Mélodie Zhao

Mélodie Zhao. janvier 2014 Lausanne © Philippe Pache
Mélodie Zhao. janvier 2014 Lausanne
© Philippe Pache

« Les concertos de Tchaïkovski sont faits pour de jeunes
esprits »
 

Mélodie Zhao est ce qu’il convient d’appeler un prodige. La pianiste suisse donnait son premier récital à dix ans. Après des études au conservatoire de Genève, elle se produit désormais sur les scènes du monde entier. Une intégrale des sonates de Beethoven a révélé son incroyable talent qu’elle confirme aujourd’hui avec un nouveau disque très réussi consacré aux concertos de Tchaïkovski.

Quel rapport entretenez-vous avec les concertos de Tchaïkovski ?

Une relation très intime… C’est la vieille école russe qui m’a formée lorsque j’ai grandi chez mes grands-parents, jusqu’à l’âge de 9 ans. Les listes d’écoute que ces derniers me préparaient étaient composées de Beethoven, Mozart et de compositeurs russes en particulier. Le premier concerto de Tchaïkovski, je le chantonne donc depuis toujours, un peu comme Frère Jacques. Mais je n’ai découvert ses deux autres concertos que bien plus tard pour les adorer aussitôt.

N’est-on pas, à 21 ans, intimidé par ces monuments de la musique ?

Intimidés par les grands compositeurs ou plutôt à genoux devant eux et se tenant corps et âme à leur service, je suppose que, nous autres interprètes, devons l’être toute notre vie. Cependant, je pense que les concertos de Tchaïkovski sont faits pour de jeunes esprits… Le compositeur a attaché une virtuosité et une bravoure particulièrement grandes à ces œuvres surtout dans le premier concerto. Je pense que, contrairement aux dernières sonates de Beethoven ou de Mozart, Tchaïkovski convient mieux à de jeunes pianistes au summum de leur forme.

On connaît moins le second concerto qui est pourtant magnifique et si différent du premier…

En effet, dès sa création, il manqua le succès pourtant espéré par le compositeur qui y tenait beaucoup. Toutefois, malgré ce qu’on en a dit, je suis personnellement convaincue qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre qui donne des frissons lorsqu’on l’écoute sans préjugé ! Sa grande virtuosité – dépassant presque celle du premier – constitua également un obstacle à la multiplication de sa production. 

Vous y avez trouvé une réelle sensibilité, notamment dans le second mouvement lorsque le piano dialogue avec le violon solo…

Ce mouvement porte des thèmes incroyablement évocateurs qui annoncent les couleurs des dernières symphonies. J’ai eu la chance de jouer ce quasi « triple concerto » avec deux solistes extraordinaires de l’OSR : Bogdan Zvoristeanu au violon et François Guye au violoncelle. Ces deux musiciens m’ont réellement inspirée et nous avons réussi à trouver une parfaite synchronisation dans nos idées musicales. 

Vous avez réussi à trouver une osmose incroyable avec l’Orchestre de la Suisse Romande. Il faut dire qu’il est, depuis Ernest Ansermet, particulièrement sensible à la musique russe…

L’orchestre se distingue par ses interprétations des Russes et des Français, deux écoles qui requièrent souvent la même finesse de son de la part de ses interprètes. Ma proximité artistique avec de nombreux musiciens de l’orchestre a beaucoup contribué à ce merveilleux disque.  

Tchaïkovski : Concertos pour piano n° 1 et 2, Mélodie Zhao,
Orchestre de la Suisse Romande, direction Michail Jurowski,
Claves Records.

Interview Laurent Pfaadt

Voyage au bout de l’enfer

EI © Ahmad al-Rubaye/AFP
EI © Ahmad al-Rubaye/AFP

Plusieurs ouvrages reviennent sur l’Etat islamique et son pouvoir d’attraction

Passé le choc et le deuil, il apparaît nécessaire de comprendre. Comment devient-on jihadiste ? Quelle est la mécanique qui conduit des citoyens français ayant fréquenté l’école de la République parfois sans rapport particulier à l’Islam, à devenir des soldats de l’armée de l’Etat, capables d’exactions et de crimes sans nom ?

A cette question qui obsède depuis le 7 janvier et plus encore depuis le 13 novembre 2015 de nombreux citoyens français et européens, plusieurs ouvrages tentent d’apporter des réponses. Et d’abord de prendre le temps de poser les termes du débat, d’entrer en profondeur dans ces enjeux complexes qui sont à l’œuvre au Proche et Moyen Orient mais également dans nos sociétés européennes. Il faut remettre du sens, ne pas traiter la question le temps d’un flash info, ne pas se laisser gagner par les raccourcis et les a priori qui, au final, ne permettent pas comprendre le problème et surtout, de le résoudre.

Il fallait la rencontre d’un sociologue (Farhad Khosrokhavar), d’un magistrat (David Bénichou) et d’un chercheur à Science Po (Philippe Migaux) pour décrypter ce phénomène planétaire. Leur ouvrage constitue à n’en point douter une référence sur le sujet. Dressant un parfait état des lieux du jihadisme, de son idéologie, de ses modes opératoires et de ses acteurs, les auteurs rappellent au préalable que le jihadisme est « avant tout une idéologie extrémiste qui a sa source d’inspiration explicite dans l’islam » tout en ajoutant que « le jihadisme n’est pas l’islam mais une version ultra-minoritaire de cette religion (…) D’ailleurs, l’écrasante majorité de victimes du jihadisme sont les musulmans eux-mêmes ».

