Les
puits de Nuremberg évoque un projet méconnu : une vengeance à grande
échelle par des juifs victimes de la Shoah
Quand
on s’appelle Marat, on a une fâcheuse tendance à vouloir faire couler le sang
en abondance. Et celui que répand le journaliste et écrivain polonais Emil
Marat dans son nouveau livre est à peine pensable et concerne six millions
d’Allemands ! Non, pas six millions de juifs tués dans les chambres à gaz
mais six millions d’Allemands.
Pour
comprendre une telle chose, il faut entrer dans l’incroyable roman d’Emil
Marat, nommé au prix Nike – le Goncourt polonais – en 2019 pour un livre
précédent. L’histoire commence en Lituanie et plus précisément à Wilno,
aujourd’hui Vilnius. Là-bas, les SS sous la férule du sinistre Franz Murer, le
« boucher de Vilnius » commettent de nombreuses exactions et
exterminent le ghetto de la ville. Parmi les juifs enfermés là-bas, Abba Kovner
qui, avec quelques amis, parviennent à s’échapper et tentent d’organiser, en
vain, une révolte.
Ayant
survécu à la Shoah, Kovner ne renonce pas à demander justice. Et même s’il
témoigne au procès Eichmann en 1961, en vertu de la loi du talion, cet
« œil pour œil, dent pour dent » tiré de la Torah, sa justice se
nomme vengeance. Un mort pour un mort. Donc six millions d’Allemands. Pour
mettre en œuvre son projet, il fonde le groupe Nakam (« vengeance »)
en hébreux. C’est à ce moment que notre écrivain déguisé en révolutionnaire
sanguinaire se glisse dans la grande histoire pour nous conter par le menu et
avec un rythme effréné conférant au livre des allures de thriller, le projet
fou de Kovner et de ses compagnons.
Car
l’idée de ce dernier est rien de moins que d’empoisonner les réseaux d’eau de
la ville de Nuremberg, ce lieu où a débuté l’épopée génocidaire du Troisième
Reich et où celle-ci doit prendre fin, si possible dans le sang à l’occasion du
procès des principaux dirigeants nazis en 1946. Les villes de Hambourg et de
Munich doivent aussi être touchées.
Près de cinquante hommes et femmes venus de l’Europe entière vont intégrer le groupe Nakam. Emil Marat les suit, transportant le poison depuis la Palestine, échafaudant leurs plans. Il construit ainsi un roman qui se lit d’une traite et fait la lumière sur cet épisode resté secret mais qui n’a cependant pas abouti. Kovner est arrêté à Toulon, la faute à un traître infiltré dans le groupe Nakam. Un traître qui a sauvé des millions d’Allemands. Un traître dont le nom est resté secret jusqu’à ce jour. Pour connaître l’épilogue de cette énigme insondable comme un puits, il faut lire ce livre fascinant, une tragédie avortée qui rappelle ces vers d’Andromaque de Racine: « ma vengeance est perdue s’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue » Jean-Paul Marat n’aurait pas dit mieux.
Par Laurent Pfaadt
Emil Marat, Les puits de Nuremberg, traduit du Polonais par Katia Vandenborre Aux éditions Noir sur Blanc, 400 p.
A
l’occasion du 60e anniversaire de la célèbre voiture, un livre
passionnant revient sur l’histoire de la Ford Mustang
Dans
l’écurie du constructeur automobile Ford, il exista un cheval légendaire, celui
qui ne se laissa dompter par aucune mode, aucune époque. Un cheval, un étalon
qui, à l’inverse du Richard III de Shakespeare sauva non seulement son
roi mais également un empire, celui de l’automobile américaine tout en galopant
dans la mémoire de l’humanité.
Ce
mythe, Benjamin Cuq, journaliste et auteur de plusieurs livres sur
l’automobile, le raconte à merveille dans son livre réédité à l’occasion du
soixantième anniversaire du célèbre modèle. Il
montre ainsi à grand renfort d’iconographies les évolutions de cette
voiture mythique ainsi que les mues successives tant physiques que motorisées
de ce crack de l’asphalte. Chacun y trouvera son modèle fétiche, celui de 1964
avec sa robe rouge, la Fastback GT 390 de Bullit, la Shelby GT350
SportsRoof de 1969 ou la Boss 302 (1970).
Ford Mustang Bullit
Tout
le monde en convient, c’est véritablement au cours de sa première décennie
d’existence que la Mustang construisit cette légende qui vit notre cheval
d’acier terrasser des concurrents qui le sous-estimèrent ou pensèrent lui
damner le pion comme la Chevrolet Camaro Z28 ou la Plymouth Barracuda qui
pourtant, avaient des arguments pour briller au firmament de l’Olympe
automobile.
