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Le capital est mort, vive le capital

Le MUDAM du Luxembourg présente une exposition interrogeant
notre modèle capitaliste

Simon Denny, Amazon worker cage patent drawing as virtual Aquatic Warbler cage, 2020
© Jesse Hunniford/MONA

Depuis près de quarante ans, le monde entier est entré dans une
nouvelle ère technologique, la révolution numérique dont nous ne
percevons pas encore tous les bouleversements. Accélération du
progrès et du temps, modification de nos modes de consommation,
crise des valeurs morales et démocratiques, atteintes aux libertés
individuelles et questionnements éthiques, il faut pour comprendre
ce changement de civilisation s’en remettre à ceux qui défient le
temps et les modes, les artistes, ces créateurs dont l’anticipation et
la réflexion apparaissent, en ces temps d’immédiateté symbolisés,
consacrés par les réseaux sociaux, plus que salutaires. Questionner
notre monde donc, et sa machine, le système capitaliste.

Michelle Cotton, conservatrice du Mudam du Luxembourg, s’est
attelée, dans cette exposition absolument stupéfiante réunissant 21
artistes venus de dix-sept pays, à dresser le panorama de ce
changement d’époque et de paradigme. « Cette exposition présente le
travail d’artistes ayant des choses à dire à travers leurs œuvres. Elle
soulève certes de nombreuses questions sur différents sujets mais il ne
s’agit pas d’un manifeste. L’intention est surtout de ne pas se cantonner à
une seule idée, bien au contraire. » Combinant les esthétiques, des
sculptures libres de droits réalisées par imprimante 3D d’Oliver
Laric aux fascinants tableaux de Nick Relph en passant par la
performance d’Ei Arakawa sur l’euro ou le film Asian One (2018) de
Cao Fei, tous les artistes concourent à dresser le constat d’un système arrivé à son terme, et opérant de nombreuses mutations. Si
le titre volontairement accrocheur de Post-Capital ravirait
certainement nombre de penseurs que l’on retrouve dans le
catalogue qui tient également lieu d’essai, les artistes présentés dessinent avant tout le prisme d’une société dérégulée où la
présence de l’homme n’a jamais été autant marginalisée
qu’aujourd’hui dans l’économie de marché. « Pour certains, la relation
à l’économie est évidente, immédiate. Pour d’autres, elle est plus discrète
et plus profonde » poursuit Michelle Cotton. Mutations du travail
avec cette incroyable pointeuse numérique Handpunch de la
photographe américaine Cameron Rowland qui reconnaît les
empreintes d’employés afin de mesurer leur temps de travail ou cet
incroyable prototype de « cage pour travailleurs » de Simon Denny,
ces œuvres nous dévoile un système qui, après avoir épuisé toutes
ses ressources notamment naturelles, s’attaque à celle qu’il ne peut
contrôler : le temps.

Le capitalisme avait institué la propriété privée comme valeur
matricielle. Mais il a dû se résoudre à s’attaquer à la principale
d’entre elle, le corps, afin d’en faire une marchandise. Le basketteur
Sandy Perry s’est ainsi vu transformer sans son accord, en avatar de
jeu vidéo. Sa sœur jumelle Sondra, artiste américaine, décrypte et
stigmatise cette marchandisation du corps (IT’S IN THE GAME ’17 or
Mirror Gag for Vitrine Projection, 2018). Ce que confirme McKenzie
Wark dans sa contribution au catalogue : « nous avons tout
simplement épuisé les ressources planétaires pouvant être transformées
en marchandises. Désormais la marchandisation en est réduite à
cannibaliser ses propres moyens d’existence, tant naturels que sociaux. »

Dans cette lutte artistique pour dénoncer un capitalisme dévorant
ses propres enfants et notamment sa fille prodigue, la monnaie, dont
les dérives sont explicitées par le travail du français Mohamed
Bourouissa avec sa fabrication de pièces à l’effigie du rappeur Booba
(All-in, 2012), des interstices de résistances s’organisent. D’un état
des lieux, l’exposition avance ainsi quelques perspectives. Lara
Favaretto portant dans ses installations secrètes (Thinking-Head,
2017-ongoing), l’étendard d’une guérilla du savoir ou Hito Steyerl
avec ses jardinières collectives (FreePlots, 2019-ongoing), tentent
d’édifier des communs pour sortir de cette spirale mortifère.

Telle est la leçon de l’exposition : la fin de ce système est proche. A
l’image du MiG-21 enroulé d’une pizza liquéfiée de Roger Hiorns
(The retrospective view of a pathway, 2017-ongoing), d’une Union
soviétique perfusée de consumérisme, le capitalisme est sous
assistance respiratoire. Mais en disant cela, on ne dit pas grand-
chose car ces artistes, exerçant tant leur rôle de vigie que de guide,
nous interpellent : voulons-nous réellement, comme les
personnages de la fascinante installation de Liz Magic Laser (In Real
Life, 2019) qui se laissent filmer, que tout cela s’arrête ? Pas sûr…

Par Laurent Pfaadt

Post-Capital : Art et économie à l’ère du digital, MUDAM (Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean) jusqu’au 16 janvier 2022.

Post-Capital : A Reader, sous la direction de Michelle Coton avec notamment des textes de Shoshana Zuboff, Heike Geissler ou
McKenzie Wark, Mousse Publishing, 2021

A lire également : Shoshana Zuboff, l’Age du capitalisme de
surveillance, Zulma, 876 p.