C’est peut-être cela le pouvoir de l’avant-
garde, celui dénoncé par Orwell, celui qui a libéré la Russie d’avant
1917 avant de devenir liberticide. On touche là aux limites des
idéologies lorsqu’elles fondent leurs réflexions sur des utopies qui
ne peuvent avoir de matérialisation effective. Cantonnées à l’art,
elles sont encensées. Appliquées à la politique, elles furent souvent
meurtrières.

La ville et sa place est au cœur de la réflexion de l’avant-garde. Et
très vite, les artistes ont perçu ses dangers notamment celui de
l’atomisation de l’individu que l’on trouve dans cette toile de Jakob
Steinhard ou dans ces œuvres inédites de Paul Klee ou d’Egon
Schiele, tirées de collections privées.

Afin de donner plus de relief à ce questionnement, le BOZAR a
demandé à quinze artistes, considérés comme avant-gardistes dans
leur domaine, d’apporter leurs éclairages sur des œuvres de leurs
célèbres aînés. Ainsi, le chorégraphe William Forsythe a installé des
chaînes au sol en invitant les visiteurs à les déplacer avec leurs pieds
pour questionner notre représentation de l’espace. Il a choisi
Marcel Duchamp et son Three Standards Stoppage (1913-1914)
comme miroir de sa conception spatiale, ce même Duchamp qui se
demandait si l’on pouvait « faire des œuvres qui ne soient pas « d’art » ?»
A la lumière de cette exposition, la réponse est clairement oui.
Cependant, il est toujours dangereux d’avoir raison avant les autres.
Pour soi et pour les autres.

Laurent Pfaadt

The Power of the avant-garde, now and then,
BOZAR, palais des beaux-arts, Bruxelles,
jusqu’au 22 janvier 2017

Noura Mint Seymali

Si vous ne connaissez ce genre musical que l’on qualifie de rock
mauritanien ou touareg, il faut vous précipiter sur le nouvel album
de Noura Mint Seymali, Arbina. Après un premier album remarqué
en 2014, Noura Mint Seymali confirme tout son talent avec ce
nouvel album enregistré à Brooklyn. Sorte de Marianne Faithfull
sub-saharienne, cette griotte séduit  dès les premières notes avec sa
voix puissante et âpre qui raconte l’histoire de ses ancêtres sous la
forme d’une poésie savamment élaborée en fonction de sa
musicalité.

Elle est accompagnée d’instrumentistes de haut vol notamment son
époux, Jeiche Ould Chighaly, qui a modifié sa guitare électrique
pour donner ce son inimitable et si reconnaissable du rock
mauritanien ou qu’il troque pour le luth Noura Mint Seymali n’est
pas en reste puisque avec son ardîn, cette harpe maure si
caractéristique qui souffle comme un vent brûlant du désert, elle
achève de convaincre qu’elle est une grande artiste.

Laurent Pfaadt

arbina

Arbina, Glitterbeat

 

Souvenirs d’une occupation

© Deutsches literaturarchiv Marbach
© Deutsches literaturarchiv Marbach

L’occupation allemande racontée
par les soldats allemands

Le 10 mai 1940, la Wehrmacht
envahit la France. En un peu moins
de cinq semaines, les troupes du
Troisième Reich écrasent les
armées françaises dans ce qu’il
convient d’appeler aujourd’hui la
bataille de France. Le 14 juin, Paris
tombe. Le 22 juin, le maréchal
Pétain, nouveau chef du
gouvernement, signe l’armistice et
ouvre l’époque du gouvernement
Vichy. Pendant plus de quatre ans,
la France fut divisée entre une zone occupée au nord et une zone
libre au sud, qui fut elle-aussi occupée à partir de novembre 1942.
Des milliers de soldats allemands stationnent alors dans l’hexagone
tandis que les résistances intérieure et de Londres s’organisent.