Ford Mustang Boss
Est-ce
les vapeurs du succès, la crise économique ou simplement le manque
d’adversaires à sa taille qui ternirent sa gloire ? Car il était dit que
celle-ci serait comme un cercle dans l’onde qui va toujours
s’élargissant, jusqu’à ce qu’à force de s’étendre, il finisse par disparaître
pour reprendre les mots de Shakespeare dans son Henri VI. Ainsi à partir
de 1974, la Mustang II perdit sa fougue, se rangea…des voitures. L’étalon
devint hongre. Dès lors, il lui manqua ce panache, cette vélocité, cette férocité
qui fait le charme des chevaux de légende et des voitures inoubliables, avec
juste ce qu’il faut de vulgarité pour séduire même le plus chaste. Rien ne fut
plus jamais pareil. Le côté sauvage de la Mustang comme celui du cheval du même
nom fut ainsi domestiqué par les mêmes Américains. Il fallut alors attendre
trois décennies et l’arrivée de la Mustang V pour que brilla à nouveau dans
l’œil du coursier la lueur de sa gloire d’antan. Mais celle-ci était passée,
enfermée sur la rétine de millions de téléspectateurs.
Car
bien évidemment, l’ouvrage fait un détour par le cinéma et en premier lieu par Bullitt
en 1968 avec Steve Mac Queen qui fit définitivement entrer la Mustang dans la
légende. De Goldfinger à Drive et de Getaway à 60
secondes chrono, elle apparut dans près de 4000 films, séries et clips pour
devenir un véritable objet de la culture américaine, une actrice de cette
dernière, Nicolas Cage affublant même la Shebly GT 500 de 1967 d’un
prénom : Eleanor
Avec son hennissement si particulier, la Mustang, voiture sportive qui se voulut abordable pour les classes moyennes américaines, marqua également le chant du cygne du triomphalisme automobile américain et de son fleuron, Ford. Un cheval incapable d’éviter l’hiver du mécontentement qui allait s’abattre sur Detroit et son empire. Reste ce très beau livre qui régalera à coups sûrs les yeux des amoureux du célèbre modèle et permettra de se plonger avec moult rugissements dans un pan de l’histoire culturelle américaine.
Par Laurent Pfaadt
Benjamin Cuq, Mustang Passion, tous les modèles de 1964 à nos jours, édition anniversaire 60 ans Glénat, 208 p.
Délaissant
un temps la Galicie de la seconde guerre mondiale, Philippe Sands, écrivain et
avocat des droits de l’homme, évoque dans cet ouvrage, une injustice vieille de
plus d’un demi-siècle : celle des Chagos, les habitants d’une cinquantaine
d’îles au large de l’île Maurice. Lorsque cette dernière, libérée de la tutelle
de la Grande-Bretagne, accède à l’indépendance en mars 1968, les Chagos
demeurent cependant dans l’escarcelle de l’ancienne puissance coloniale qui
confie l’une des îles, Diego Garcia, aux Etats-Unis qui y installent une base
militaire.
Les habitants des Chagos sont alors chassés de chez eux et contraints à l’exil. Parmi eux, Liseby Élysé qui va se battre pour revenir chez elle. Philippe Sands, représentant des Chagos depuis 2010 devant la Cour internationale de justice de La Haye, met en lumière dans ce livre formidable, le combat de Liseby Élysé face à des Etats sans scrupules. L’histoire singulière de cette femme croise alors celle, raciste et injuste de l’esclavage et du colonialisme de ces deux derniers siècles. Comme dans ses ouvrages précédents, le récit de l’auteur mêle crime contre l’humanité, histoire du droit et trajectoire intîme. Son message se veut universel et traverse admirablement l’océan indien pour offrir non seulement une tribune de papier à ce peuple méconnu et martyrisé, mais également pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas comme disait Camus et éviter que le fait accompli ne soit, une fois de plus dans ce monde qui n’en connaît que trop, banalisé.
Par Laurent Pfaadt
Philippe Sands, La dernière colonie Le livre de poche, 320 p.
Le très beau roman du bulgare Gueorgui Gospodinov, vainqueur de l’International Booker Prize 2023 – l’un des principaux prix littéraires anglophones – entraîne son lecteur dans une clinique un peu spéciale dirigée par un certain docteur Gaustine. Celle-ci permet à ses patients atteints d’Alzheimer pour la plupart de replonger dans leur passé grâce au décor de chambres inspirées d’une époque favorite de leur vie. Mais la tentation de se replonger dans ses souvenirs peut s’avérer dangereuse surtout quand cette méthode vient à être utilisée par des Etats pour revenir à un passé plus ou moins glorieux. Dans ce livre inclassable à la frontière entre le réel et l’imaginaire, l’auteur, disciple revendiqué du grand Borges, nous propose une réflexion à la fois drôle et glaçante sur la mémoire, le passé et l’utilisation que nous en faisons.
Par Laurent Pfaadt
Gueorgui Gospodinov, Le pays du passé, traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov, Aux éditions Folio, 432 p.
Au
Kunstmuseum de Bâle, une exposition met en lumière quelques femmes peintres
tout en demeurant incomplète
Alors
même qu’il n’était pas interdit de s’adonner à la peinture, nombre de femmes
dotées d’un talent certain vécurent dans l’ombre d’un père, d’un mari ou d’un
maître et il fallut attendre près d’un
demi-millénaire pour qu’enfin, justice leur soit rendue.
