Liaisons dangereuses avec Moscou

De l’URSS à la Russie de Poutine, plusieurs livres reviennent sur la complaisance voire la compromission d’une partie des élites françaises à l’égard de Moscou

Depuis plusieurs siècles, la Russie exerce une fascination sur la France, fascination qui ne s’est jamais démentie. De Diderot qui qualifiait la tsarine Catherine II de Semiramide du Nord jusqu’à nos jours en passant par les thuriféraires du stalinisme même après le congrès du PCUS en 1956 qui révéla les crimes de Staline à l’image d’un Georges Marchais approuvant l’invasion de l’Afghanistan en 1978, nombreux ont été hommes politiques, journalistes, intellectuels et autres hommes de l’ombre à admirer régimes et hommes politiques russes. Jusqu’à la compromission et la trahison.


Claude Estier entouré de Pierre Mauroy, Michel Rocard et François Mitterrand au congrès d’Epinay en 1971©Robert Delvac/AFP

C’est ce que révèle le grand reporter Vincent Jauvert dans son livre en forme de tribunal de l’histoire où viennent ainsi siéger ces hommes qui ont trahi leur pays. L’auteur a ainsi eu accès aux rapports, comptes-rendus et jusqu’aux notes de frais de ces espions qui dormaient paisiblement dans les archives de la STB, les services de la Sûreté de l’Etat tchécoslovaque qui surveillaient la France pour le compte du KGB. Et dans cet incroyable livre aux allures de roman d’espionnage se révèlent les identités de ces personnes qui furent des familiers des Français et surtout des hommes au-dessus de tout soupçon.

Ils s’appelaient Heman, Frank, Pipa, Robert ou Portos. Ils conseillaient les présidents de la République, étant ceux qu’on nommait alors les « visiteurs du soir », délivraient des éditoriaux sur les écrans des principales chaînes de télévision ou dans les pages des principaux titres de la presse écrite ou se terraient dans la haute administration. Parmi eux, Claude Estier alias Robert, grognard de François Mitterrand et président du groupe PS au Sénat dont le secret s’était déjà effrité depuis les révélations des archives Mitrokhine. Son importance fut telle que le KGB dessaisit son homologue tchèque traiter directement avec lui.

Dans les médias, le STB fit du Nouvel Observateur une cible de choix en recrutant plusieurs plûmes mais également Gérard Carreyrou, ancien rédacteur en chef politique d’Europe 1 qui conteste farouchement ces révélations. Mais c’est dans les rangs de personnalités de droite que le livre se révèle fascinant en décrivant les trajectoires à la fois machiavéliques et romanesques de Paul-Marie de la Gorce, panégyriste du gaullisme – il fut même conseiller de Pierre Messmer entre 1972 et 1974 lorsque ce dernier était à Matignon – et de Patrick Ollier, ancien président de l’Assemblée nationale et compagnon de Michèle Alliot-Marie, qui fut un agent double de la STB au profit de la DST.

A Matignon ou à l’Elysée, ces espions rapportèrent à leurs maîtres soviétiques des propos plutôt complaisants à l’égard de l’URSS. La chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS au début des années 1990 bientôt remplacée par la Russie de Vladimir Poutine ne changèrent rien. « Ne pas humilier la Russie » affirma ainsi le président de la République…Jacques Chirac en 1997, repris un quart de siècle plus tard par Emmanuel Macron. Elsa Vidal, journaliste, responsable de la rédaction russe de RFI et habituée de l’émission C dans l’air nous invite ainsi à comprendre cette mansuétude, cette complaisance qui a conduit la classe dirigeante française, à quelques exceptions près, à fermer les yeux sur les agissements répétés, les provocations et les guerres de Vladimir Poutine jusqu’à la catastrophe du 24 février 2022. Analysant, sources et témoignages à l’appui, les positions de la France et de ses responsables, de François Mitterrand à Emmanuel Macron en passant par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy dont la présidence symbolisa pour la France « les positions les plus pros-russes de son histoire récente », Elsa Vidal montre combien cette politique fut dictée par plusieurs facteurs, en particulier cette solidarité entre deux nations n’ayant pas fait le deuil de leur puissance passée et se jaugeant dans le miroir américain.

Russian President Vladimir Putin (R) shakes hands with former French president and President of the right-wing Les Republicains (LR) party Nicolas Sarkozy during a meeting at the Novo-Ogaryovo residence outside Moscow on October 29, 2015. AFP PHOTO / POOL / SERGEI CHIRIKOV (Photo by SERGEI CHIRIKOV / POOL / AFP)

Seule exception notoire : la présidence d’un François Hollande, plus méfiant à l’égard de Vladimir Poutine, et qui conduisit le président français a annulé la vente des navires de guerre Mistral en 2015. Des navires qui, selon Elsa Vidal, « auraient aidé les dirigeants russes dans cette entreprise [guerre contre l’Ukraine]. Ce qui aurait été un déshonneur cinglant pour Paris et aurait nui à sa stature internationale ». Ainsi si nos dirigeants ont toujours souhaité coopérer avec la Russie, celle-ci sous la férule de Vladimir Poutine, ne chercha en réalité qu’une confrontation alimentée par nos atermoiements successifs. Et Elsa Vidal d’appeler son lecteur à ouvrir les yeux sur le régime russe, sur ce qu’il est, sans romantisme ni passion. Car d’autres yeux, dans les sphères politiques et médiatiques, observent déjà nos secrets pour le compte d’une puissance qui a changé de nom mais pas de méthodes : « Les services secrets russes continuent de recruter informateurs parmi les reporters occidentaux – plus que jamais sans doute » rappelle ainsi Vincent Jauvert. Nous voilà prévenus.

Par Laurent Pfaadt

Vincent Jauvert, À la solde de Moscou
Aux éditions du Seuil, 176 p.

Elsa Vidal, La fascination russe, politique française : trente ans de complaisance vis-à-vis de la Russie
Chez Robert Laffont, 324 p.