Plusieurs
enregistrements redonnent vie à la musique de Ravel
La
musique de Ravel est venue, ces derniers mois, se rappeler à nous. Tandis que
les héritiers du compositeur ont intenté un nouveau procès pour protester
contre le basculement dans le domaine public du Boléro, un film est
revenu sur la genèse de cette œuvre. Une actualité constituant un merveilleux
prétexte pour se replonger dans la musique si unique de Maurice Ravel et
notamment son œuvre au piano. Et qui dit musique unique, dit interprète unique
avec Keigo Mukawa, pianiste japonais qui nous gratifie, en successeur averti de
Martha Argerich et d’Arturo Benedetti Michelangeli d’une intégrale des œuvres
pour piano seul du génie de Ciboure. Dans ce double CD, il a réussi non
seulement à comprendre et à restituer le phrasé ravelien mais est également
entré en empathie avec le compositeur. Cela donne une interprétation proprement
exquise notamment un magnifique Gaspard de la nuit ou une Pavane pour
une infante défunte de toute beauté. Il rêvait depuis des années
d’enregistrer l’intégrale de l’oeuvre pour piano du maître. Et il faut bien
dire qu’il a réussi à nous emmener à l’intérieur de celui-ci.
Peut-être
que dans ces Miroirs aériens, translucides, Keigo Mukawa a-t-il vu le
reflet d’un Arturo Benedetti Michelangeli lors de son enregistrement légendaire
du concerto pour piano en sol majeur au Royal Festival Hall de Londres (1982)
accompagné du London Symphony Orchestra sous la direction du chef d’orchestre
roumain Sergio Celibidache. L’enregistrement était connu mais il n’existait
qu’une captation vidéo du concert. Grâce au label The Lost Recordings, expert
en renaissance de pépites musicales (classiques et jazz), celui-ci est
aujourd’hui accessible et permet d’entrer, le temps d’une pause, dans cette
rêverie ouverte dans la marche du temps. La rencontre solaire entre les deux
interprètes de génie est absolument géniale. Car Celibidache n’aimait pas les
enregistrements et Michelangeli ne libérait son instrument que s’il était
certain de l’emmener au firmament. Cette restauration prodigieuse permet de
s’absorber pleinement, de s’abandonner totalement à la magie de l’oeuvre, en
particulier dans ce très bel adagio qui semble porter en lui l’Histoire
avec un grand H après que les deux hommes aient dressé, ensemble, un
arc-en-ciel sonore dans l’Allegramente. Dix ans plus tard, Celibidache
et Michelangeli allaient reprendre à Munich leur dialogue ravélien sans pour
autant retrouver la magie londonienne.
Si ces oiseaux de nuit nous ont quitté, Michelangeli en 1995, Celibidache un an plus tard, leurs colombes musicales sont, en revanche, restées dans l’âme de ces pianos que déploient les pianistes de la nouvelle génération. Et notamment Sofya Melikyan merveilleuse musicienne française d’origine arménienne, qui rend un très bel hommage aux oiseaux tristes de ces mêmes Miroirs dans un album doux comme un rêve enfantin. Avec cette interprétation féerique et pleine de grâce, la virtuose passe allègrement de Déodat de Severac à Frederico Mompou et à ses merveilleuses Scènes d’enfants comme pour nous rappeler l’influence d’un Maurice Ravel demeuré éternel et qui continue, tel un phénix, à enchanter nos nuits.
Par Laurent Pfaadt
Keigo Mukawa, Maurice Ravel, Complete works for piano solo, 2CDs, Etcetera, SOCADISC
Ravel, Piano Concerto in G major,
Arturo Benedetti Michelangeli, London Symphony Orchestra, dir. Sergiu
Celibidache, The Lost recordings,Sofya
Melikyan, Présence lointaine, Rubicon
Deux ans de guerre. Une invasion. Des violations du droit international. Le retour de la guerre en Europe.
Deux ans d’exils, de morts, d’enfants kidnappés, de crimes de guerre que l’on pensait définitivement oubliés. Quatre-vingt ans plus tard, Kiev a été une nouvelle fois bombardée. A Kharkov, les cendres de la bataille se sont rallumées.
Deux ans de combats, acharnés. Un front stabilisé, une contre-offensive ratée. Des généraux limogés. Des morts par dizaines de milliers. Des pères. Des fils. Mais aussi des mères, des filles qui se battent sur le front et montrent que le combat pour la liberté de l’humanité est l’affaire de tous.
Deux ans de résistance d’un peuple magnifique, au courage incommensurable. Un exemple pour le monde entier. Des noms gravés dans la légende : Marioupol dont le documentaire de Mystyslav Chernov, 20 jours à Marioupol, vient d’obtenir l’oscar du meilleur film documentaire, Kherson ou Hostomel.
Et
puis le 16 février arriva une nouvelle en provenance de ces terres gelés de
l’Arctique où bon nombre d’Ukrainiens hostiles au régime soviétique avaient été
envoyés par le passé : Alexeï Navalny vient de mourir dans son
pénitencier. Le maître du Kremlin est parvenu à ses fins : écraser toute
résistance à son pouvoir qu’il s’agisse d’un puissant seigneur de guerre, d’un
modeste pilote d’hélicoptère ou d’un opposant politique. Mais pour combien de
temps encore ?
Ce
huitième épisode de bibliothèque ukrainienne se place sous le signe de la
résistance. De tous ceux qui, durant l’histoire ont défié et continuent de
défier, au nom de l’Ukraine, ces tsars rouges ou noirs qui ont dirigé depuis
plus d’un siècle la Russie ou ses avatars.
Bibliothèque publique de Velyka Pysarivka
Aujourd’hui,
près de 700 bibliothèques ont été endommagées dans tout le pays. Le 19 mars
2024, l’armée russe a détruit le nouveau bâtiment de la bibliothèque publique
de Velyka Pysarivka au nord-ouest de Kharkiv, à la frontière russe. Trois jours
plus tard, celle de Byjmerivska, dans la région de Soumy, a été pulvérisée. Le
25 mars, l’armée russe a détruit le bâtiment de l’Académie d’État des arts
décoratifs, appliqués et du design de Kiev qui porte le nom de Mykhailo Boichuk
(1882-1937), peintre ukrainien appartenant à la génération de la Renaissance
fusillée.