Marietta Robusti, La Tintoretta, Auportrait avec Jacopo Strada, Gemäldegalerie Alte Mesiter, Staatliche Kunstsammlungen Dresden Copyright: bpk / Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Hans-Peter Klut
Aujourd’hui
l’exposition du Kunstmuseum de Bâle permet de redécouvrir, de l’Italie à la
Suisse et de la France aux Provinces Unies, ces femmes de génie qui égalèrent
parfois leurs proches et maîtres jusqu’à ne plus savoir à qui attribuer la
paternité ou la maternité d’un tableau comme ce magnifique Vieil homme et un
garçon (1565) dont on ne sait s’il provient de Jacopo Robusti dit le
Tintoret ou de sa fille la Tintoretta, Marietta Robusti de son vrai nom
(1554/55-1614). Cette dernière est ainsi, en l’absence d’Artemisia Gentileschi,
la figure de proue de cette exposition qui traverse les époques, du baroque au
XIXe siècle en passant par le maniérisme, à la rencontre de celles qui
rivalisèrent avec les grands peintres de leur temps. L’exposition présente trois
tableaux de la Tintoretta dont son Autoportrait avec Jacopo Strada
figurant l’antiquaire de l’empereur Maximilien. Le Habsbourg fit d’ailleurs
venir la Tintoretta à la cour, lui conférant une relative notoriété que son
père étouffa, reléguant sa fille dans un rôle de peintre subalterne.
Des
femmes qui excellèrent tant dans la peinture religieuse que dans le portrait ou
la nature morte. L’art de Lavinia Fontana (1552-1614) témoigne ainsi d’une
extraordinaire maîtrise des scènes religieuses particulièrement explicite dans
ces œuvres venues du Palazzo communale d’Imola notamment cette Nativité du
Christ de toute beauté. Pour autant, il manque son Portrait du pape
Grégoire XIII et son Autoportrait resté au musée des Offices de
Florence. L’exposition permet malgré tout assez judicieusement de comparer les
apports et les influences de l’art de ces femmes avec celui de leurs parents ou
maîtres. Ainsi dans la technique de Sofonisba Anguissola (vers 1532-1625),
professeur et peintre d’Elisabeth de France, reine d’Espagne, se distingue le
trait et le style maniériste d’un Bernardino Campi.
A
l’autre bout de l’Europe, d’autres femmes transcendèrent leur art. Il n’y a
qu’à admirer la technique et les couleurs d’une Michaelina Wautier (1604-1689),
sœur de Charles Wautier avec qui elle partagea un studio à Bruxelles, qui
n’eurent rien à envier à ses contemporains. Sa renommée était pourtant bien
réelle, le gouverneur des Pays-Bas espagnols, Léopold-Guillaume de Habsbourg
achetant même quelques-unes des toiles de l’artiste pour sa galerie
personnelle. Les œuvres de Michaelina Wautier constituent assurément les plus
belles pièces de cette exposition notamment son Portrait du duc
d’Albuquerque. La France ne fut pas en reste avec la présence dans
l’exposition de Louise Moillon (1610-1696) et ses très belles natures mortes
venues du musée des Beaux-arts de Strasbourg, une peintre hexagonale annonçant
une Elisabeth Vigée-Lebrun également absente.
Parfois, ces femmes éduquées durent composer avec leur vie de famille, en mettant comme Anna Dorothea Therbusch (1721-1782), femme d’Ernst Friedrich Therbusch, leur vie d’artistes entre parenthèses avant d’y revenir plusieurs années plus tard. Il fallut, en revanche, plusieurs siècles pour prendre pleinement en considération leurs existences. C’est désormais chose faîte avec cette exposition.
Par Laurent Pfaadt
Femmes de génie, les artistes et leur entourage, Kunstmuseum Basel, jusqu’au 30 juin 2024
A lire également le catalogue accompagnant l’exposition : Geniale Frauen – Künstlerinnen und ihre Weggefährten (allemand), D, Bucerius Kunst Forum, Kunstmuseum Basel, Hirmer, 288 p. 2023
Christophe Prime revient sur l’engagement des Etats-Unis
durant la seconde guerre mondiale
Bien
avant d’avoir prononcé cette fameuse formule, Madeleine Albright, enfant juif
tchécoslovaque ayant fui son pays avant la seconde guerre mondiale et devenu
l’une des plus importantes secrétaire d’État des Etats-Unis du siècle passé,
mesura combien son pays d’adoption fut la nation indispensable à la victoire
des Alliés sur les forces de l’Axe notamment le Troisième Reich et le Japon.
C’est ce que raconte Christophe Prime, historien du mémorial de Caen dans un
livre absolument remarquable, résultat d’un travail de cinq années qui s’appuie
sur des archives officielles mais également sur des correspondances, des films
et la presse pour croiser histoires singulières telles celle d’Eugène Sledge
qui consigna ses souvenirs et grande Histoire. Un livre qui observe la guerre à
la fois depuis un bombardier B17 Flying Fortress dans le ciel européen
qu’au bout d’une baillonnette de la jungle de Saipan ou dans le lit d’une mère
d‘un soldat du Kansas.
