Nessim
Chikhaoui avait réalisé Placés, sorti
en 2022, nourri par son expérience d’éducateur. Il s’intéresse ici au monde des
hôtels de luxe où une clientèle richissime côtoie sans les voir les hommes et
les femmes qui y travaillent. Des mouvements sociaux avaient fait parler avec
les « Kellys » en 2017, en Espagne, et en 2021, le groupe Accor avait
cédé face à une grève de près de deux ans de l’hôtel Ibis Batignolles. Petites mains a été inspiré par ces
luttes.
Les petites mains, ce sont les femmes
de chambre de l’Aston Palace, Violette, Safiatou, Aïssata et toutes les autres
qui font le ménage de ces chambres à 9000 euros la nuit pour un salaire de
misère. Elles sont externes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas employées par
l’hôtel et sont envoyées par des sociétés de sous-traitance. De ce fait, elles
n’ont pas les avantages des rares internes – prime, plateau repas, croissant du
matin … surtout, elles sont sous-payées et exploitées dans des conditions de
travail qui frisent la maltraitance : un aspirateur pour tout un étage et
des produits d’entretien qu’elles doivent parfois elles-mêmes fournir à leurs
frais. Les cancers liés à ces produits toxiques ne sont pas rares dans cette
profession. Ces femmes se dévouent corps et âme avec la nécessité de nourrir
leurs enfants et l’envie de les voir réussir leur vie. Aussi, les Cégétistes
manifestent sous les fenêtres du Palace rejoints tous les jours par d’autres
femmes de chambre qui n’en peuvent plus d’être invisibles, ni écoutées.
Eva, toute jeune venue, remplace l’une
des grévistes. Elle est encadrée et formée par une interne, Simone, jouée par
Corine Masiero qui, décidément, mérite bien d’autres rôles que celui du
Capitaine Marleau. Elle est ce que ces femmes vont devenir le temps passant –
corps malmené, perclus de douleurs à force de gestes épuisants et de charges à
porter. Eva, c’est Lucie Charles-Alfred, révélée dans Placés et qui confirme ici un jeu pétillant et habité, prometteur
pour les autres rôles que le cinéma ne manquera pas de lui offrir.
Petites
mains traite un sujet
sérieux sur un ton positif et joyeux. Les actrices qui jouent Violette,
Safiatou et Aïssata : Salimata Kamate, Marie-Sohna Condé et Maïmouna
Gueye, ont une énergie qui porte le film et elles offrent des moments de pure
comédie. Ce sont pourtant des situations dont le réalisateur a entendu parler.
Violette vient travailler avec les cheveux teints d’une couleur trop olé-olé et
elle est obligée de se rendre chez le coiffeur pour en changer, perdant ainsi
sa journée de travail et son salaire. Ou encore, une séquence désopilante dont
il serait dommage de révéler le contenu, très charmante et incongrue, dénonce
toutefois le caprice d’un client, de ces clients richissimes qui se croient
tout permis. Scénario subtil co-écrit avec Hélène Fillières qui nous préserve
des scènes plombées et posées au profit de la fantaisie dans un milieu aux
codes rigides. Le contraste crée la surprise. Belle idée aussi, au cœur de
l’enjeu de la réalisation, que le mode d’action choisi par les femmes de chambre
pour se faire entendre des « patrons » : un défilé festif et
musical sous les fenêtres du Palace pendant la Fashion Week, sous la houlette
de Kool Shen, étonnante incarnation du syndicaliste à barbe en collier et
lunettes carrées, porte-voix de ces femmes.
Face à ces mères résignées qui enfin
se révoltent, Simone, femme au corps cassé est mise à la retraite
prématurément, jugée inapte à travailler. Mais encore, c’est la tendresse et
l’espoir qui prévalent avec des liens affectifs qui se nouent entre elle et un
professeur de claquettes et avec Eva. Eva incarne la jeune génération pour qui
rien n’est joué et qui peut, elle, décider de son destin. Eva mais aussi Ali,
formidable Abdallah Charki, 1er rôle dans Ma part de Gaulois et bientôt dans la Saison 3 d’Hippocrate. Pour Les Petites Mains qui sort le 1er mai, tous les astres
sont alignés pour que le film rencontre un joli succès.
Biographie passionnante de l’historien romain Dion
Cassius
Aujourd’hui
connu pour son œuvre d’historien, Dion Cassius fut d’abord un haut
fonctionnaire puis un homme politique de l’Empire romain. Originaire de Nicée
dans la province de Bithynie (aujourd’hui Iznik en Turquie), Dion Cassius
naquit vers 165. Fils d’un patricien ayant occupé des fonctions de gouverneur,
il arriva avec ce dernier à Rome à la fin du règne de Marc Aurèle. A partir du
règne de Commode et jusqu’à celui du dernier empereur de la dynastie des
Sévères, Sévère Alexandre, Dion Cassius observa ainsi l’histoire en marche en
occupant de hautes fonctions – gouverneur de Pannonie puis consul en 228 – et
devenant un acteur de cette même histoire. Retraité, il décida alors d’écrire
son Histoire romaine, œuvre monumentale composée de 80 livres et qui
s’étend de la fondation de Rome jusqu’à son époque.
Buste de Caracalla copyright musée du Louvre
Pendant
longtemps et jusqu’à une vingtaine d’années, l’oeuvre de Dion Cassius ainsi que
son apport à l’historiographie romaine a été minorée, voire méprisée. C’est en
premier lieu le grand intérêt de cette biographie, celui de rendre justice au
travail de cet homme qui rappelle un peu son grand modèle, Thucydide qui fut
lui-aussi – on l’a oublié – un homme politique avant d’être l’historien de
référence de la guerre du Péloponnèse. S’inscrivant dans une longue tradition
d’historiens d’origine grecque qui va de Polybe à Appien, Dion Cassius
s’employa depuis son observatoire politique à raconter ces années de mutations
précédant la crise du troisième siècle dans ce que les historiens ont depuis
qualifié d’anarchie militaire.