Bibliothèque publique de Velyka Pysarivka
Malgré
cela, des résistants continuent à œuvrer pour que les bibliothèques, le livre,
le savoir et la culture ukrainiens subsistent. Pour que d’autres puissent
continuer à écrire et trouver leurs places dans ces bibliothèques ukrainiennes
qui, partout, se reconstruisent. Comme dans la bibliothèque publique de
Trostianets dans la région de Soumy où un nouvel espace pour jeunes lecteurs a
été ouvert après la libération de la ville en mars 2022.
Ce
nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne souhaite également rendre hommage
aux artistes et hommes de lettres tombés au front : Oleh Shemchuk,
journaliste d’investigation et écrivain, auteur de Seven Days in the White
World, le journaliste Volodymyr Petrenko, le poète Maksym Kryvtsov, et de
nombreux professionnels du théâtre, de la télévision ou de la musique comme le
chef de l’orchestre philharmonique de Kherson, Yuri Kerpatenko, abattu à
travers la porte de son appartement le 27 septembre 2022 pour avoir refusé de
diriger un concert organisé par les forces russes d’occupation.
Bienvenue
dans ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne.
Simon Schuster, Nous vaincrons, le journal de guerre de Volodymyr Zelensky traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Leclère Harper Collins, 480 p.
Volodymyr
Zelensky est bien évidemment le premier résistant à la puissance russe et à son
tsar, Vladimir Poutine, qui tenta à plusieurs reprises de l’assassiner
notamment le 6 mars dernier alors que le président ukrainien se trouvait en
compagnie du Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis. Zelensky, l’acteur
d’une série télévisée devenu celui d’une nation en péril et de la marche du
monde. L’acteur d’une paix qui ne tient plus qu’à un fil. Pendant plusieurs
mois, Simon Schuster, journaliste russo-américain à Time Magazine a eu accès au
président ukrainien ainsi qu’à son gouvernement, à l’état-major et l’a suivi
pour en tirer cette biographie aux accents de journal de guerre.
Le
titre en français, Nous vaincrons, pourrait laisser croire à des
mémoires. Il n’en est rien même si Volodymyr Zelensky se confie abondamment.
Son titre en anglais, The Showman est plus explicite car il monte la
lente transformation de cet acteur de télévision, un peu naïf et drôle en chef
de guerre implacable doublé d’un stratège militaire et d’un communiquant hors
pair. Même si lire les évènements de cette guerre à travers les yeux du
président ukrainien est éminemment fascinant, l’attrait majeur du livre est
avant tout dans la transformation de cet homme que rien ne prédestinait à un
tel destin. Comment il a su s’adapter à sa nouvelle fonction mais surtout aux
circonstances en utilisant ses aptitudes pour devenir cet incroyable
communiquant qui a brisé l’invasion russe. Au cours de ses nombreux entretiens
avec Volodymyr Zelensky y compris avant l’élection de ce dernier, Simon
Schuster montre que les héros, tout comme les tyrans d’ailleurs, naissent
souvent chez des gens ordinaires confrontés à des situations extraordinaires.
Elena Kostioutchenko, Russie, mon pays bien aimé, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Emma Lavigne Aux éditions Noir sur Blanc, 400 p.
En
Russie, les opposants sont comme les têtes d’une hydre. Sitôt coupées, elles
finissent immanquablement par repousser. C’est juste une question de temps.
Celle de Boris Nemtsov a été remplacée par celle d’Alexeï Navalny qui, sitôt
éliminée, lui a succédé celle de son épouse Ioulia Navalnaïa. Il a fallu
attendre quelques années après son élimination pour voir celle d’Anna
Politkovskaïa, cette journaliste intrépide qui dénonça les manipulations et les
ravages de la guerre en Tchétchénie. Assassinée dans le hall de son immeuble en
octobre 2006, elle a donné naissance à de nouvelles têtes et notamment à celle
de Elena Kostioutchenko, reporter pour Novaïa
Gazeta. Et l’ombre de Politkovskaïa
n’est jamais bien loin, ses mots « surgissent dans n’importe quelle
conversation. Ils changent à mesure qu’ils sont racontés pour atteindre leur
signification maximale » et se retrouvent dans les rêves et les
cauchemars d’une journaliste qui même en fuyant la Russie, a fait l’objet comme
Nalvany, d’une tentative d’empoisonnement en Allemagne.
Autre
guerre mais même combat contre un homme qui mène son pays à la ruine. Notre
journaliste part ainsi, dès mars 2022 pour le front afin de dire aux Russes la
réalité de cette guerre que Poutine mène en leur nom. Russie, mon pays bien
aimé est le résultat de ces enquêtes. C’est un livre fort, puissant. Rien
n’est omis car être journaliste c’est dire la vérité comme le rappelle la
quatrième de couverture. Une vérité tirée de ces rêves de liberté que porta
Anna Politkovskaïa.
Yves Ternon, Makhno, la révolte anarchiste, 1917-1921, le goût de l’histoire Les Belles Lettres, 288 p.
Il y
a plus d’un siècle, entre 1917 et 1921, en Ukraine, Nestor Makhno, un jeune
militant anarchiste aujourd’hui vénéré comme un héros, mena une révolte de
partisans en soulevant une partie de la paysannerie ukrainienne. La
Makhnovitchina fut ainsi « le cri du village ukrainien » qui
se heurta très vite aux désillusions nées après la révolution d’octobre. En
juin 1918, Makhno alla même jusqu’à rencontrer Lénine au Kremlin avant de se
réfugier à Paris en 1926 après la fin de la révolte et la trahison par les
bolcheviks de cet idéal libertaire.
Yves
Ternon évoque cette épopée dans un livre passionnant tiré de la très belle
collection le goût de l’histoire et resté longtemps indisponible. Il nous
emmène dans ces campagnes où le noir de la terre se mêla à celui du drapeau
anarchiste face au blanc tsariste et au rouge bolchevique. Ce livre résonne
d’autant plus fortement aujourd’hui dans une mémoire ukrainienne qui a subi et
subit toujours les assauts d’une Russie qui a tout fait pour diaboliser Makhno
alors que, comme le rappelle Yves Ternon, ce dernier « fut le
révélateur, l’intermédiaire entre un peuple et son entrée dans l’histoire,
l’élément diastasique qui accélère la création.»