Astucieusement,
à la manière d’un historien anglo-saxon, Christophe Prime analyse l’engagement
des Etats-Unis sur le temps long et fait remonter le début de cet engagement en
1933. Franklin Delano Roosevelt vient d’être élu à la présidence des Etats-Unis,
quelques mois après Adolf Hitler. Visionnaire, il met alors en place,
progressivement, une véritable économie de guerre qui se matérialisa notamment,
dès mai 1940, par le CDAAA (Committee to Defend America by Aiding the Allies)
visant à aider les alliés et notamment la Grande-Bretagne.
Jusqu’au
fatidique 7 décembre 1941 et l’attaque de Pearl Harbor que traite presque heure
par heure notre auteur tout en démontant la thèse ayant longtemps prévalu et
selon laquelle Roosevelt aurait su mais aurait laissé faire pour entériner son
choix d’entrer en guerre.
Bien
évidemment, le livre ne fait pas l’impasse sur les grands théâtres d’opération
que furent l’Europe de l’Ouest, le Pacifique et l’Afrique du Nord avec
quelques-unes des grandes batailles du conflit comme Midway, les Ardennes ou
Arnhem. Des efforts dans la formation, l’armement et la structuration de
l’armée américaine opèrent une révolution permettant de « mettre sur
une pied une armée en avance sur son temps capable de mutualiser ses forces, à
un niveau très supérieur à celui des autres armées » selon Christophe
Prime.
Malgré
ces considérations fort pertinentes qui le rapprocheraient d’un John Keegan, la
plus-value de ce livre est presque ailleurs tant ce dernier brille par son
exhaustivité. Il emmène le lecteur du Homefront aux champs de l’Amérique
profonde, de l’intégration des minorités dans les différents corps d’armée à la
course à l’atome. Des secteurs jugées insignifiants prennent soudainement toute
leur importance sous sa plume comme ce courrier qui remonte le moral des
troupes.
Pendant
longtemps, comme il le rappelle, la seconde guerre mondiale a été la
« good war » en comparaison avec celles qui allaient suivre et
notamment l’engagement des Etats-Unis au Vietnam. Une guerre avec cependant,
ses zones d’ombre que la propagande, à grand renfort de cinéma, a voulu gommer
et que l’auteur aborde. Les viols de femmes notamment en France – pourtant
sévèrement réprimés – et surtout l’internement de citoyens américains d’origine
japonaise, les Nisei, ces enfants des premiers émigrants nés à
l’étranger, dans des camps notamment à Tule Lake en Californie sont ainsi
traités. Cela n’empêcha d’ailleurs pas d’autres Nisei de s’illustrer
avec bravoure sur le front occidental, certains d’entre eux libérant même le
camp de Dachau en avril 1945.
Au final, le livre de Christophe Prime a tout de l’ouvrage de référence et restitue avec objectivité l’engagement d’une nation ayant contribué à la victoire finale sur le nazisme et le Japon. Un livre en somme déjà indispensable. Madeleine Albright n’aurait pas dit mieux.
Par Laurent Pfaadt
Christophe Prime, L’Amérique en guerre 1933-1946, Chez Perrin, 624 p.
A lire également :
Eugène B. Sledge, Frères d’armes, traduit par
Pascale Haas et préfacé par Bruno Cabanes, coll. Tempus, éditions Perrin, 576
p.
Fantômes,
le très beau roman de Christian Kiefer (traduit de l’anglais par Marina Boraso,
Albin Michel, 2021) qui évoque le destin des Nisei durant le conflit
Avec
cette sélection de polars, Hebdoscope vous propose d’embarquer pour un
Paris-Rome qui risque bel et bien de faire quelques arrêts aux Etats-Unis, à
Marseille, à Berlin et à Sao Paulo. Et impossible de descendre. Pour le meilleur
et le meilleur.
Loriano Macchiavelli Les jours de la peur, coll. Trains de nuit,traduit de l’italien par Laurent Lombard Les éditions du Chemin de fer, 192 p.
Trains
de nuit, c’est le nom de cette nouvelle collection des éditions du chemin de
fer (eh oui!). Et pour nous servir de premier conducteur, le maître du polar
italien, Loriano Macchiavelli, 90 ans au compteur et créateur de l’immortel
Sarti Antonio, ce détective opiniâtre qui a la fâcheuse tendance à toujours
vouloir aller aux toilettes. Et pour cause, le brave homme est atteint d’une
colique. Mais cela n’empêche pas sa répartie qui a le don d’énerver. Surtout
ces élites de la ville de Bologne qu’il vient emmerder avec ses questions. Car
voyez-vous, en ce milieu des années 1970, une série de meurtres et un attentat
ayant détruit le centre de transmission de l’armée ont excité sa curiosité. On
lui a bien dit de se mêler de ses affaires, de passer à autre chose mais
voyez-vous Sarti Antonio est tenace. Alors il va voir ces invisibles qui se
cachent dans les oubliettes de la ville et ces derniers lui racontent bientôt
une autre histoire.