Au-delà
des parties parfois fragmentaires de l’Histoire romaine, lire l’œuvre de
Dion Cassius permet également de prendre connaissance des difficultés de
rédaction et de collecte des sources afin de constituer un récit de cette
taille. Jesper Majbom Madsen, grand spécialiste de l’historien qui contribua
d’ailleurs avec Marianne Coudry, autre figure réhabilitatrice de Dion Cassius –
elle participa à l’édition de l’Histoire romaine dans les Budé des
Belles Lettres – et qui signe la préface, y parvient parfaitement.
Si
la fiabilité du récit de Dion Cassius n’est plus à questionner et permet selon
l’auteur d’apprendre des détails peu connus sur des évènements marquants de
l’histoire romaine, son Histoire romaine est également un traité
politique où l’auteur vante notamment les mérites de la monarchie, seul système
capable selon lui, d’assurer la stabilité, à l’inverse de la démocratie. Une
monarchie qui cependant ne doit pas être basée sur un système dynastique comme
celui mis en place par l’empereur Septime Sévère car « aux yeux de
Dion, Sévère plaçait sa quête de gloire et la réputation de sa famille
au-dessus des intérêts et de la sécurité du peuple romain » écrit
l’historien danois. Un éloge qui n’empêche pas Dion Cassius de critiquer
vivement certains empereurs notamment Commode et Caracalla.
La
biographie de Jesper Majbom Madsen met également en lumière la réflexion d’un
historien sur un empire entré dans cette époque qui allait faire basculer son
destin, celle de la montée en puissance de l’ordre équestre, et d’une armée qui
allait faire et défaire les empereurs. Car pour Dion Cassius, la nature humaine
est mue par deux principes : la cupidité et la haine car « le
pouvoir corrompt, les individus luttent toujours pour la gloire et le
succès ».
A-t-on réellement évolué depuis ?
Par Laurent Pfaadt
Jesper Majbom Madsen, Dion Cassius, un historien méconnu, traduit par Marianne Coudry. Avant-propos de Marianne Coudry. Préface de J. M. Madsen. Les Belles Lettres, 212 p.
Dans la rue Sivtsev Vrajek de Moscou résonne une drôle de musique. Celle de l’opus 37 joué par un piano déchirant l’air. Celle d’un monde, celui de la Première guerre mondiale et d’une Russie, prêt à basculer dans l’abîme. Celles enfin des voix d’Ivan Alexandrovitch, ornithologue et de sa petite-fille,Tanioucha, qui rythment ce roman magnifique.
Après
plus d’un demi-siècle passé dans les éditions de l’Age d’homme, ce petit bijou
de la littérature russe est à nouveau disponible dans la bibliothèque de
Dimitri. Son auteur, Mikhaïl Ossorguine participa à la révolution de 1905 et
fut emprisonné. Libéré, il fonda la fameuse boutique de livres des écrivains de
Moscou avant de faire parti du bateau des philosophes, ces 150 écrivains
expulsés par Lénine, en compagnie notamment du philosophe Nicolas Berdiaev et
du dernier secrétaire de Tolstoï, Valentin Boulgakov. Cette expulsion qui lui
sauva peut-être la vie avant la terreur stalinienne. Réfugié en France, il y
mourut en 1942.
Avec sa puissance narrative incroyable qui n’a rien perdu de sa force, une rue à Moscou, son magnum opus écrit il y un siècle, est une sorte de kaléidoscope de l’humanité. Ses multiples chapitres souvent courts sont comme autant de souffles brefs, langoureux d’un monde où cohabitent rats et hirondelles. Proprement majestueux.
Par Laurent Pfaadt
Mikhaïl Ossorguine, Une rue à Moscou (Sivtsev Vrajek), traduit du russe par Léo Lack, coll. Bibliothèque de Dimitri Aux éditions Noir sur Blanc, 460 p.
Tout
le monde connaît le Médée de Luigi Cherubini, encensé par Brahms et
qu’immortalisa Maria Callas sur la scène de la Scala en compagnie de Leonard Bernstein
en 1953 puis au cinéma dans le film de Pasolini. Mais avant Cherubini, il fut
une autre Médée, celle de Marc-Antoine Charpentier qu’Hervé Niquet et son
ensemble, Le Concert Spirituel, tirent des ténèbres musicaux. Composée en 1693
sur un livret de Thomas Corneille, le frère de Pierre, puis créée en décembre
1693 à l’Académie royale de musique devant plusieurs membres de la cour
notamment le Dauphin et Monsieur, cette Médée était tombée dans l’oubli, comme
punie par les dieux de la musique et surtout par les mânes de Lully et ses
gardiens qui ont ouverts les enfers musicaux sur Charpentier car selon Hervé
Niquet, « l’oeuvre représentait une caricature féroce de la société de
l’époque ». Il fallut ainsi attendre presque trois siècles pour la voir
renaître, en 1984 plus précisément, lorsque Michel Corboz en donna, à l’Opéra
national de Lyon, une première production. Puis, de nouvelles recherches menées
par Hervé Niquet et le centre de musique baroque de Versailles ont permis de
restituer les conditions originelles d’interprétation de l’œuvre de
Marc-Antoine Charpentier.