Joseph Kessel, Makhno et sa juive Folio, 98 p.
En
complément de l’ouvrage d’Yves Ternon, il faut relire le Makhno et sa juive
de Joseph Kessel qui peut être vu à travers ce miroir déformant des mémoires
ukrainiennes et russes. Tout commence dans un café parisien. Un Russe blanc,
ancien officier du tsar raconte l’histoire d’un homme, Nestor Makhno qui se
rebella contre le pouvoir bolchevique. Qualifié de bandit cruel et assoiffé de
sang par ses ennemis, il perpétra massacres et autres exactions à la tête d’une
jacquerie paysanne avant d’être ensorcelé par une jeune fille juive qui le
sauva de la barbarie.
Une
sorte de belle et la bête dans le tumulte de la révolution d’octobre. Une
histoire magnifiée par la plume d’un Joseph Kessel, lui-même russe blanc, mais
teinté d’un antisémitisme problématique. «Makhno n’aimait pas les juifs. Si
tuer des orthodoxes lui était un simple plaisir, massacrer les juifs lui
apparaissait comme un véritable devoir. Il l’accomplissait avec zèle »
écrivit ainsi Kessel.
Pour
démêler le vrai du faux, il faut revenir à l’ouvrage d’Yves Ternon qui estime
que « l’antisémitisme était si profondément gravé dans la structure
mentale du paysan ukrainien qu’il paraît difficile d’imaginer le mouvement
makhnoviste épargné par cette gangrène » avant de poser la
question : Makhno fut-il ou non un antisémite ? » Et
l’auteur de nous rappeler que les juifs jouèrent un rôle important dans les
mouvements makhnovistes et que certains révolutionnaires juifs y occupèrent de
hautes fonctions. Et si le paysan et le juif vivaient côte-à-côte en Ukraine « sans
se comprendre », les pogroms que Makhno dénonça furent essentiellement
le fait de véritables bandits paysans associés à tort au mouvement makhnoviste
et mais également de cosaques.
Un
livre à lire d’abord pour ce qu’il est : un magnifique roman d’aventures.
Sébastien Gobert, L’Ukraine, la République et les oligarques, comprendre le système ukrainien Aux éditions Tallandier, 352 p.
La
formidable résistance des Ukrainiens s’exerce également à l’intérieur de leur
pays qui, on l’a peut-être un peu oublié, reste l’autre contrée des oligarques.
C’est d’ailleurs ce qui expliqua la frilosité de l’Union européenne à vouloir
précipiter l’entrée du pays dans l’UE malgré une accélération du calendrier. « Les
Ukrainiens résistent contre la guerre que leur mène la Russie depuis 2014. Ils
sont en conflit contre leur propre corruption depuis plus de trente ans. C’est
dans la lutte qu’ils se sont formés ; c’est dans la lutte qu’ils entendent
préserver leurs acquis et défendre leur droit à l’avenir » écrit ainsi
Sébastien Gobert.
A
travers une galerie politique fascinante d’une Ukraine qui a donné six
présidents et seize premiers ministres depuis la fin de l’URSS, de Leonid
Koutchma, ancien apparatchik devenu Président entre 1994 et 2005 et instigateur
du système des oligarques à Volodymyr Zelenski en passant par Viktor
Ioutchenko, Petro Porochenko, le « réformateur en chocolat » et le
pro-russe Victor Ianoukovitch surnommé le « kleptocrate » et dont le
palais présidentiel symbolisant l’outrance de ses prévarications, devint un
musée de la corruption, l’auteur analyse avec brio ce système, cette
« république » des oligarques, les différences de cette dernière par
rapport à son homologue russe avec qui elle entretint, selon les protagonistes,
des liens forts, mais également la confiscation de l’espace public et des
richesses du pays. Un système donné pour mort notamment depuis Maïdan qui a
pourtant montré toute sa résilience et sa capacité d’adaptation mais qui doit
faire face à des évolutions économiques et sociales portées par une société
civile avide de justice. Nourri d’une douzaine d’années de reportages et de
rencontres, son enquête passionnante plonge ainsi au cœur d’un système né au
milieu des années 1990 et qui fait face aujourd’hui à un désir d’Europe
accéléré par la guerre et qui a conduit le peuple à mener plusieurs
révolutions.
Volodymyr Zelensky, lui-même porté au pouvoir par un oligarque, a promis de mener cette autre guerre. « Nous vaincrons » a-t-il dit. Nous verrons.
Sur un sujet éminemment politique » Vielleicht « , qui signifie « peut-être », de la Cie Absent-e pour le moment est un spectacle militant qui nous renvoie à la fin du XIXème siècle dans les années où l’empire allemand dirigé par Guillaume II et le chancelier Bismarck décide à l’instar des Français et des Britanniques de s’accaparer des territoires sur le continent africain pour en faire ce qu’ils appellent, non pas des « colonies », mais des « protectorats ».
Ces faits seront évoqués au cours du spectacle qui ne sera pas un cours d’histoire mais une sorte de conférence très animée et documentée grâce à la prestation remarquable des deux comédiens d’ascendance africaine, Safi Martin Yé et Cédric Djeje, celui-ci ayant conçu et mis en scène ce spectacle écrit par Ludovic Chazaud et Noémi Michel, à partir d’une expérience vécue par Cédric qui, artiste de théâtre en Suisse avait obtenu une résidence de six mois à Berlin.
Au cours de ce séjour il découvre l’existence dans l’arrondissement de Weddingd où il réside d’un quartier dit « africain’ » non pas en raison de sa population mais parce que les rues portent des noms de pays africains, par exemple Togostasse, Senegalstrasse, Kameruner stasse et le nom des colonisateurs. Il apprend aussi que depuis de longues années des associations militent pour que ces noms soient remplacés par les noms de ceux qui ont lutté contre la colonisation mais que cela a du mal à aboutir d’où le titre de la pièce qui, en français signifie « peut-être ».
Un dispositif scénique conduit les spectateurs à être placés en demi-cercle, au plus près des comédiens et de leurs échanges car il s’agira de mettre en scène la relation amicale qui les unit et les pousse à communiquer toutes les informations recueillies autour de ce sujet qui les préoccupe.