Avec
un nom pareil, Loriano Machiavelli, pas étonnant que ce livre soit
machiavélique à souhait. Les jours de la peur constitue la première
enquête d’un détective devenu un mythe dans la lignée du barcelonais Pepe
Carvalho ou du grand maître Maigret. Monument du polar noir transalpin qui fête
son demi-siècle d’existence, Les jours de la peurmêlent magnifiquement grande littérature et polar comme des
pâtes al dente mélangées à une incroyable sauce…bolognaise bien
évidemment.
James Grady, Le dernier grand train de l’Amérique, traduit de l’anglais (américain) par Clément Martin Rivages, 300 p.
Et
si on prenait L’Empire Builder, ce train reliant Seattle à Chicago en compagnie
de leurs passagers ? Il y a là un banquier, une hackeuse, une vieille
dame, un militaire ou un financier. Apparemment, personne ne se connaît même si
chacun a une bonne raison de se trouver ici, dans ce train transportant un
coffre-fort rempli de billets.
Pendant
près de quarante-sept heures, les révélations succèdent aux mensonges et aux
manipulations. Jusqu’au crime. Variation moderne, sociale et écologique du Crime
de l’Orient-Express, le dernier roman de James Grady, le génial créateur
des Six jours du Condor constituera dans ce huis-clos haletant, votre
compagnon de voyage idéal. Le livre est également une incroyable photographie
de cette Amérique fracturée où se succèdent, à travers les vitres, un
capitalisme effréné, un racisme assumé et un dérèglement climatique nié. Alors
un conseil, épargnez-vous les couchettes ou sièges inclinables car vous vous
apprêtez à passer une nuit blanche et votre voisin cache peut-être ses
véritables intentions.
Marie Capron, Priya, le silence des nones, Viviane Hamy,
352 p.
Vous reprendrez bien un peu de pastaga ? Eh oui, vous ne rêvez pas, notre train vient de s’arrêter à Marseille. Parmi le flot de passagers qui monte à bord, un homme débonnaire et en surpoids. C’est un Américain et lorsqu’il se met à parler au bar de ce train qui file, avec son accent mi-marseillais, mi-écossais, ce qu’il nous raconte n’est pas très gai. Il se dit agent de la CIA, enfin ancien agent, et en matière de drogue, il en connaît un rayon. Malgré son expérience, l’homme n’en revient toujours pas de ce qu’il a vu. Puis, il commence à divaguer en parlant de cette nana, Berenice, la fille d’un caïd de la French connection, phytothérapeute. On retourne à notre siège et on se met à lire le journal. En page 16 s’étale un fait divers sordide. Plusieurs nonnes du carmel de Montmartre sont mortes dans des circonstances atroces. Elles se sont dévorées entre elles. La commissaire Priya Dharmesh, d’origine réunionnaise, que vous connaissez bien pour l’avoir croisé dans La fille du boucher, est sur le coup mais tout porte à croire qu’il y a de l’arme chimique dans l’air.
Les
heures passent, vous avalez les pages de ce page-turner et vous comprenez que
les deux affaires sont liées. Alors, vous vous précipitez à nouveau dans le
wagon bar mais l’Américain a disparu. Vous questionnez la barman, il ne sait rien. Une chose à
faire : vous calmer, revenir vous asseoir et terminer cet excellent polar
qui vous emmènera aux confins de la folie et de la manipulation en compagnie de
notre chère Priya.
Fabiano
Massimi, Les démons de Berlin, traduit de l’italien par Laura Brignon, Le livre
de poche, 512 p.
Vous
vous réveillez. A travers la vitre du wagon vous distinguez un immense
bâtiment, celui du Reichstag. Nous sommes en février 1933. Le train arrive en
gare de Berlin et vous suivez le passager qui se trouve devant vous :
Siegfried Sauer, ancien commissaire de Munich venu comme vous dans la capitale
allemande tout juste conquise démocratiquement quelques jours plus tôt par les
nazis et Adolf Hitler. Hitler, Sauer le connaît bien pour avoir enquêter sur sa
nièce dans L’ange de Munich, sa première enquête et une chose est
certaine, il ne le porte pas dans son cœur.
Siefried
Sauer n’est pas là par hasard. Plusieurs femmes ont été retrouvées mortes,
leurs visages brûlés à l’acide et sa propre femme, Rosa, a disparu. D’autant
que les victimes ressemblent étrangement à Rosa. Le temps lui est donc compté.
Il doit voir ses contacts. C’est pour cela qu’il marche vite et que, bientôt,
vous le perdez dans la brume de ce mois de février glacial. Vous croisez
quelques chemises brunes et vous vous en remettez finement à Fabiano Massimi,
l’une des plus impressionnantes plumes transalpines en matière de polars
historiques qui marche assurément, avec ce deuxième opus mêlant brillamment
fiction et faits historiques et qui avance comme un incendie, dans les pas du
grand Philip Kerr.
A
lire également : Fabiano Massimi, L’ange de Munich, traduit de l’italien
par Laura Brignon, Le livre de poche, 672 p.
Joe
Thomas, Brazilian Psycho, traduit de l’anglais par Jacques Collin, Points,696
p.
Et
si la prochaine station était le Paradis ? Pas celui qu’on croit, non.