« L’ouvrage est absolument formidable » rappelle Hervé Niquet qui, en compagnie de son ensemble, le Concert Spirituel s’est emparé du mythe pour lui offrir cette nouvelle jeunesse. Et pour incarner cette nouvelle Médée, il a choisi l’une de nos plus belles sopranos, Véronique Gens, pythie vocale de longue date du Concert Spirituel et d’Hervé Niquet. Elle campe une Médée à la fois sombre et bouleversante que se hisse à la hauteur de l’émouvante interprétation de Lorraine Hunt-Lieberson dans la version des Arts florissants (Erato, 1994) notamment dans cet « enfer obéit à ta voix » (Acte III scène 6) d’anthologie. Avec ses graves caressés du souffle putride de la mort, elle personnifie à merveille une Médée machiavélique qui alla jusqu’à tuer ses propres enfants. Véronique Gens règne ainsi sur une pléiade de voix féminines au sein de laquelle se détache celle de Jehanne Amzal qui interprète plusieurs rôles notamment le premier fantôme. Installée sur le trône d’un royaume musical bâti à merveille par un Hervé Niquet à la fois chef et coryphée, cette Médée ensorcelle.
Par Laurent Pfaadt
Marc-Antoine Charpentier, Médée, Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet, Alpha, Outhere Music
Médée de Marc-Antoine Charpentier est également à l’affiche de l’opéra de Paris (Palais Garnier) sous la direction de William Christie et les Arts florissants, du 10 avril au 11 mai 2024
Deux
avions américains viennent de se percuter et d’exploser en Espagne, au-dessus
de la ville d’Almeria. Parmi les débris répandus se trouvent quatre bombes H
capables de rayer de la carte toute l’Andalousie et surtout de répandre une
pollution radioactive pour des décennies. Un heureux hasard fait qu’au même
moment se trouve sur place le journaliste du Globe, Guy Lefranc, enquêtant sur
son oncle, un ancien membre des brigades internationales durant la guerre
civile espagnole. Les Américains, dépêchés sur place, retrouvent vite trois
bombes mais une quatrième est manquante si bien qu’une course poursuite
s’engage dans un chassé-croisé bien maîtrisé entre guerre froide et les ombres
de la guerre d’Espagne.
Les fidèles de Jacques Martin, Régric et Roger Seiter répondent une nouvelle fois, présents. Notre alsacien préféré, après une incursion dans la Rome antique, revient à ses premiers amours en embarquant Lefranc et ses lecteurs dans cette palpitante aventure. Avec ce sixième album, Roger Seiter fête ainsi, de la plus belle des manière, son dixième anniversaire auprès du héros, entamé avec Cuba libre à qui il fait d’ailleurs un petit clin d’œil. Un cocktail s’impose donc. Et celui-ci s’annonce explosif !
Par Laurent Pfaadt
Régric, Roger Seiter/Jacques Martin, Lefranc T35, Bombe H sur Almeria, Chez Casterman, 48 p.
A
l’occasion du 35e anniversaire du Concert Spirituel, la formation
musicale qu’il créa en 1987 et de la sortie du Médée de Marc-Antoine
Charpentier, le chef d’orchestre Hervé Niquet revient cette incroyable aventure
musicale
Hervé Niquet (copyright Henri Buffetau)
Comment êtes-vous venus à la musique ?
D’abord
via le piano que j’ai étudié à Amiens avec Marie-Cécile Morin qui fut l’élève
de Marguerite Long et connut Maurice Ravel qui annotait ses souhaits sur sa
partition. J’ai ainsi appris le piano avec les notes de Ravel. C’est ce qui m’a
donné le goût des sources, de ce contact direct avec le papier original, de
cette parole transmise directement du compositeur à l’interprète.
Comment
êtes-vous passés de cette musique française du début du 20e siècle
au baroque ?
Vous
savez, c’est la même musique. A partir de Jean-Baptiste Lully qui a fixé les
canons, seuls l’instrumentarium, la sociologie, la politique ont changé car il
faut savoir que la musique n’est une variable d’ajustement et un outil de
pouvoir. De Lully à Poulenc, c’est quasiment la même chose, il n’y a pas de
rupture.
Vous
avez été profondément marqués par William Christie et Nikolaus Harnoncourt,
notamment dans leur volonté de revenir aux sources
Oui,
ces deux personnages ne se contentaient pas de s’entendre dire « c’est
comme cela qu’il faut faire ». Ils ont juste posé une question :
« pourquoi ? » et moult personnes ont été incapables de leur
répondre. Ils ont donc cherché leur « pourquoi » ainsi que les
réponses. C’est comme cela qu’à démarrer ce mouvement dit baroque, de recherche
de musique ancienne. Les écrits de Nikolaus Harnoncourt restent aujourd’hui
encore pour moi des livres de référence que j’emmène en vacances. Ils ont été
fondateurs pour moi. Et puis j’ai vu nombre de ses répétitions et concerts.
Quant à William Christie, c’est cet Américain incroyable qui a sauvé la musique
baroque française en mêlant notre vision patinée des antiquités françaises avec
quelque chose de neuf, de clinquant, de vrai, de direct et de contemporain. A
ce titre, il faudrait décerner une médaille à William Christie. Ces rencontres
ont déclenché quelque chose chez moi et chez d’autres. Aujourd’hui, je me sens
obligé de faire la promotion de la musique française.
Vous
allez alors créer votre ensemble, le Concert Spirituel. Comment est-il
né ?
Le
hasard des rencontres a fait que j’ai créé mon ensemble. Et lorsque j’ai
cherché un nom, il s’avérait que le Concert Spirituel était un ensemble
historique créé à Paris en 1725. Il existe encore de nombreux documents du
Concert Spirituel : le répertoire, les programmes des 1200 concerts, les
fiches de paie des musiciens, les effectifs, etc.
Vous
avez ainsi ressuscité nombre de partitions oubliées. Comment se passent vos
recherches ?
Cela
varie. Durant les vingt premières années, j’ai quasiment tout fait tout seul.
J’allais à la Bibliothèque Nationale chercher ce que je voulais pour faire des
programmes. Et parfois, arrivé à la lettre B en cherchant Boismortier, un peu
plus loin je trouvait Bouteiller ou un peu avant Blanchard. C’est un temps de
recherches que j’appelle le temps mou qui n’est pas quantifiable car il ne se
passe rien d’autre que de la gourmandise.