On les découvrira d’emblée, dans une sorte de rituel, s’affairant autour d’un tas de terre sur lequel reposent des pots en verre étiquetés d’images. Veut-on rendre hommage aux disparus ? (scénographie Nathalie Anguezomo et Mba Bikoro)
Bientôt on les voit imaginer la fête qui s’ensuivrait si les noms étaient enfin changés, avec explosion de joie, danses et congratulations, lancers de cerfs-volants…
Ensuite on entre dans le vif du sujet, la réalité, un
entrecroisement de l’histoire de la colonisation allemande et les informations
qu’échangent les deux comédiens, tantôt ensemble tantôt entre Berlin et Genève
où habite la jeune femme.
Le problème des noms de rue leur sert de prétexte pour faire advenir ce douloureux passé où des colonisateurs, comme Franz Adolf Luderitz (1834-1886),fondateur de la première ville allemande en Namibie, Carl Peters (1856-1918), Gustav Nachtigal (1834-1885) commissaire impérial qui a annexé le Togo et le Cameroun se sont comportés en prédateurs. Sera évoqué le premier génocide, frappant les tribus Herero et Name en Namibie entre 1904 et 1908. Habilement, la mise en scène sait faire place à la mémoire par l’intermédiaire de la vidéo conduite par Valérie Stucki qui amène des images d’époque, des représentations des pays africains, d’interviews, projetés sur un écran fait de cerfs-volants rassemblés.
Préoccupés par leur vie quotidienne, leurs rencontres ou leur correspondance, les comédiens déambulent au milieu de nous, s’interpellent, personnalisent leur expérience comme le montre ce moment où l’on entend Cédric, en pleine, méditation sur son identité de personne noire d’origine africaine, demander à sa mère, présente en vidéo, pourquoi elle ne lui a pas appris le « bété », la langue de ses ancêtres.
Spectacle vivant, plein d’authenticité qui fait la lumière sur un pan d’histoire quelque peu négligé ou refoulé parce que peu glorieux comme tout ce qui a trait au colonialisme.
Un spectacle qui se remine sur une note d’espoir puisqu’il nous apprend que les militants pour le changement de noms ont réussi pour deux d’entre eux, faisant disparaitre les noms des colonisateurs pour les remplacer par ceux des résistants africains, Frederiks Cornelius ( 1864-1907) et la famille Bell (Rudolf Douala Manga Bell, 1873-1914, roi du peuple Douala au Cameroun, sa femme Emily Bell et d’autres membres de sa famille).
Les autres, peut-être bientôt… car « le nom est notre destinée » est-il dit dans la pièce qui rappelle ce proverbe africain joliment inscrit sur les coussins des sièges « c’est beaucoup de petits poissons qui ont réussi à trouer le filet du pécheur ». (Eva Michel)
Les 4 et 5 avril
derniers, dans une salle Érasme archi-comble, l’OPS proposait un
programme fort attractif, associant Ravel et Tchaïkovski. Placé
sous la conduite de son directeur Aziz Shokhakimov, l’orchestre
accueillait le jeune et talentueux violoniste franco-serbe, Nemanja
Radulovic, qui commençait ainsi sa résidence à Strasbourg.
Nemanja Radulović copyright : Grégory Massat
Né
en 1985, titulaire de très nombreuses distinctions, enregistrant
pour Warner et Deutsche Gramophone, se produisant sur scène dans une
apparence gothique et avec une présence très physique, Nemanja
Radulovic nous aura fait entendre un concerto pour violon de
Tchaïkovski, sortant vraiment des sentiers battus. Avec une
technique hors pair et une sonorité magnifique, il en proposa une
interprétation très engagée et intensément vivante, prenant
parfois le risque de fragmenter le discours avec des ralentis
extrêmes et des accélérations impressionnantes, assortis de
legato
d’une grande beauté, mais aussi de
staccato
de la plus grande virtuosité. En dépit de tous ces micro-évènements
mis ainsi en avant, le résultat s’avère des plus convaincants et
la grande ligne de l’oeuvre parfaitement cohérente, dans une
ambiance prenante et enthousiasmante, mettant la salle en joie. Il
faut dire aussi que Shokhakimov et l’orchestre, de toute évidence
séduits par l’imagination et la liberté du violoniste, lui ont
offert un écrin orchestral en parfaite harmonie. Radulovic a
enregistré, il y a déjà sept ans, une belle version de ce
concerto ; mais sa prestation strasbourgeoise nous a paru encore
plus inspirée. On peut aussi écouter sa remarquable version du
concerto pour violon de Beethoven qu’il dirige lui-même depuis son
violon. Nombre de grands violonistes actuels se complaisent dans une
esthétique souvent froide et marboréenne, parfois capricieuse et
arbitraire. On est d’autant plus saisi par un tel jeu, libre et
vivant, néanmoins très cohérent. Le dimanche 21 avril, Radulovic,
avec le concours de Charlotte Juillard et d’un petit groupe de
musiciens de l’OPS donnera, à la Cité de la Musique, un concert
entièrement consacré à J.S.Bach.
Depuis
les trois ans qu’il est en poste à Strasbourg, les quelques
incursions d’Aziz Shokhakimov dans le répertoire français ne
m’ont guère paru convaincantes. Que ce soit dans Bizet ou dans
Debussy, la texture sonore s’avère souvent massive, assortie d’une
respiration manquant de naturel. Aussi étions-nous curieux de
l’entendre dans Ravel et heureux de constater que ce compositeur
lui sied bien davantage. Ainsi nous eûmes, en début de concert, un
Alborada del gracioso
parfaitement ciselé et riche en timbres. Composée entre 1909 et
1911 à la demande de Serge Diaghilev, la symphonie chorégraphique
pour choeur et orchestre Daphnis
et Chloé, longued’environ
une heure, concluait la soirée. Inspiré du roman grec de Longus (3è
s.) mettant en scène la rivalité de deux jeunes bergers pour la
belle Chloé et les diverses aventures qui en résultent, ce chef
d’oeuvre de Ravel livre sans doute sa plus belle orchestration. De
sa discographie, évidemment abondante, se dégagent tout
particulièrement la vision impressionniste de Pierre Monteux, celles
très poétiques d’André Cluytens et Claudio Abbado, celle
particulièrement animée de Charles Münch, enfin, aux allures plus
expressionnistes, les deux remarquables versions laissées par Pierre
Boulez. L’excellente prestation de Shokhakimov s’inscrit plutôt
dans ce registre expressionniste. Ainsi abordée, le début de
l’oeuvre et son puissant crescendo orchestral et choral offrent de
singulières analogies avec celui de l’opéra de Karol Szymanowski,
Le Roi Roger,
au demeurant postérieur d’une dizaine d’années. Toujours dans
cette optique, des passages comme la
Danse grotesque de Dorcon
(le rival de Daphnis tentant maladroitement de séduire Chloé) ou
encore la Danse
guerrière
(celle des pirates ayant enlevé Chloé, jetant Daphnis dans le
désespoir) et, bien sûr, la
Bacchanale
festive qui clôture l’oeuvre furent des moments particulièrement
réussis, l’orchestre brillant de tous ses feux. En revanche, on a
entendu atmosphère plus mystérieuse et poétique dans l’éveil
des nymphes allant réanimer Daphnis évanoui, ou encore dans le
célèbre Lever du
jour
sur lequel s’ouvre la troisième partie. Mais, dans son ensemble,
cette prestation du Daphnis de Ravel fut un très beau moment, dont
la réussite incombe aussi au Choeur Philharmonique, fort bien
préparé par Catherine Bolzinger.