Celui de Paraisopolis, la célèbre favela de Sao Paulo. Douze millions
d’habitants, des anonymes par milliers, une mégalopole tentaculaire rongée par
la corruption et la violence. Tel est le décor du roman de Joe Thomas, qualifié
de chef d’œuvre par David Peace, l’auteur de la tétralogie du Yorkshire, titre
qui vaut assurément toutes les recommandations. Brazilian Psycho figure
d’ailleurs dans les sélectionnés du prix du polar 2025 et tiendra son lecteur
en haleine sur près de 700 pages menées à un rythme effréné.
Avec
sa multitude de personnages centrés autour de deux inspecteurs de la police
civile, Mario Leme et Ricardo Lisboa enquêtant sur la mort d’un directeur d’une
école anglaise, ce roman choral construit de main de maître par Joe Thomas qui
vécut dix ans dans la mégalopole brésilienne oscille comme un métronome entre
l’avenue Paulista et ses gratte-ciels de la finance et les favelas, entre
violence d’extrême-droite et l’aide aux plus pauvres. Criminelle, politique,
sociale, l’enquête menée par les deux hommes plonge dans les ténèbres d’une
ville passée de Lula à Bolsonaro et qui se referme lentement sur ses
personnages avec en arrière plan l’histoire du Brésil, son football et
l’influence des Etats-Unis notamment. Le train vient de s’arrêter. Avant
d’atteindre le paradis, il va vous falloir traverser l’enfer. Alors, allez-vous
descendre ?
Stephen King, Holly, traduit de l’anglais (américain) par Jean Esch Albin Michel, 528 p.
Et
si votre voisine de siège se nommait Holly Gibney ? C’est une Américaine
tout ce qu’il y de plus normale avec un accent charmant. Il vous semble que
vous l’avez déjà vu. Vous lui demandez. Elle sourit mais non, impossible. Et
puis comme le trajet est long, vous engagez la conversation et l’écoutez
raconter une drôle d’histoire. Elle a rencontré dernièrement Penelope Dahl dont
la fille Bonnie a mystérieusement disparu. Penelope Dahl lui a alors demandé de
mener l’enquête. Or il semblerait que tout mène au 93 Ridge Road de cette
petite ville du Midwest dont il serait pieux et charitable pour citer un
célèbre écrivain italien, de taire le nom et où vivent les époux Harris, des
citoyens bien installées et sans histoires. Mais avec Stephen King, vous savez
pertinemment que les apparences peuvent s’avérer…diaboliquement trompeuses.
Stephen
King ? A cet instant, vous percutez. Oui, vous vous souvenez. Vous avez vu
Holly Gibney dans Mr Mercedes et L’Outsider. Et en matière
d’horreur, elle sait de quoi elle parle. Vous devinez vite que cette histoire
ne se passera pas comme prévu et dépassera avec talent, les frontières de
l’entendement. Vous voulez changer de place. Impossible, c’est plus fort que
vous. Vous voulez connaître la fin de l’histoire. Il va donc falloir entrer
dans la maison du 93 Ridge Road.
Plusieurs
ouvrages reviennent sur la chute de la Troisième République entre mai et
juillet 1940
A
chaque printemps, l’histoire de France se met à paniquer, à suer, à bégayer. A
chaque printemps, un choc post-traumatique vient frapper notre mémoire. Celui
d’une défaite cinglante, inattendue, violente. Celui d’une démocratie
confisquée. Celui d’une République, pour reprendre les mots de la grande
historienne Michèle Cointet qui signe un nouvel ouvrage sur cette question,
assassinée. Voilà donc pourquoi, plus de soixante-dix ans après les faits,
cette question continue de nous hanter. Celle d’un meurtre. Prémédité, aucun
doute là-dessus et savamment élaboré. Les coupables ont été certes désignés,
arrêtés et jugés. Pour autant des zones d’ombre subsistent. Comme un cold case
qui n’a pas révélé tous ses secrets, toutes ses zones d’ombre.
Notre
premier enquêteur est un historien, fonctionnaire du Sénat, Hugo Coniez qui
signe là son premier ouvrage chez Perrin et reprend, en quelque sorte, une
enquête laissée dans les rues de Bordeaux où le gouvernement s’est réfugié le
15 juin, par l’avocat Gérard Boulanger, dans son ouvrage passionnant, A la
mort la gueuse ! (Calmann-Levy, 2006). Car c’est bien d’elle qu’il
s’agit. De la gueuse, cette république honnie par les maurassiens et autres
séides de l’extrême-droite, cette putain démocratique protectrice des juifs
qu’il faut abattre. Déjà, l’avocat parlait de liquidation. Dans le dos,
froidement. Des coups de feu tirés par ces parlementaires et militaires qu’Hugo
Coniez dévoilent dans un brillant jeu de masques. Notre fonctionnaire, expert
en assassinats politiques sur la moquette feutrée de la Haute assemblée, sait
de quoi il parle et nous emmène dans ces officines, ces antichambres où le
drame s’est joué en suivant, au jour le jour, les criminels, militaires et politiciens, mais aussi ces messagers du
désastre et parmi eux le plus illustre des Français. Pas de miracle, la victime
était déjà morte malgré quelques soubresauts et un coup de grâce le 10 juillet
1940. La mort de la IIIe République est comme une intrigue à la Agatha
Christie avec son crime, ses suspects et son implacable et machiavélique
mécanique qu’Hugo Coniez dévoile avec talent en insistant sur tel détail qui
nous avait échappé ou sur tel épisode oublié en bon Hercule Poirot de
l’histoire qu’il est.