Après
vingt ans et la multiplication des concerts, j’ai eu moins de temps pour aller
dans les bibliothèques. J’ai pu alors m’appuyer sur le centre de musique
baroque de Versailles et le Palazzetto Bru Zane de Venise qui œuvrent
énormément dans la recherche du patrimoine musical.
Vous
avez fêté l’an passé, le trente-cinquième anniversaire du Concert Spirituel,
que retenez-vous ?
D’abord
que cela n’est pas terminé ! Ensuite que c’est toujours aussi dur qu’au
premier jour et enfin qu’on a rien changé à notre façon de travailler qui mêle
recherche et application. Et entre les deux, trouver de l’argent pour faire ces
projets absolument fous. D’aucun nous ont dit que ça ne durerait pas et que
cela n’intéresserait personne. Au final, on remplit des salles dans le monde
entier.
Et
quelques grands concerts…
On a
fait d’énormes choses. Music for the Fireworks & Watermusic
de Haendel au château de Versailles et au Parc Retiro à Madrid devant 40 000
personnes. Pour moi, c’est la vraie bonne pédagogie : une chose d’extrême
qualité, très pointue dont les gens n’ont pas tout à fait le discernement mais
ressentent l’appréhension d’un bonheur. Et dans le même temps, des concerts
dans des petites salles comme récemment dans la Sainte Chapelle devant 300
personnes. C’était aussi important, difficile, dangereux mais tout aussi
agréable qu’avec Water Music.
S’il
y avait un souvenir, une découverte que vous retiendrez de ces trente-cinq
années ?
Le motet de Joseph Bodin de Boismortier, Exaudiat Te, un motet qu’il avait proposé au Concert Spirituel vers 1750 et qui a été refusé par le bibliothécaire. Boismortier n’avait même pas ouvert l’enveloppe contenant le motet qui était revenue chez lui car il savait ce qu’il contenait. Et c’est moi qui l’ai ouvert. Et il est splendide !
Interview par Laurent Pfaadt
Une petite sélection du Concert Spirituel :
Médée
de Marc-Antoine Charpentier, avec Véronique Gens, Alpha, Outhere Music
Requiem
en do mineur d’Antonio Salieri mis en miroir avec celui de Mozart, château de
Versailles spectacles
Joseph
Bodin de Boismortier, Motets avec symphonies avec Véronique Gens, accord
baroque, Decca Records France, 1991
Plusieurs
enregistrements redonnent vie à la musique de Ravel
La
musique de Ravel est venue, ces derniers mois, se rappeler à nous. Tandis que
les héritiers du compositeur ont intenté un nouveau procès pour protester
contre le basculement dans le domaine public du Boléro, un film est
revenu sur la genèse de cette œuvre. Une actualité constituant un merveilleux
prétexte pour se replonger dans la musique si unique de Maurice Ravel et
notamment son œuvre au piano. Et qui dit musique unique, dit interprète unique
avec Keigo Mukawa, pianiste japonais qui nous gratifie, en successeur averti de
Martha Argerich et d’Arturo Benedetti Michelangeli d’une intégrale des œuvres
pour piano seul du génie de Ciboure. Dans ce double CD, il a réussi non
seulement à comprendre et à restituer le phrasé ravelien mais est également
entré en empathie avec le compositeur. Cela donne une interprétation proprement
exquise notamment un magnifique Gaspard de la nuit ou une Pavane pour
une infante défunte de toute beauté. Il rêvait depuis des années
d’enregistrer l’intégrale de l’oeuvre pour piano du maître. Et il faut bien
dire qu’il a réussi à nous emmener à l’intérieur de celui-ci.
Peut-être
que dans ces Miroirs aériens, translucides, Keigo Mukawa a-t-il vu le
reflet d’un Arturo Benedetti Michelangeli lors de son enregistrement légendaire
du concerto pour piano en sol majeur au Royal Festival Hall de Londres (1982)
accompagné du London Symphony Orchestra sous la direction du chef d’orchestre
roumain Sergio Celibidache. L’enregistrement était connu mais il n’existait
qu’une captation vidéo du concert. Grâce au label The Lost Recordings, expert
en renaissance de pépites musicales (classiques et jazz), celui-ci est
aujourd’hui accessible et permet d’entrer, le temps d’une pause, dans cette
rêverie ouverte dans la marche du temps. La rencontre solaire entre les deux
interprètes de génie est absolument géniale. Car Celibidache n’aimait pas les
enregistrements et Michelangeli ne libérait son instrument que s’il était
certain de l’emmener au firmament. Cette restauration prodigieuse permet de
s’absorber pleinement, de s’abandonner totalement à la magie de l’oeuvre, en
particulier dans ce très bel adagio qui semble porter en lui l’Histoire
avec un grand H après que les deux hommes aient dressé, ensemble, un
arc-en-ciel sonore dans l’Allegramente. Dix ans plus tard, Celibidache
et Michelangeli allaient reprendre à Munich leur dialogue ravélien sans pour
autant retrouver la magie londonienne.
Si ces oiseaux de nuit nous ont quitté, Michelangeli en 1995, Celibidache un an plus tard, leurs colombes musicales sont, en revanche, restées dans l’âme de ces pianos que déploient les pianistes de la nouvelle génération. Et notamment Sofya Melikyan merveilleuse musicienne française d’origine arménienne, qui rend un très bel hommage aux oiseaux tristes de ces mêmes Miroirs dans un album doux comme un rêve enfantin. Avec cette interprétation féerique et pleine de grâce, la virtuose passe allègrement de Déodat de Severac à Frederico Mompou et à ses merveilleuses Scènes d’enfants comme pour nous rappeler l’influence d’un Maurice Ravel demeuré éternel et qui continue, tel un phénix, à enchanter nos nuits.