De nombreux ouvrages ont relaté cette période tragique de notre
histoire y compris du point de vue allemand. Mais il demeure encore
quelques petits trésors épistolaires dénichés dans les archives
fédérales et locales allemandes qui permettent d’apprécier ce que
fut le quotidien des troupes d’occupation pendant ces quatre
années. L’ouvrage d’Aurélie Luneau, Jeanne Guérou et Stefan
Martens n’est cependant pas un livre de plus mais plutôt un album
illustré avec ses lettres magnifiques, pathétiques ou tragiques, ses
photos-souvenirs ou ses croquis. D’une lecture très plaisante, il
entre dans l’intimité de ces hommes, intellectuels, agriculteurs ou
employés, officiers ou simples soldats plongés dans ce conflit.
Durant quatre longues années, le lecteur mesure leur patriotisme,
leurs doutes mais également leur vision d’une France et d’une
guerre qui allaient les changer irrémédiablement. Ils y
rencontreront les joies de la vie française, quelques fois l’amour
mais également le dégoût et pour certains d’entre eux, la mort.

A leur arrivée en 1940, ils sont les héros du triomphe nazi en Europe
et les hérauts de cette nouvelle Europe vantée par le Führer. « Le
coeur de la France est entre nos mains ! Fantastique ! »
écrit ainsi
Arnold Binder, le 14 juin 1940. Jusqu’en 1943, la Wehrmacht vole
de victoires en victoires. Mais à partir de Stalingrad, l’espoir s’étiole
lentement même s’il demeure chez eux un nationalisme marqué par
la propagande. « Non, l’Allemagne ne mourra jamais, même si nous
perdons la guerre »
avoue Heinrich Böll, futur prix Nobel de
littérature, le 29 janvier 1943. Il y a également les rumeurs de
quelque chose d’horrible à l’Est mais les hommes ne disent rien,
certainement en raison de la censure qui surveille les courriers mais
autorise les photographies qui permettent aujourd’hui de mettre
des images sur leurs mots. Seul l’auteur d’Orages d’acier, Ernst
Jünger, critique à l’égard d’Hitler depuis 1933, ose manifester
ouvertement son dégoût concernant le traitement des juifs : « c’est
ainsi que je me suis senti immédiatement gêné de me trouver en
uniforme»
(7 juin 1942) dit-il en voyant des juifs parisiens porter
l’étoile jaune.

L’ouvrage montre également la perception qu’ils ont de Paris et de la
France. On est bien loin des nazis se vautrant dans la luxure
parisienne. Paris est tantôt la ville des arts, tantôt celle de la
débauche. Arrive bientôt la défaite, d’abord à Paris puis à Berlin. Les
uns rencontrèrent leur destin funeste sur le front russe, les autres
reprirent leur vie d’avant après un passage par un camp de
prisonnier.

Reste alors ces histoires singulières vécues par des hommes
ordinaires engagés dans cette guerre. Ces lettres laissent
également entrevoir ces histoires d’amour qui naquirent durant
cette époque de haine de l’autre et qui restent encore aujourd’hui
taboues. A la lecture de l’histoire de Christiane et de Fritz, cette
passion entre cette jeune Française et ce soldat allemand, on
imagine les retrouvailles à venir après le chaos. La lettre de Fritz est
datée du 29 août 1944, soit trois jours après le défilé du général de
Gaulle sur les Champs-Elysées. Mais l’ouvrage ne dit pas si les deux
amants se retrouvèrent comme pour nous signifier que cette lettre
est déjà passée de l’histoire à la littérature.

Laurent Pfaadt

Aurélie Luneau, Jeanne Guérout, Stefan Martens
Comme un Allemand en France,
lettres inédites sous l’occupation, 1940-1944
,
L’Iconoclaste, 2016

Charl du Plessis Trio

plessisAprès un premier
volume fort réussi,
ce nouvel opus du
Charl du Plessis trio
enregistré au festival
Musikdorf d’Ernen,
s’attaque à d’autres
morceaux bien
connus du répertoire
tels que les Quatre
Saisons de Vivaldi, la
fameuse Sarabande
de Haendel rendue
célèbre par le film
Barry Lindon ou la Toccata et fugue de Bach.

On est une nouvelle fois enchanté par cette initiative qui vise à
transcender les frontières parfois trop hermétiques entre musique
classique et jazz.

Les grands classiques de la musique baroque sont réinventés et il
faut dire que la magie opère immédiatement. Cette réinterprétation
est proprement bluffant ici car la composition des oeuvres n’a pas
été modifée mais transformée, jazzifiée en quelque sorte. Et l’on
comprend alors mieux pourquoi ces morceaux traversent les
époques et demeurent immortels.

On en viendrait même à danser sur du Bach…

Laurent Pfaadt

Baroqueswing vol. II,
Claves Records