Après La Fille au bracelet (2019), le réalisateur
interroge de nouveau un beau personnage féminin qui se dérobe à toute vérité.
Magnifique enquête inspirée d’un fait divers, Borgo est l’occasion pour Hafsia Herzi de jouer une partition toute
de nuances face à des acteurs pour la plupart non professionnels, dans un film
qui prend ses distances par rapport aux clichés sur « l’île de
Beauté ».
Derrière
ce titre aux consonances mystérieuses, une prison en Corse qui défraya la
chronique quand l’une de ses matonnes fut impliquée dans l’assassinat de deux
caïds. Si le mode opératoire du meurtre est le même dans le film, le
réalisateur tient à préciser qu’il s’agit d’abord d’une fiction, s’étant
intéressé à cette femme et à ses motivations mais sans enquêter sur l’affaire
elle-même hormis sur l’univers carcéral. Hafsia Herzi campe ce personnage en
lui prêtant sa capacité à être à la fois mystérieuse et d’une grande force
terrienne. Elle est crédible en uniforme de gardienne de prison à la fois autoritaire
face aux hommes dont elle a la garde dans cette prison pas comme les autres et
compréhensive, généreuse avec eux. Borgo est une prison ouverte où il est
permis de circuler d’une cellule à une autre et quand dans d’autres prisons, la
crainte d’un règlement de compte pèse, ici le pacte de non-agression est tenu.
Cette prison appelée le Club Med ou l’Hôpital, n’accueille que des Corses.
Aussi,
lorsque Mélissa et Djibril, son mari, avec leurs deux enfants, débarquent du
continent, Mélissa trouve en prison une structure bienveillante et amicale
quand dans le quartier où la petite famille s’est installée, elle subit le
racisme et les invectives. Il est dit que ce sont « les prisonniers qui
surveillent les gardiens ». Tout se sait dans cette petite ville, et les
murs sont poreux entre l’extérieur et l’intérieur. Mélissa, que les prisonniers
surnomment Ibiza à cause de la chanson de Julien Clerc, trouve un protecteur
inattendu en Saveriu qui dira même à qui veut l’entendre qu’elle est sa
« sœur ». Petit à petit, elle va se retrouver dans un engrenage
jusqu’à ce double homicide dans un aéroport où elle se trouve impliquée.
Manipulable ? Manipulée ? Manipulatrice ? Le film n’apporte pas
de réponse mais joue sur le double point de vue objectif/subjectif des
enquêteurs et de Mélissa que l’on suit dans son quotidien. Le choix de Hafsia
Herzi s’est fait sur sa capacité à être dans le vrai. Elle a préparé son rôle
en amont comme à son habitude (voir critique du Ravissement sur Hebdoscope) et son interprétation est remarquable.
Comment
trouver sa place ? Comment se faire respecter dans ce monde d’hommes
biberonnés à la violence ? Comment franchir ou ne pas franchir la ligne
quand elle-même les comprend, subit les injonctions, les règles
hiérarchiques ? Séquences mémorables où Mélissa remonte pièce par pièce
une arme et plus tard prouve ses talents au tir sur une petite plage corse. Les
enquêteurs (Pablo Pauly et l’inénarrable Michel Fau, tellement inattendu dans
son rôle de flic dans la retenue) analysent les images de la caméra surveillance
de l’aéroport où a eu lieu la tuerie. Tous les angles de vue sont passés au
crible, chaque individu est observé, identifié, et pourtant la vérité se dérobe
et s’éloigne à mesure d’une enquête sans indices.
Le
film joue sur l’enquête en cours d’un évènement qui a eu lieu et qui se joue au
temps présent. Le spectateur a toutes les cartes en main mais qui dira savoir pourquoi
et comment Mélissa a agi ? Sur une partition somptueuse du grand Philippe Sarde,
notre mémoire cinéphilique est éveillée, notamment sur les routes de campagne
la nuit, no man’s land qui défile à la lumière des phares, et l’on pense à ces
héroïnes tragiques du patrimoine cinématographique qui courent à leur perte mais
restent toujours des héroïnes.
Spectacle intelligent et sensible comme on les aime « Cosmos » a remporté un vif succès au TNS auprès d’un public en majorité très jeune qui n’a pas hésité à crier son enthousiasme à la fin d’une représentation il est vrai passionnante, sur un texte de Kevin Keiss mis en scène par Maëlle Poésy
Dans un décor des plus sobres, (scénographie Hélène Jordan), une sorte de grande boîte aux parois blanches, surgit une « présentatrice », qui nous met au parfum du thème qui va faire l’objet du spectacle, à savoir la conquête spatiale. C’est Domi (Dominique Jeannon) elle se dit astrophysicienne d’origine chilienne, attirée dès son plus jeune âge par la contemplation du ciel et des étoiles. Elle en est encore à évoquer ses souvenirs d’enfance en français et espagnol traduits par sa consoeur astrobiologiste Elphège (Elphège Kongombé Yamalé ) moments passés avec sa « Nonna », sa grand-mère quand, avec grand fracas, un trou se fait dans la paroi et, projetées sur le plateau, trois cosmonautes apparaissent, Jane(Caroline Arrouas, Wally ((liza Lapert),Jerrie (Mathilde-Edith Mennetrier.