Par Laurent Pfaadt
Keigo Mukawa, Maurice Ravel, Complete works for piano solo, 2CDs, Etcetera, SOCADISC
Ravel, Piano Concerto in G major,
Arturo Benedetti Michelangeli, London Symphony Orchestra, dir. Sergiu
Celibidache, The Lost recordings,Sofya
Melikyan, Présence lointaine, Rubicon
Deux ans de guerre. Une invasion. Des violations du droit international. Le retour de la guerre en Europe.
Deux ans d’exils, de morts, d’enfants kidnappés, de crimes de guerre que l’on pensait définitivement oubliés. Quatre-vingt ans plus tard, Kiev a été une nouvelle fois bombardée. A Kharkov, les cendres de la bataille se sont rallumées.
Deux ans de combats, acharnés. Un front stabilisé, une contre-offensive ratée. Des généraux limogés. Des morts par dizaines de milliers. Des pères. Des fils. Mais aussi des mères, des filles qui se battent sur le front et montrent que le combat pour la liberté de l’humanité est l’affaire de tous.
Deux ans de résistance d’un peuple magnifique, au courage incommensurable. Un exemple pour le monde entier. Des noms gravés dans la légende : Marioupol dont le documentaire de Mystyslav Chernov, 20 jours à Marioupol, vient d’obtenir l’oscar du meilleur film documentaire, Kherson ou Hostomel.
Et
puis le 16 février arriva une nouvelle en provenance de ces terres gelés de
l’Arctique où bon nombre d’Ukrainiens hostiles au régime soviétique avaient été
envoyés par le passé : Alexeï Navalny vient de mourir dans son
pénitencier. Le maître du Kremlin est parvenu à ses fins : écraser toute
résistance à son pouvoir qu’il s’agisse d’un puissant seigneur de guerre, d’un
modeste pilote d’hélicoptère ou d’un opposant politique. Mais pour combien de
temps encore ?
Ce
huitième épisode de bibliothèque ukrainienne se place sous le signe de la
résistance. De tous ceux qui, durant l’histoire ont défié et continuent de
défier, au nom de l’Ukraine, ces tsars rouges ou noirs qui ont dirigé depuis
plus d’un siècle la Russie ou ses avatars.
Bibliothèque publique de Velyka Pysarivka
Aujourd’hui,
près de 700 bibliothèques ont été endommagées dans tout le pays. Le 19 mars
2024, l’armée russe a détruit le nouveau bâtiment de la bibliothèque publique
de Velyka Pysarivka au nord-ouest de Kharkiv, à la frontière russe. Trois jours
plus tard, celle de Byjmerivska, dans la région de Soumy, a été pulvérisée. Le
25 mars, l’armée russe a détruit le bâtiment de l’Académie d’État des arts
décoratifs, appliqués et du design de Kiev qui porte le nom de Mykhailo Boichuk
(1882-1937), peintre ukrainien appartenant à la génération de la Renaissance
fusillée.
Bibliothèque publique de Velyka Pysarivka
Malgré
cela, des résistants continuent à œuvrer pour que les bibliothèques, le livre,
le savoir et la culture ukrainiens subsistent. Pour que d’autres puissent
continuer à écrire et trouver leurs places dans ces bibliothèques ukrainiennes
qui, partout, se reconstruisent. Comme dans la bibliothèque publique de
Trostianets dans la région de Soumy où un nouvel espace pour jeunes lecteurs a
été ouvert après la libération de la ville en mars 2022.
Ce
nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne souhaite également rendre hommage
aux artistes et hommes de lettres tombés au front : Oleh Shemchuk,
journaliste d’investigation et écrivain, auteur de Seven Days in the White
World, le journaliste Volodymyr Petrenko, le poète Maksym Kryvtsov, et de
nombreux professionnels du théâtre, de la télévision ou de la musique comme le
chef de l’orchestre philharmonique de Kherson, Yuri Kerpatenko, abattu à
travers la porte de son appartement le 27 septembre 2022 pour avoir refusé de
diriger un concert organisé par les forces russes d’occupation.
Bienvenue
dans ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne.
Simon Schuster, Nous vaincrons, le journal de guerre de Volodymyr Zelensky traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Leclère Harper Collins, 480 p.
Volodymyr
Zelensky est bien évidemment le premier résistant à la puissance russe et à son
tsar, Vladimir Poutine, qui tenta à plusieurs reprises de l’assassiner
notamment le 6 mars dernier alors que le président ukrainien se trouvait en
compagnie du Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis. Zelensky, l’acteur
d’une série télévisée devenu celui d’une nation en péril et de la marche du
monde. L’acteur d’une paix qui ne tient plus qu’à un fil. Pendant plusieurs
mois, Simon Schuster, journaliste russo-américain à Time Magazine a eu accès au
président ukrainien ainsi qu’à son gouvernement, à l’état-major et l’a suivi
pour en tirer cette biographie aux accents de journal de guerre.
Le
titre en français, Nous vaincrons, pourrait laisser croire à des
mémoires. Il n’en est rien même si Volodymyr Zelensky se confie abondamment.
Son titre en anglais, The Showman est plus explicite car il monte la
lente transformation de cet acteur de télévision, un peu naïf et drôle en chef
de guerre implacable doublé d’un stratège militaire et d’un communiquant hors
pair. Même si lire les évènements de cette guerre à travers les yeux du
président ukrainien est éminemment fascinant, l’attrait majeur du livre est
avant tout dans la transformation de cet homme que rien ne prédestinait à un
tel destin. Comment il a su s’adapter à sa nouvelle fonction mais surtout aux
circonstances en utilisant ses aptitudes pour devenir cet incroyable
communiquant qui a brisé l’invasion russe. Au cours de ses nombreux entretiens
avec Volodymyr Zelensky y compris avant l’élection de ce dernier, Simon
Schuster montre que les héros, tout comme les tyrans d’ailleurs, naissent
souvent chez des gens ordinaires confrontés à des situations extraordinaires.
