Combat avec le démon

Deux livres explorent l’emprise psychologique qu’exercèrent Hitler et le nazisme sur les soldats de la Wehrmacht

Il serait erroné de voir dans le nouveau livre de Lionel Duroy, auteur notamment du très beau Eugenia (prix Anaïs-Nin, 2019) qui s’aventurait déjà dans les affres de la seconde guerre mondiale, une biographie ou même un essai. En se glissant dans la tête de Friedrich Paulus, le maréchal de la VIe armée allemande, celui qui restera pour l’histoire le vaincu de Stalingrad, il compose un livre hybride pour tenter de comprendre comment ce militaire brillant pétri de culture et de raison, a pu se laisser abuser par ce Führer qu’il suivit jusqu’au désastre.


Lorsqu’il arrive sur les bords de la Volga dans la ville portant le nom de Staline en juillet 1942, Friedrich Paulus est convaincu qu’Hitler remportera une nouvelle victoire. Ayant redonné à l’Allemagne un nouvelle fierté placée entre les mains de ce général sans expérience ni généalogie, le Führer exige en retour une obéissance totale. Paulus aurait dû pourtant écouter ses fantômes que Duroy convoque astucieusement et notamment sa femme qui agit comme une pythie l’avertissant des dangers du nazisme. L’hubris et l’emprise psychologique du Führer allaient malgré tout conduire Paulus dans une impasse. Son devoir d’obéissance se mua alors en « aveuglement » et « docilité » alors qu’il sait qu’Hitler se trompe sur la stratégie à mener à Stalingrad. Encerclé par l’Armée rouge, il refusa de désobéir au Führer et de percer ce double piège psychologique et militaire qui se refermait lentement sur lui et ses hommes. L’auteur décrit ainsi parfaitement les conséquences des décisions d’un Paulus enfermé dans ce labyrinthe mental qui finit par ouvrir les portes de l’enfer aux hommes de la VIe armée. « Vous vous adressez, aujourd’hui, à des hommes déjà morts » dit-il quelques jours avant de capituler.

Les pages qui suivent, celle de l’effondrement physique mais surtout mental de ce chef brisé et au libre-arbitre piétiné se succèdent au son d’un adagio littéraire assez émouvant. « On m’enferme seul dans un compartiment – je ne m’en plains pas, j’aspire au silence, à la solitude. »

Les mots de Lionel Duroy dessinent ensuite un corps-à-corps avec ce démon intérieur, à l’image d’un Dionysos déchiré par ses chiens qui se nomment ici Hitler, Keitel et Goering. Ce démon qui lui enleva son propre fils. « Sommes-nous devenus des criminels ? » s’interroge Paulus en citant les mots de Sophie Scholl, l’une des figures de la Rose blanche, ce mouvement de résistance à Hitler, qui fut guillotinée le 22 février 1943. « C’est une jeune fille de vingt ans qui le dit, encore une enfant, quand j’en ai cinquante-trois et n’ai rien vu venir » affirme ainsi Paulus avec les mots de Duroy.

Prisonnier des Russes, il rencontra Heinrich Gerlach, auteur de mémoires sur la bataille qui fait figure de conscience en lui opposant son aveuglément à obéir aux ordres, aveuglement qui sacrifia des centaines de milliers d’hommes. Paulus tenta d’exorciser sa culpabilité en témoignant à Nuremberg contre Keitel et les autres dirigeants du Troisième Reich. Il ne fut pas condamné mais vécut avec cette autre condamnation, celle d’une culpabilité perpétuelle devant l’histoire.

Si Friedrich Paulus obéit au Führer jusqu’à la capitulation, il refusa cependant de commettre exactions et massacres à l’égard des populations civiles et notamment d’appliquer la fameux kommissarbefehl, cet ordrequi exigeait l’exécution systématique de tous les commissaires politiques capturés même si les recherches récentes ont eu tendance à nuancer cette posture. Ce ne fut pas le cas de nombre de soldats de la Wehrmacht qui se rendirent coupables de crimes. Car comme le rappelle Omer Bartov, professeur d’histoire contemporaine à Brown University dans son livre, aujourd’hui réédité et qui constitua un jalon dans la compréhension des crimes d’une nation en armes fanatisée, la Wehrmacht fut d’abord l’armée d’Hitler et plus encore dans les territoires de l’Est où se jouait une sorte de lutte eschatologique pour la survie de la race allemande permettant ainsi toutes les exactions et exigeant une obéissance absolue. Omer Bartov explique ainsi que si la discipline fut durement réprimée, elle permit la violence la plus débridée.

L’apprentissage collectif de la violence combinée à la sévérité de la discipline dans le maintien de la cohésion des troupes et à l’endoctrinement conduisirent les soldats de la Wehrmacht dans une double impasse meurtrière et psychologique, ce que Bartov désigne comme « un monde irréel, mystique, nihiliste, qui n’avait pas grand-chose à voir avec leur expérience réelle du front ». Une impasse qui, à Stalingrad, enferma généraux, officiers et soldats. « Cette lutte pour la vie, ce face-à-face avec la mort, est d’un héroïsme inhumain. Ici à à Stalingrad ondoie maintenant une mer du meilleur sang allemand […] Ici il ne s’agit plus de l’individu, ici il s’agit du tout » écrivit ainsi un lieutenant qui marcha avec Paulus dans cet abîme ouvert par leur Führer.

Par Laurent Pfaadt

Lionel Duroy, Sommes-nous devenus des criminels ? Vie du maréchal Paulus
Chez Mialet Barrault, 176 p.

Omer Bartov, L’Armée d’Hitler, La Wehrmacht, les nazis et la guerre, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, préface de Philippe Burrin, le goût de l’Histoire
Les Belles Lettres, 360 p.