Commence alors l’histoire proprement dite de ces femmes américaines qui, dans les années 60 ont été prises du désir de devenir cosmonautes. Elles étaient pilotes de ligne et ont pu ainsi accéder au programme « Mercury 13 » qui consistait à tester la capacité des femmes à pouvoir aller dans l’espace. Elles s’y sont adonnées avec l’espoir de faire partie un jour d’un de ces vols. Mais, si leur réussite aux tests fut un succès, il leur restait à être autorisées à suivre l’entraînement pour devenir pilote d’essai, condition indispensable pour prétendre à être sélectionné pour l’espace ce qui, au final, leur fut refusé et, malgré leur demandes d’explication et leur insistance auprès de toutes les instances, jusqu’au congrès, il n’y eut rien à faire.
Si leur parcours tel qu’on peut en suivre les traces et les péripéties au fil de leurs récits, témoignent de leurs désirs, de leur volonté, de leur ténacité, et du leur courage face à l’ adversité, il démontre que la misogynie et le patriarcat étaient encore bien implantés dans les mentalités de ces années-là.
Si tout cela nous a tenus en haleine et bouleversés c’est aussi en raison de la sublime interprétation qui en est faite. Astrophysiciennes ou cosmonautes, les comédiennes endossent ces fonctions avec une sincérité qui nous les rend proches et défie le temps pour nous plonger dans » les années spoutniks » où l’émerveillement était de mise devant ces exploits que constituaient ces envois de fusées soviétiques et américaines avec animaux puis bientôt humain, Gagarine devenant un super héros ! Et nous allons les suivre et partager les péripéties de cet envoûtement, donnant à entendre et à voir leur implication totale dans cette aventure grâce à un jeu où elles se donnent, on pourrait dire « corps et âme », faisant preuve d’un travail corporel remarquable qui nous amuse et nous stupéfie à la fois. Ne les voit-on pas en phase d’entrainement se livrer avec énergie à des exercices physiques intenses et bien rythmés avant de retrouver l’une ou l’autre escaladant le mur, se hissant sur un trapèze simulant ces postures caractéristiques des astronautes, des mises en jeu performatives accompagnées de projections vidéo situant les événements dans leur époque (Quentin Vigier) comme les costumes d’époque également signés Camille Vallat. Les lumières de Mathilde Chamoux, comme le son de Samuel Favart-Mikcha contribuent grandement à nous transporter dans cette époque exceptionnelle.
Un spectacle qui sait de façon pertinente allier le théâtre, le cirque, la danse (chorégraphie Leïla Ka) pour nous montrer un moment de l’histoire peu répertorié au théâtre et nous conduit avec bonheur à une réflexion sur l’espace et le temps, sur l’avenir de notre planète si minuscule dans l’immensité du cosmos mais si précieuse puisque, pour le moment, elle seule y montre la vie.
Où est Simone ? se dit-on parfois au cours de ce spectacle qui distribue entre différents comédiens le personnage de Simone de Beauvoir, sujet de ce travail de mise en perspective des œuvres de la célèbre écrivaine. Ils sont porteurs de ses attitudes, de ses réflexions, d’un comportement parfois rempli de cris et de trépignements lorsqu’elle atteint le paroxysme de la douleur, de la suffocation en raison par exemple des contraintes qui enferment son enfance dans le carcan dicté par la religion catholique dont ses parents sont de fervents adeptes, rigidité et autoritarisme en étant les manifestations les plus directes.
Le dispositif scénique met en évidence cet aspect de séquestration, cage où l’enfant est enfermée, praticables qu’on plie, qu’on déplie, évoquant les barreaux des prisons, créant des espaces plus ou moins fermés. Impossibles à vivre, à supporter, à comprendre.
Libération souhaitée, attendue dans laquelle la jeune fille qu’elle devient se jette avec avidité au grand dam des parents la surprenant, un jour à lire Gide. Ce n’est qu’un début, bientôt Jean -Paul Sartre entrera dans sa vie, son désir d’écrire et de s’engager n’en sera que plus fort. Sa vie deviendra celle d’une femme témoin des événements de son temps , entre autres les guerres qui marquèrent sa vie puisque née en 1908, elle entendit lors de la première guerre mondiale, encore enfant, les tirades nationalistes de son père, connut la seconde guerre mondiale puis la guerre d’Algérie pendant laquelle elle prit parti pour l’indépendance et se joignit aux défenseurs de Djamila Boupacha, une jeune militante du FLN pour laquelle elle crée un comité de soutien rassemblant nombre d’intellectuels français dont Jean -Paul Sartre, Louis Aragon, Elsa Triolet, Aimé Césaire …
Bien d’autres moments sont évoqués car la vie comme l’œuvre est protéiforme et mérite attention et réflexion et nous renvoie à repenser la nôtre
Une vie dont Simone de Beauvoir a fait une œuvre littéraire rassemblée entre autres dans les ouvrages « Mémoires d’une jeune fille rangée », « La force de l’âge », »La force des choses » que la Cie Animal Architecte a pris comme point de départ pour un spectacle très fouillé, très visuel , très pertinent et sensible, écrit et mis en scène par Camille Dagen et scénographié par Emma Depoid. Spectacle au long cours en raison de la richesse des textes requis et de la volonté de redonner vie à cette personnalité marquante du siècle dernier que les comédiens, Marie Depoorter, Camille Dagen, Romain Gy, Hélène Morelli, Achille Reggiani, Nina Villanova, Sarah Chaumette, Lucile Delzenne ont porté avec fougue et conviction.
S’il fallait accorder un prix d’originalité à un spectacle, nous proposerions volontiers celui conçu, écrit, mis en scène et chorégraphié par Ivana Muller car ce Slowly… nous a plongés dans un sujet rarement abordé pour lui seul, à savoir « le rêve », tel qu’en lui-même il se raconte.