Elena Kostioutchenko, Russie, mon pays bien aimé, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Emma Lavigne Aux éditions Noir sur Blanc, 400 p.
En
Russie, les opposants sont comme les têtes d’une hydre. Sitôt coupées, elles
finissent immanquablement par repousser. C’est juste une question de temps.
Celle de Boris Nemtsov a été remplacée par celle d’Alexeï Navalny qui, sitôt
éliminée, lui a succédé celle de son épouse Ioulia Navalnaïa. Il a fallu
attendre quelques années après son élimination pour voir celle d’Anna
Politkovskaïa, cette journaliste intrépide qui dénonça les manipulations et les
ravages de la guerre en Tchétchénie. Assassinée dans le hall de son immeuble en
octobre 2006, elle a donné naissance à de nouvelles têtes et notamment à celle
de Elena Kostioutchenko, reporter pour Novaïa
Gazeta. Et l’ombre de Politkovskaïa
n’est jamais bien loin, ses mots « surgissent dans n’importe quelle
conversation. Ils changent à mesure qu’ils sont racontés pour atteindre leur
signification maximale » et se retrouvent dans les rêves et les
cauchemars d’une journaliste qui même en fuyant la Russie, a fait l’objet comme
Nalvany, d’une tentative d’empoisonnement en Allemagne.
Autre
guerre mais même combat contre un homme qui mène son pays à la ruine. Notre
journaliste part ainsi, dès mars 2022 pour le front afin de dire aux Russes la
réalité de cette guerre que Poutine mène en leur nom. Russie, mon pays bien
aimé est le résultat de ces enquêtes. C’est un livre fort, puissant. Rien
n’est omis car être journaliste c’est dire la vérité comme le rappelle la
quatrième de couverture. Une vérité tirée de ces rêves de liberté que porta
Anna Politkovskaïa.
Yves Ternon, Makhno, la révolte anarchiste, 1917-1921, le goût de l’histoire Les Belles Lettres, 288 p.
Il y
a plus d’un siècle, entre 1917 et 1921, en Ukraine, Nestor Makhno, un jeune
militant anarchiste aujourd’hui vénéré comme un héros, mena une révolte de
partisans en soulevant une partie de la paysannerie ukrainienne. La
Makhnovitchina fut ainsi « le cri du village ukrainien » qui
se heurta très vite aux désillusions nées après la révolution d’octobre. En
juin 1918, Makhno alla même jusqu’à rencontrer Lénine au Kremlin avant de se
réfugier à Paris en 1926 après la fin de la révolte et la trahison par les
bolcheviks de cet idéal libertaire.
Yves
Ternon évoque cette épopée dans un livre passionnant tiré de la très belle
collection le goût de l’histoire et resté longtemps indisponible. Il nous
emmène dans ces campagnes où le noir de la terre se mêla à celui du drapeau
anarchiste face au blanc tsariste et au rouge bolchevique. Ce livre résonne
d’autant plus fortement aujourd’hui dans une mémoire ukrainienne qui a subi et
subit toujours les assauts d’une Russie qui a tout fait pour diaboliser Makhno
alors que, comme le rappelle Yves Ternon, ce dernier « fut le
révélateur, l’intermédiaire entre un peuple et son entrée dans l’histoire,
l’élément diastasique qui accélère la création.»
Joseph Kessel, Makhno et sa juive Folio, 98 p.
En
complément de l’ouvrage d’Yves Ternon, il faut relire le Makhno et sa juive
de Joseph Kessel qui peut être vu à travers ce miroir déformant des mémoires
ukrainiennes et russes. Tout commence dans un café parisien. Un Russe blanc,
ancien officier du tsar raconte l’histoire d’un homme, Nestor Makhno qui se
rebella contre le pouvoir bolchevique. Qualifié de bandit cruel et assoiffé de
sang par ses ennemis, il perpétra massacres et autres exactions à la tête d’une
jacquerie paysanne avant d’être ensorcelé par une jeune fille juive qui le
sauva de la barbarie.
Une
sorte de belle et la bête dans le tumulte de la révolution d’octobre. Une
histoire magnifiée par la plume d’un Joseph Kessel, lui-même russe blanc, mais
teinté d’un antisémitisme problématique. «Makhno n’aimait pas les juifs. Si
tuer des orthodoxes lui était un simple plaisir, massacrer les juifs lui
apparaissait comme un véritable devoir. Il l’accomplissait avec zèle »
écrivit ainsi Kessel.
Pour
démêler le vrai du faux, il faut revenir à l’ouvrage d’Yves Ternon qui estime
que « l’antisémitisme était si profondément gravé dans la structure
mentale du paysan ukrainien qu’il paraît difficile d’imaginer le mouvement
makhnoviste épargné par cette gangrène » avant de poser la
question : Makhno fut-il ou non un antisémite ? » Et
l’auteur de nous rappeler que les juifs jouèrent un rôle important dans les
mouvements makhnovistes et que certains révolutionnaires juifs y occupèrent de
hautes fonctions. Et si le paysan et le juif vivaient côte-à-côte en Ukraine « sans
se comprendre », les pogroms que Makhno dénonça furent essentiellement
le fait de véritables bandits paysans associés à tort au mouvement makhnoviste
et mais également de cosaques.
Un
livre à lire d’abord pour ce qu’il est : un magnifique roman d’aventures.
Sébastien Gobert, L’Ukraine, la République et les oligarques, comprendre le système ukrainien Aux éditions Tallandier, 352 p.