Et
lorsque ce dernier laisse place à Miss Marple, la mystérieuse affaire de style
se transforme en jeu de glaces dans lesquelles se reflètent militaires et
politiques. Michèle Cointet, grande spécialiste de l’histoire de France durant
la seconde guerre mondiale, ancienne élève de René Remond et autrice de la Nouvelle
histoire de Vichy (Fayard, 2011) reprend à son tour l’enquête. Et il faut
bien dire que celle-ci est brillante. Dans cet essai qui court comme un
thriller historique, à la fois savant et intelligent et où ne subsiste aucun
temps mort, Michèle Cointet débarrasse les faits de ses oripeaux idéologiques
pour restituer la vérité dans sa plus cruelle nudité. Car, oui, il y a bien eu
un crime perpétré à Paris, à Bordeaux et à Vichy où la victime a été
« exécuté » les 9 et 10 juillet 1940.
Le crime ayant été démontré, notre détective convoque alors dans le salon de l’histoire, les principaux protagonistes et expose : « Bénéficiant de la reconstitution critique et claire des faits précédemment exposés, du recul du temps, de la fin de la censure, en parti compréhensible et involontaire des acteurs-victimes, ainsi que de l’apaisement des passions apporté par le temps, l’historien examinera les responsabilités comparées des militaires et des dirigeants politiques dans l’armistice et dans la destruction de la IIIe République ». Agatha Christie s’avoure les biscuits de la comtesse de Portes, la maîtresse de Paul Reynaud, l’un des personnages de ces deux livres. Passant de ce maréchal qui voulut le pouvoir comme « un couronnement de sa vie », à ces politiques qui « laissèrent mourir la République » en souhaitant un armistice républicide, Michèle Cointet pointe alors du doigt un homme, cet ancien président du Conseil qu’elle désigne comme l’assassin : Pierre Laval. Le jugement est clair, implacable. De quoi permettre enfin à l’histoire de dormir tranquille.
Par Laurent Pfaadt
Hugo Coniez, La Mort de la IIIe République, 10 mai – 10 juillet 1940 : de la défaite au coup d’État Chez Perrin, 368 p.
Michèle Cointet, La République assassinée, mars-juillet 1940, Bouquins Aux éditions Robert Laffont, 336 p.
Un
Burke peut en cacher un autre. Non pas Edmund, fervent soutien des colons
américains et père du libéral-conservatisme mais plutôt Peter, professeur
d’histoire culturelle à l’université de Cambridge. Voilà près de vingt ans et
sa Renaissance européenne (Seuil, 2000) que nous n’avons pas lu celui
qui est certainement le père de l’histoire culturelle et appartient à cette
génération d’historiens qui défrichèrent les sentiers de la culture mais
également ceux de l’économie et des sciences sociales pour expliquer une
histoire longtemps cantonnée à sa dimension politique.
Car au fond qu’est-ce que l’histoire culturelle s’interroge Peter Burke ? Pour comprendre, il nous propose un retour aux sources de cette notion avec les pionniers Jacob Burckhardt et Johan Huizinga à la fin du 19e siècle qui travaillèrent sur l’influence de l’art pour montrer le caractère multidimensionnel d’une histoire culturelle servant à appréhender les équilibres sociaux qui structurent l’histoire de l’humanité. Présentant les différentes interprétations idéologiques (marxisme, constructivisme, etc.) et écoles de pensée avec en particulier une partie fascinante sur la mémoire dans un exposé à la fois érudit et pédagogique, le livre contribue à nous éclairer sur cette notion et surtout à nous offrir des clés de compréhension pour notre époque tiraillée par de nouveaux défis où plus que jamais la culture est à un nouveau tournant de son histoire.
Par Laurent Pfaadt
Peter Burke, Qu’est-ce que l’histoire culturelle ? Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, avant-propos d’Hervé Mazurel, Chez Folio histoire n°340, 304 p.
Deux
livres explorent l’emprise psychologique qu’exercèrent Hitler et le nazisme sur
les soldats de la Wehrmacht
Il
serait erroné de voir dans le nouveau livre de Lionel Duroy, auteur notamment
du très beau Eugenia (prix Anaïs-Nin, 2019) qui s’aventurait déjà dans
les affres de la seconde guerre mondiale, une biographie ou même un essai. En
se glissant dans la tête de Friedrich Paulus, le maréchal de la VIe armée
allemande, celui qui restera pour l’histoire le vaincu de Stalingrad, il
compose un livre hybride pour tenter de comprendre comment ce militaire
brillant pétri de culture et de raison, a pu se laisser abuser par ce Führer
qu’il suivit jusqu’au désastre.