Petite mise en condition du public avant d’entrer en salle,
se déchausser et enfiler des sur-chaussettes, puis prendre place autour de
l’espace scénique, un grand tapis blanc, assis sur de gros coussins également
blancs. Puis c’est le noir, avant qu’avec le retour de la lumière n’apparaissent
les trois comédiens, deux hommes, Julien Gallée-Ferré, Julien Lacroix et une femme,
Clémence Galliard, rampant sur le lapis, le grattant, le lissant jusqu’à en
faire sortir par certains interstices des tissus rectangulaires de couleurs et
de tailles différentes dont, se remettant debout, ils se parent. Les voilà
costumés, déguisés de façon plutôt loufoques.
Tout en se livrant à ces activités, l’un ou l’autre se met à raconter le rêve qu’il a fait récemment et cela avec beaucoup de naturel comme si, tout à coup, cela lui revenait à l’esprit et qu’il trouvait normal de le communiquer à ces compagnons.
C’est ce mode opératoire qui va dominer tout au long de cette prestation pendant laquelle ils maintiennent une activité en donnant aux différents tissus redéployés des allures de draps, de tapis, choisissant telle ou telle harmonie en les juxtaposant au gré de leur fantaisie, une sorte de travail qui s’effectue de manière suivie et appliquée comme répondant à quelque obligation secrète. (couture de la scénographie Angélique Redureau et Elsa Rocchetti)
Simultanément, voilà que surgissent les récits des rêves, étonnants comme seuls peuvent l’être ces rencontres fantaisistes qui les habitent avec des gens inconnus, des animaux, rêve où tout est moi, rapporte l’un d’eux, amusé, un autre a vu dans son rêve de son cœur s’élever un phare …la comédienne s’est vue en homme….
Tous prêtent une oreille attentive à ces récits surprenants qui font sourire parfois mais semblent bien transformer les autres en porteurs de rêve tant il est vrai que cette activité nocturne nous la partageons tous. Interrompant activités et récits les voilà qui se mettent à danser avant de se questionner de manière qui semble spontanée, par exemple sur la différence entre être « collègue « ou « camarade ».
Les enchainements se font de façon fluide, une grande
attention est accordée aux voix, à l’accompagnement musical (création sonore
Olivier Brichet) et aux lumières (Fanny Lacour).
Nous sommes littéralement transportés dans un monde ludique
où domine la fantaisie et où vagabonde l’imaginaire, celui que mettent en jeu
les comédiens et qui contamine celui des spectateurs ravis de
partager ce voyage inédit au pays des rêves.
Un livre magnifique revient sur la carrière de Steven
Spielberg
En
novembre dernier, les élèves de 4e du collège Wolf de Mulhouse ayant
réalisé un film sur Steven Spielberg ont eu la surprise de voir leur idole les
féliciter et les inviter à se rendre à Hollywood. Un cinéaste qui sait et qui a
montré dans ses innombrables films que puiser dans son enfance pouvait à jamais
changer votre vie. Et tandis que le 6 juin prochain, le 80e
anniversaire du débarquement allié en Normandie sera l’occasion d’une nouvelle
vague éditoriale dont rendra compte Hebdoscope, il devenait nécessaire de se
plonger cinématographiquement dans l’œuvre de celui qui mythifia au plus haut
point l’action des Etats-Unis durant la seconde guerre mondiale comme en
témoigne sa nouvelle série Masters of the air, diffusée en début d’année
sur la plateforme Apple TV.
Steven
Spielberg sait combien ces rencontres construisent les rêves, les vocations. Un
jour peut-être l’un de ces collégiens deviendra lui-aussi un réalisateur culte
après avoir découvert le cinéma de Spielberg comme ce dernier découvrit celui
de Cecil B. de Mille, ou après avoir imité dans son cinéma de quartier telle
scène ou reproduit tel procédé à l’image de ce que fit le futur réalisateur de Jurassic
Park (1993) lorsqu’il expérimenta une mixture ressemblant à du vomi qu’il
déversa depuis les balcons du cinéma de Phoenix à l’été 1960.
Un
cinéma que nous invitent à découvrir Olivier Bousquet, Arnaud Devillard et
Nicolas Schaller dans ce très beau livre. Car voilà plus d’un demi-siècle que
Spielberg nous accompagne, nous fait rêver, pleurer, tressaillir. Nous, nos
parents et nos enfants dans ce formidable lien entre les générations qu’il a su
tisser, avec cette magie qu’il a fabriqué derrière sa caméra, cet héritage
qu’il nous a transmis et que nous transmettons à notre tour en regardant à
travers les yeux de nos enfants, ces premières découvertes d’E.T (1982),
d’Indiana Jones ou des Dents de la mer (1975).
Le
livre raconte ces épopées cinématographiques avec leurs acteurs (Richard
Dreyfuss, l’alter-ego, Tom Cruise, les enfants acteurs promis à un brillant
avenir), ses fidèles comme son incroyable directeur de la photographie, Janusz
Kaminski, ou John Williams qui mit en musique ses légendes, et ces anecdotes savoureuses comme celle où
l’on apprend qu’il renonça à réaliser Rain Man car déjà engagé sur le
troisième opus des aventures du célèbre archéologue.
Le
lecteur se promène ainsi dans cette filmographie incroyable où la comédie
côtoie la science-fiction, le film d’aventures, la fresque historique ou le
thriller politique. Avec une empathie communicative pour leur sujet, les
auteurs parviennent même à séduire les plus avertis avec ces films moins connus
comme Always (1989) et ces innombrables détails passionnants. Tout en
entrant dans la fabrication des ses chefs d’œuvre avec ses analyses techniques
et les évolutions technologiques que Spielberg a inventés, ses arrêts sur image
passionnants, le livre évoque aussi la difficile gestation de certains films
comme La Liste de Schindler (1993) qui mit près de dix ans à voir le
jour et les projets avortés comme ceux des biopics de Lindbergh et de Gershwin.
Mais surtout, ces démonstrations permettent de révéler le cœur de l’ouvrage,
celui de la compréhension du cinéma de Spielberg qui renvoie en permanence à
l’enfance, et qui rend hommage à la famille, à sa mère (La Liste de
Schindler) et à son père avec Il faut sauver le soldat Ryan (1998).
En faisant quelques pas de côté en explorant l’homme d’affaires via ses sociétés de production Dreamworks ou Amblin ou sa passion pour la peinture et notamment pour Norman Rockwell dont il possède plusieurs dizaines de toiles, le livre aborde également l’homme derrière la caméra. Un livre passionnant de bout en bout donc qui constituera une inépuisable source d’inspiration pour nos cinéastes alsaciens en herbe.
