Dernières nouvelles de Yougoslavie

Dans ce siècle de déchirements et de sang que fut le 20e, l’ex Yougoslavie produisit, dans le sillage d’Ivo Andric, quelques grandes voix littéraires


Lorsqu’on évoque les lettres yougoslaves, un nom vient immédiatement à l’esprit : Ivo Andric, le maître, auteur de l’inoubliable Pont sur la Drina, prix Nobel de littérature en 1961 dont paraît ces jours-ci La chronique de Belgrade. En partie inédites, ses huit nouvelles offrent un voyage incroyable dans une Belgrade entre le début du 20e siècle et la fin de la seconde guerre mondiale, entre scènes de guerre et récits cocasses. Tout le génie d’Andric est là : dans cette capacité incroyable à dépeindre une époque et un pays à travers des personnages différents, ces « petites gens » comme il les appelle. Il y a indiscutablement quelque chose des Gens de Dublin de Joyce dans ces nouvelles, en ce sens qu’elles dévoilent, de la longue nouvelle Zeko en passant par Steven Karajan ou les femmes qui jalonnent ces récits, la vision d’une société à travers des personnages aux caractères si différents. Une société qui avance vers la guerre et tente de conserver malgré tout une humanité face à la barbarie. Si La chronique de Belgrade est une ode à ses habitants, la ville, de la Save qui se jette dans le Danube à la place Terazije et ses pendus en passant par la maison de rue Toltojeva, est elle-même un personnage à part entière qui se transforme, se métamorphose, s’enlaidit ou au contraire, se pare de ses plus beaux atours. 

A sa mort en 1975, Andric laissa un certain nombre d’héritiers littéraires. Son nom devint un prix récompensant un auteur de langue serbe qui fut attribué à Danilo Kis en 1983, traçant ainsi une sorte de filiation entre non seulement ce dernier et Andric mais également avec James Joyce. Pourtant, Danilo Kis demeure aujourd’hui oublié. Dans Extrait de naissance, titre de la biographie que lui consacre Mark Thompson, journaliste britannique qui a couvert les guerres d’ex-Yougoslavie, l’auteur du Sablier reprend vie. Évoquant sa vie notamment en France où il arriva dès 1962, d’abord à Strasbourg puis à Paris ainsi que son œuvre, Mark Thompson a construit un objet littéraire unique, récompensé par le prix suisse Jan Michalski de littérature (2015) et échappant aux cadres de la biographie pour décrire un écrivain tout aussi unique qui « aimait dire qu’il s’était entraîné à être écrivain bien avant d’en devenir un » et pour qui Le pont sur la Drina était le livre absolu. 

Cette première vision littéraire de l’écrivain serbe offre également à travers la lecture de son œuvre une profonde réflexion sur les deux grands totalitarismes qui secouèrent le 20e siècle. Le nazisme notamment pour celui qui allait immortaliser la Shoah dans cet inoubliable roman qui, longtemps, fut inédit, Psaume 44, l’un de ses premiers écrits avec ce bébé de deux mois dont les pleurs, au moment de passer les barbelés avec sa mère et de gagner la liberté signent à la fois un cri d’espoir et une condamnation à mort.  Le 22 février dernier, Kis aurait célébré ses 88 ans. Avec le slovène Boris Pahor, longtemps doyen des écrivains et disparu l’an dernier et Claudio Magris, son cadet de quelques années, Kis fut certainement l’un des plus illustres représentants d’une Mitteleuropa désormais bien lointaine, admiré de nombreux écrivains parmi lesquels Milan Kundera ou Susan Sontag et dont le nom fut évoqué pour le Nobel. 

De la tragédie au rire, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement l’écrivain croate Ante Tomic dans Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? comédie absolument savoureuse qui s’attarde sur la vie de Don Stipan, curé alcoolique repenti, personnage comme échappé des rues du Belgrade d’Andric ou de l’univers d’un Emil Kusturica. Après Kresimir Aspic dans Miracle à la combe aux aspics (éditions Noir sur Blanc, 2021), Ante Tomic s’attache une nouvelle fois à un personnage excentrique, ce curé pas comme les autres autour duquel gravitent d’autres personnages tout aussi loufoques, ces hommes et ces femmes de ces contrées balkaniques qu’il décrit avec une langue aussi délicieuse qu’un agneau rôti. Ici le rire constitue autant un ravissement littéraire qu’une arme pour conjurer les souvenirs toujours vivaces d’une autre guerre.

Les frontières du rire ne furent malheureusement pas, en ex-Yougoslavie, les seules à être franchies. Et les braises de ce nationalisme encore ardent qui vint à bout de ce pays crée en 1918, ne permettent toujours pas aux plaies de la guerre d’être cicatrisées. Il faut pour cela le baume de ces nouvelles voix de papier, comme celle de Faruk Serhic, jeune auteur bosniaque qui a décidé d’entrer avec son livre, Le livre de l’Una, prix de littérature européenne, dans ces mêmes variations funestes de la Bosnie que peignit en son temps Ivo Andric. Le héros de Serhic, un vétéran bosniaque de la guerre d’ex Yougoslavie qu’aurait pu rencontrer Mark Thompson dans ce livre absolument magnifique, choisit l’hypnose pour combattre les fantômes de la guerre et exorciser ses traumatismes. A la manière de l’Una, cette rivière qui s’écoule et au bord de laquelle il aimait, enfant, pêcher, notre héros remonte le courant de sa vie. L’Una de Serhic comme la Save d’Andric sont ces rivières d’ex-Yougoslavie qui charrient les corps, les souvenirs et les destins. Elles sont aussi ces chemins de mémoire faits de sédiments sanglants et de bulles de rire avec leurs cours paisibles et leurs furieuses cataractes.

« Une grande tendresse unit Ivo Andric aux hommes, mais il ne recule pas devant la description de l’horreur et de la violence, ni devant ce qui, à ses yeux, apporte surtout la preuve de la réalité du mal dans la vie. Il ouvre, en quelque sorte, la chronique du monde à une page inconnue et s’adresse à nous du plus profond de l’âme tourmentée des peuples slaves du sud » avait dit Anders Osterling en remettant le prix Nobel à Ivo Andric. C’est ce que l’on ressent assurément à la lecture du Livre de l’Una.

Par Laurent Pfaddt

Ivo Andric, La chronique de Belgrade, traduit du serbe par Alain Cappon,
éditions des Syrtes, 192 p.
Mark Thompson, Extrait de naissance, l’histoire de Danilo Kis, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Pascale Delpech,

éditions Noir sur Blanc, 608 p.

Ante Tomić, Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? traduit du croate par Marko Despot, éditions Noir sur Blanc,
éditions Noir sur Blanc, 208 p.

Faruk Serhic, Le Livre de l’Una, traduit du bosnien par Olivier Lannuzel,
Agullo Editions, 256 p.