Lorsqu’il
arrive sur les bords de la Volga dans la ville portant le nom de Staline en
juillet 1942, Friedrich Paulus est convaincu qu’Hitler remportera une nouvelle
victoire. Ayant redonné à l’Allemagne un nouvelle fierté placée entre les mains
de ce général sans expérience ni généalogie, le Führer exige en retour une
obéissance totale. Paulus aurait dû pourtant écouter ses fantômes que Duroy
convoque astucieusement et notamment sa femme qui agit comme une pythie
l’avertissant des dangers du nazisme. L’hubris et l’emprise psychologique du
Führer allaient malgré tout conduire Paulus dans une impasse. Son devoir
d’obéissance se mua alors en « aveuglement » et « docilité »
alors qu’il sait qu’Hitler se trompe sur la stratégie à mener à Stalingrad.
Encerclé par l’Armée rouge, il refusa de désobéir au Führer et de percer ce
double piège psychologique et militaire qui se refermait lentement sur lui et
ses hommes. L’auteur décrit ainsi parfaitement les conséquences des décisions
d’un Paulus enfermé dans ce labyrinthe mental qui finit par ouvrir les portes
de l’enfer aux hommes de la VIe armée. « Vous vous adressez,
aujourd’hui, à des hommes déjà morts » dit-il quelques jours avant de
capituler.
Les
pages qui suivent, celle de l’effondrement physique mais surtout mental de ce
chef brisé et au libre-arbitre piétiné se succèdent au son d’un adagio
littéraire assez émouvant. « On m’enferme seul dans un
compartiment – je ne m’en plains pas, j’aspire au silence, à la
solitude. »
Les mots de Lionel Duroy
dessinent ensuite un corps-à-corps avec ce démon intérieur, à l’image d’un
Dionysos déchiré par ses chiens qui se nomment ici Hitler, Keitel et Goering.
Ce démon qui lui enleva son propre fils. « Sommes-nous devenus des
criminels ? » s’interroge Paulus en citant les mots de Sophie
Scholl, l’une des figures de la Rose blanche, ce mouvement de résistance à
Hitler, qui fut guillotinée le 22 février 1943. « C’est une jeune fille
de vingt ans qui le dit, encore une enfant, quand j’en ai cinquante-trois et
n’ai rien vu venir » affirme ainsi Paulus avec les mots de Duroy.
Prisonnier
des Russes, il rencontra Heinrich Gerlach, auteur de mémoires sur la bataille
qui fait figure de conscience en lui opposant son aveuglément à obéir aux
ordres, aveuglement qui sacrifia des centaines de milliers d’hommes. Paulus
tenta d’exorciser sa culpabilité en témoignant à Nuremberg contre Keitel et les
autres dirigeants du Troisième Reich. Il ne fut pas condamné mais vécut avec
cette autre condamnation, celle d’une culpabilité perpétuelle devant
l’histoire.
Si
Friedrich Paulus obéit au Führer jusqu’à la capitulation, il refusa cependant
de commettre exactions et massacres à l’égard des populations civiles et
notamment d’appliquer la fameux kommissarbefehl, cet ordrequi
exigeait l’exécution systématique de tous les commissaires politiques capturés
même si les recherches récentes ont eu tendance à nuancer cette posture. Ce ne
fut pas le cas de nombre de soldats de la Wehrmacht qui se rendirent coupables
de crimes. Car comme le rappelle Omer Bartov, professeur d’histoire
contemporaine à Brown University dans son livre, aujourd’hui réédité et qui
constitua un jalon dans la compréhension des crimes d’une nation en armes
fanatisée, la Wehrmacht fut d’abord l’armée d’Hitler et plus encore dans les
territoires de l’Est où se jouait une sorte de lutte eschatologique pour la
survie de la race allemande permettant ainsi toutes les exactions et exigeant
une obéissance absolue. Omer Bartov explique ainsi que si la discipline fut
durement réprimée, elle permit la violence la plus débridée.
L’apprentissage collectif de la violence combinée à la sévérité de la discipline dans le maintien de la cohésion des troupes et à l’endoctrinement conduisirent les soldats de la Wehrmacht dans une double impasse meurtrière et psychologique, ce que Bartov désigne comme « un monde irréel, mystique, nihiliste, qui n’avait pas grand-chose à voir avec leur expérience réelle du front ». Une impasse qui, à Stalingrad, enferma généraux, officiers et soldats. « Cette lutte pour la vie, ce face-à-face avec la mort, est d’un héroïsme inhumain. Ici à à Stalingrad ondoie maintenant une mer du meilleur sang allemand […] Ici il ne s’agit plus de l’individu, ici il s’agit du tout » écrivit ainsi un lieutenant qui marcha avec Paulus dans cet abîme ouvert par leur Führer.
Par Laurent Pfaadt
Lionel Duroy, Sommes-nous devenus des criminels ? Vie du maréchal Paulus Chez Mialet Barrault, 176 p.
Omer Bartov, L’Armée d’Hitler, La Wehrmacht, les nazis et la guerre, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, préface de Philippe Burrin, le goût de l’Histoire Les Belles Lettres, 360 p.