La
formidable résistance des Ukrainiens s’exerce également à l’intérieur de leur
pays qui, on l’a peut-être un peu oublié, reste l’autre contrée des oligarques.
C’est d’ailleurs ce qui expliqua la frilosité de l’Union européenne à vouloir
précipiter l’entrée du pays dans l’UE malgré une accélération du calendrier. « Les
Ukrainiens résistent contre la guerre que leur mène la Russie depuis 2014. Ils
sont en conflit contre leur propre corruption depuis plus de trente ans. C’est
dans la lutte qu’ils se sont formés ; c’est dans la lutte qu’ils entendent
préserver leurs acquis et défendre leur droit à l’avenir » écrit ainsi
Sébastien Gobert.
A
travers une galerie politique fascinante d’une Ukraine qui a donné six
présidents et seize premiers ministres depuis la fin de l’URSS, de Leonid
Koutchma, ancien apparatchik devenu Président entre 1994 et 2005 et instigateur
du système des oligarques à Volodymyr Zelenski en passant par Viktor
Ioutchenko, Petro Porochenko, le « réformateur en chocolat » et le
pro-russe Victor Ianoukovitch surnommé le « kleptocrate » et dont le
palais présidentiel symbolisant l’outrance de ses prévarications, devint un
musée de la corruption, l’auteur analyse avec brio ce système, cette
« république » des oligarques, les différences de cette dernière par
rapport à son homologue russe avec qui elle entretint, selon les protagonistes,
des liens forts, mais également la confiscation de l’espace public et des
richesses du pays. Un système donné pour mort notamment depuis Maïdan qui a
pourtant montré toute sa résilience et sa capacité d’adaptation mais qui doit
faire face à des évolutions économiques et sociales portées par une société
civile avide de justice. Nourri d’une douzaine d’années de reportages et de
rencontres, son enquête passionnante plonge ainsi au cœur d’un système né au
milieu des années 1990 et qui fait face aujourd’hui à un désir d’Europe
accéléré par la guerre et qui a conduit le peuple à mener plusieurs
révolutions.
Volodymyr Zelensky, lui-même porté au pouvoir par un oligarque, a promis de mener cette autre guerre. « Nous vaincrons » a-t-il dit. Nous verrons.
Sur un sujet éminemment politique » Vielleicht « , qui signifie « peut-être », de la Cie Absent-e pour le moment est un spectacle militant qui nous renvoie à la fin du XIXème siècle dans les années où l’empire allemand dirigé par Guillaume II et le chancelier Bismarck décide à l’instar des Français et des Britanniques de s’accaparer des territoires sur le continent africain pour en faire ce qu’ils appellent, non pas des « colonies », mais des « protectorats ».
Ces faits seront évoqués au cours du spectacle qui ne sera pas un cours d’histoire mais une sorte de conférence très animée et documentée grâce à la prestation remarquable des deux comédiens d’ascendance africaine, Safi Martin Yé et Cédric Djeje, celui-ci ayant conçu et mis en scène ce spectacle écrit par Ludovic Chazaud et Noémi Michel, à partir d’une expérience vécue par Cédric qui, artiste de théâtre en Suisse avait obtenu une résidence de six mois à Berlin.
Au cours de ce séjour il découvre l’existence dans l’arrondissement de Weddingd où il réside d’un quartier dit « africain’ » non pas en raison de sa population mais parce que les rues portent des noms de pays africains, par exemple Togostasse, Senegalstrasse, Kameruner stasse et le nom des colonisateurs. Il apprend aussi que depuis de longues années des associations militent pour que ces noms soient remplacés par les noms de ceux qui ont lutté contre la colonisation mais que cela a du mal à aboutir d’où le titre de la pièce qui, en français signifie « peut-être ».
Un dispositif scénique conduit les spectateurs à être placés en demi-cercle, au plus près des comédiens et de leurs échanges car il s’agira de mettre en scène la relation amicale qui les unit et les pousse à communiquer toutes les informations recueillies autour de ce sujet qui les préoccupe.
On les découvrira d’emblée, dans une sorte de rituel, s’affairant autour d’un tas de terre sur lequel reposent des pots en verre étiquetés d’images. Veut-on rendre hommage aux disparus ? (scénographie Nathalie Anguezomo et Mba Bikoro)
Bientôt on les voit imaginer la fête qui s’ensuivrait si les noms étaient enfin changés, avec explosion de joie, danses et congratulations, lancers de cerfs-volants…
Ensuite on entre dans le vif du sujet, la réalité, un
entrecroisement de l’histoire de la colonisation allemande et les informations
qu’échangent les deux comédiens, tantôt ensemble tantôt entre Berlin et Genève
où habite la jeune femme.
Le problème des noms de rue leur sert de prétexte pour faire advenir ce douloureux passé où des colonisateurs, comme Franz Adolf Luderitz (1834-1886),fondateur de la première ville allemande en Namibie, Carl Peters (1856-1918), Gustav Nachtigal (1834-1885) commissaire impérial qui a annexé le Togo et le Cameroun se sont comportés en prédateurs. Sera évoqué le premier génocide, frappant les tribus Herero et Name en Namibie entre 1904 et 1908. Habilement, la mise en scène sait faire place à la mémoire par l’intermédiaire de la vidéo conduite par Valérie Stucki qui amène des images d’époque, des représentations des pays africains, d’interviews, projetés sur un écran fait de cerfs-volants rassemblés.
Préoccupés par leur vie quotidienne, leurs rencontres ou leur correspondance, les comédiens déambulent au milieu de nous, s’interpellent, personnalisent leur expérience comme le montre ce moment où l’on entend Cédric, en pleine, méditation sur son identité de personne noire d’origine africaine, demander à sa mère, présente en vidéo, pourquoi elle ne lui a pas appris le « bété », la langue de ses ancêtres.