Par Laurent Pfaadt
Olivier Bousquet, Arnaud Devillard, Nicolas Schaller, Spielberg, la totale, les 48 films, téléfilms et épisodes tv expliqués, EPA, 540 p.
De
l’URSS à la Russie de Poutine, plusieurs livres reviennent sur la complaisance
voire la compromission d’une partie des élites françaises à l’égard de Moscou
Depuis
plusieurs siècles, la Russie exerce une fascination sur la France, fascination
qui ne s’est jamais démentie. De Diderot qui qualifiait la tsarine Catherine II
de Semiramide du Nord jusqu’à nos jours en passant par les thuriféraires du
stalinisme même après le congrès du PCUS en 1956 qui révéla les crimes de
Staline à l’image d’un Georges Marchais approuvant l’invasion de l’Afghanistan
en 1978, nombreux ont été hommes politiques, journalistes, intellectuels et
autres hommes de l’ombre à admirer régimes et hommes politiques russes. Jusqu’à
la compromission et la trahison.
C’est
ce que révèle le grand reporter Vincent Jauvert dans son livre en forme de
tribunal de l’histoire où viennent ainsi siéger ces hommes qui ont trahi leur
pays. L’auteur a ainsi eu accès aux rapports, comptes-rendus et jusqu’aux notes
de frais de ces espions qui dormaient paisiblement dans les archives de la STB,
les services de la Sûreté de l’Etat tchécoslovaque qui surveillaient la France
pour le compte du KGB. Et dans cet incroyable livre aux allures de roman
d’espionnage se révèlent les identités de ces personnes qui furent des
familiers des Français et surtout des hommes au-dessus de tout soupçon.
Ils
s’appelaient Heman, Frank, Pipa, Robert ou Portos. Ils conseillaient les
présidents de la République, étant ceux qu’on nommait alors les
« visiteurs du soir », délivraient des éditoriaux sur les écrans des
principales chaînes de télévision ou dans les pages des principaux titres de la
presse écrite ou se terraient dans la haute administration. Parmi eux, Claude
Estier alias Robert, grognard de François Mitterrand et président du groupe PS
au Sénat dont le secret s’était déjà effrité depuis les révélations des
archives Mitrokhine. Son importance fut telle que le KGB dessaisit son
homologue tchèque traiter directement avec lui.
Dans
les médias, le STB fit du Nouvel Observateur une cible de choix en recrutant
plusieurs plûmes mais également Gérard Carreyrou, ancien rédacteur en chef
politique d’Europe 1 qui conteste farouchement ces révélations. Mais c’est dans
les rangs de personnalités de droite que le livre se révèle fascinant en
décrivant les trajectoires à la fois machiavéliques et romanesques de
Paul-Marie de la Gorce, panégyriste du gaullisme – il fut même conseiller de
Pierre Messmer entre 1972 et 1974 lorsque ce dernier était à Matignon – et de
Patrick Ollier, ancien président de l’Assemblée nationale et compagnon de
Michèle Alliot-Marie, qui fut un agent double de la STB au profit de la DST.
A
Matignon ou à l’Elysée, ces espions rapportèrent à leurs maîtres soviétiques
des propos plutôt complaisants à l’égard de l’URSS. La chute du mur de Berlin
et l’effondrement de l’URSS au début des années 1990 bientôt remplacée par la
Russie de Vladimir Poutine ne changèrent rien. « Ne pas humilier la
Russie » affirma ainsi le président de la République…Jacques Chirac
en 1997, repris un quart de siècle plus tard par Emmanuel Macron. Elsa Vidal,
journaliste, responsable de la rédaction russe de RFI et habituée de l’émission
C dans l’air nous invite ainsi à comprendre cette mansuétude, cette
complaisance qui a conduit la classe dirigeante française, à quelques
exceptions près, à fermer les yeux sur les agissements répétés, les
provocations et les guerres de Vladimir Poutine jusqu’à la catastrophe du 24
février 2022. Analysant, sources et témoignages à l’appui, les positions de la
France et de ses responsables, de François Mitterrand à Emmanuel Macron en
passant par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy dont la présidence symbolisa pour
la France « les positions les plus pros-russes de son histoire
récente », Elsa Vidal montre combien cette politique fut dictée par
plusieurs facteurs, en particulier cette solidarité entre deux nations n’ayant
pas fait le deuil de leur puissance passée et se jaugeant dans le miroir
américain.
Russian President Vladimir Putin (R) shakes hands with former French president and President of the right-wing Les Republicains (LR) party Nicolas Sarkozy during a meeting at the Novo-Ogaryovo residence outside Moscow on October 29, 2015. AFP PHOTO / POOL / SERGEI CHIRIKOV (Photo by SERGEI CHIRIKOV / POOL / AFP)
Seule exception notoire : la présidence d’un François Hollande, plus méfiant à l’égard de Vladimir Poutine, et qui conduisit le président français a annulé la vente des navires de guerre Mistral en 2015. Des navires qui, selon Elsa Vidal, « auraient aidé les dirigeants russes dans cette entreprise [guerre contre l’Ukraine]. Ce qui aurait été un déshonneur cinglant pour Paris et aurait nui à sa stature internationale ». Ainsi si nos dirigeants ont toujours souhaité coopérer avec la Russie, celle-ci sous la férule de Vladimir Poutine, ne chercha en réalité qu’une confrontation alimentée par nos atermoiements successifs. Et Elsa Vidal d’appeler son lecteur à ouvrir les yeux sur le régime russe, sur ce qu’il est, sans romantisme ni passion. Car d’autres yeux, dans les sphères politiques et médiatiques, observent déjà nos secrets pour le compte d’une puissance qui a changé de nom mais pas de méthodes : « Les services secrets russes continuent de recruter informateurs parmi les reporters occidentaux – plus que jamais sans doute » rappelle ainsi Vincent Jauvert. Nous voilà prévenus.
Par Laurent Pfaadt
Vincent Jauvert, À la solde de Moscou Aux éditions du Seuil, 176 p.
Elsa Vidal, La fascination russe, politique française : trente ans de complaisance vis-à-vis de la Russie Chez Robert Laffont, 324 p.