Spectacle vivant, plein d’authenticité qui fait la lumière sur un pan d’histoire quelque peu négligé ou refoulé parce que peu glorieux comme tout ce qui a trait au colonialisme.
Un spectacle qui se remine sur une note d’espoir puisqu’il nous apprend que les militants pour le changement de noms ont réussi pour deux d’entre eux, faisant disparaitre les noms des colonisateurs pour les remplacer par ceux des résistants africains, Frederiks Cornelius ( 1864-1907) et la famille Bell (Rudolf Douala Manga Bell, 1873-1914, roi du peuple Douala au Cameroun, sa femme Emily Bell et d’autres membres de sa famille).
Les autres, peut-être bientôt… car « le nom est notre destinée » est-il dit dans la pièce qui rappelle ce proverbe africain joliment inscrit sur les coussins des sièges « c’est beaucoup de petits poissons qui ont réussi à trouer le filet du pécheur ». (Eva Michel)
Les 4 et 5 avril
derniers, dans une salle Érasme archi-comble, l’OPS proposait un
programme fort attractif, associant Ravel et Tchaïkovski. Placé
sous la conduite de son directeur Aziz Shokhakimov, l’orchestre
accueillait le jeune et talentueux violoniste franco-serbe, Nemanja
Radulovic, qui commençait ainsi sa résidence à Strasbourg.
Nemanja Radulović copyright : Grégory Massat
Né
en 1985, titulaire de très nombreuses distinctions, enregistrant
pour Warner et Deutsche Gramophone, se produisant sur scène dans une
apparence gothique et avec une présence très physique, Nemanja
Radulovic nous aura fait entendre un concerto pour violon de
Tchaïkovski, sortant vraiment des sentiers battus. Avec une
technique hors pair et une sonorité magnifique, il en proposa une
interprétation très engagée et intensément vivante, prenant
parfois le risque de fragmenter le discours avec des ralentis
extrêmes et des accélérations impressionnantes, assortis de
legato
d’une grande beauté, mais aussi de
staccato
de la plus grande virtuosité. En dépit de tous ces micro-évènements
mis ainsi en avant, le résultat s’avère des plus convaincants et
la grande ligne de l’oeuvre parfaitement cohérente, dans une
ambiance prenante et enthousiasmante, mettant la salle en joie. Il
faut dire aussi que Shokhakimov et l’orchestre, de toute évidence
séduits par l’imagination et la liberté du violoniste, lui ont
offert un écrin orchestral en parfaite harmonie. Radulovic a
enregistré, il y a déjà sept ans, une belle version de ce
concerto ; mais sa prestation strasbourgeoise nous a paru encore
plus inspirée. On peut aussi écouter sa remarquable version du
concerto pour violon de Beethoven qu’il dirige lui-même depuis son
violon. Nombre de grands violonistes actuels se complaisent dans une
esthétique souvent froide et marboréenne, parfois capricieuse et
arbitraire. On est d’autant plus saisi par un tel jeu, libre et
vivant, néanmoins très cohérent. Le dimanche 21 avril, Radulovic,
avec le concours de Charlotte Juillard et d’un petit groupe de
musiciens de l’OPS donnera, à la Cité de la Musique, un concert
entièrement consacré à J.S.Bach.
Depuis
les trois ans qu’il est en poste à Strasbourg, les quelques
incursions d’Aziz Shokhakimov dans le répertoire français ne
m’ont guère paru convaincantes. Que ce soit dans Bizet ou dans
Debussy, la texture sonore s’avère souvent massive, assortie d’une
respiration manquant de naturel. Aussi étions-nous curieux de
l’entendre dans Ravel et heureux de constater que ce compositeur
lui sied bien davantage. Ainsi nous eûmes, en début de concert, un
Alborada del gracioso
parfaitement ciselé et riche en timbres. Composée entre 1909 et
1911 à la demande de Serge Diaghilev, la symphonie chorégraphique
pour choeur et orchestre Daphnis
et Chloé, longued’environ
une heure, concluait la soirée. Inspiré du roman grec de Longus (3è
s.) mettant en scène la rivalité de deux jeunes bergers pour la
belle Chloé et les diverses aventures qui en résultent, ce chef
d’oeuvre de Ravel livre sans doute sa plus belle orchestration. De
sa discographie, évidemment abondante, se dégagent tout
particulièrement la vision impressionniste de Pierre Monteux, celles
très poétiques d’André Cluytens et Claudio Abbado, celle
particulièrement animée de Charles Münch, enfin, aux allures plus
expressionnistes, les deux remarquables versions laissées par Pierre
Boulez. L’excellente prestation de Shokhakimov s’inscrit plutôt
dans ce registre expressionniste. Ainsi abordée, le début de
l’oeuvre et son puissant crescendo orchestral et choral offrent de
singulières analogies avec celui de l’opéra de Karol Szymanowski,
Le Roi Roger,
au demeurant postérieur d’une dizaine d’années. Toujours dans
cette optique, des passages comme la
Danse grotesque de Dorcon
(le rival de Daphnis tentant maladroitement de séduire Chloé) ou
encore la Danse
guerrière
(celle des pirates ayant enlevé Chloé, jetant Daphnis dans le
désespoir) et, bien sûr, la
Bacchanale
festive qui clôture l’oeuvre furent des moments particulièrement
réussis, l’orchestre brillant de tous ses feux. En revanche, on a
entendu atmosphère plus mystérieuse et poétique dans l’éveil
des nymphes allant réanimer Daphnis évanoui, ou encore dans le
célèbre Lever du
jour
sur lequel s’ouvre la troisième partie. Mais, dans son ensemble,
cette prestation du Daphnis de Ravel fut un très beau moment, dont
la réussite incombe aussi au Choeur Philharmonique, fort bien
préparé par Catherine Bolzinger.