Si David Bénichou aborde avec pertinence les approches judiciaires, les défis de la répression et l’arsenal législatif mis à la disposition des démocraties, l’approche sociologique développée par Farhad Khosrokhavar représente certainement la partie la plus intéressante du livre. Tel un chirurgien, il dissèque la radicalisation en analysant ses causes : l’anomie et le racisme touchant les jeunes gens d’origine maghrébine, l’individualisme rampant à l’œuvre dans nos sociétés, l’échec de l’Etat-nation à façonner politiquement une existence sociale du citoyen et la déstructuration de la famille et de ses formes de représentation qui poussent notamment des femmes vers la radicalisation. Ces phénomènes participent dans l’esprit de ces jeunes à identifier l’islam comme étant la « religion des opprimés » selon Farhad Khosrokhavar qui insiste également sur le rôle insignifiant des mosquées et l’absence d’idéologie dans cette radicalisation.

Tous les auteurs en conviennent, le jihadisme a pris une nouvelle dimension avec Daech grâce aux nouveaux médias, internet et les réseaux sociaux dans ce que l’on appelle aujourd’hui le cyberjihad. On n’est plus dans des cavernes avec des idéologues religieux convertis en apprentis sorcier du terrorisme mais bel et bien avec des professionnels de la communication. Couverture des attentats, promotion de l’engagement, forums de discussion sont les outils qui permettent d’attirer de nouvelles recrues souvent très éloignées de la réalité du jihad.

C’est ce que révèle l’enquête du journaliste David Thomson, l’un des meilleurs spécialistes de la question, qui a rencontré ces djihadistes français. « Facebook a dépoussiéré le jihad de Ben Laden en le sortant de la clandestinité des forums pour donner naissance à ce « lol jihad » accessible aux adolescents, plus tendance, moins effrayant » écrit-il.

Parti pour un but religieux, humanitaire, par frustration d’une société française qui les atomise ou simplement pour accompagner un ami, ces différents portraits révèlent une multitude de profils, de motivations et d’engagements dans l’armée de Daech. En cela, ils ne font que confirmer les profils si différents des kamikazes du 13 novembre. Les volontaires peuvent ainsi être des jeunes en rupture ayant côtoyé la prison mais aussi des personnes insérées avec un travail et une famille aimante choquées par les agressions de femmes en niqab ou le mariage homosexuel.

Parvenus après un voyage souvent sans retour dans ces brigades internationales de l’Islam radical, ces hommes et ces femmes sont formées puis conditionnées par un discours idéologisé totalitaire centré autour d’une vision manichéenne et eschatologique du monde. C’est ce que montre EI, Au cœur de l’armée de la terreur, plongée terrifiante dans cette armée qui, pour l’instant, tient en échec la planète entière. Leurs auteurs, Michael Weiss et Hassan Hassan, reviennent sur la genèse et l’organisation de cette armée, née sur les décombres de l’Irak de Saddam Hussein et dont les cadres sont d’anciens hiérarques du régime. Extrêmement bien structurée, elle possède une administration, des services de sécurité, des services de renseignement, des moyens financiers considérables et une communication très efficace.

Grâce aux différents entretiens qu’ils ont menés, ils ont radiographié cette armée composite regroupant de nombreuses nationalités mais surtout des combattants dont les degrés d’implication et les buts peuvent varier. Mais leur ouvrage montre surtout que l’idéologie salafiste conditionne très peu leur allégeance à cette armée, à l’inverse du projet politique, de l’aventurisme et pour ceux qu’ils appellent les opportunistes, de l’ambition personnelle, comme d’ailleurs dans tout groupe social. « Nous avons pu constater que ce qui les a poussés vers l’EIIL (Daech) aurait pu facilement les conduire vers d’autres sectes et mouvements totalitaires, y compris ceux étant en opposition idéologique avec le djihadisme salafiste » écrivent ainsi les auteurs.

Parmi les combattants étrangers, ils distinguent ceux qui sont motivés par une extrême violence et les aspirants kamikazes. « Ils préfèrent se débarrasser de nous pour qu’on vienne mourir en Syrie pour notre cause. Au lieu de nous laisser en France où on pourrait commettre un attentat terrible aux Champs-Elysées. Parce qu’il suffit juste de dix frères motivés pour commettre un attentat » affirme l’un d’eux à David Thomson en novembre 2013.

On sait ce qu’il advint…

David Benichou, Farhad Khosrokhavar, Philippe Migaux,
Le jihadisme. Le connaître pour mieux le combattre,
Plon, 2015.

David Thomson, Les Français jihadistes,
Les Arènes, 2015

Michael Weiss, Hassan Hassan, Etat islamique –
Au cœur de l’armée de la terreur
,
préface d’Anne Giudicelli, Hugo et Cie, 2015

Laurent Pfaadt

L’homme qui murmurait à l’oreille des flics, des mafieux et de…Dieu

scorseseMartin Scorsese est à l’honneur d’une magnifique
rétrospective 

Chacun a en tête une réplique ou une image d’un film de Scorsese. Du « You’re talking to me ? » de Taxi Driver aux lunettes fumées de Paul Newman dans la Couleur de l’argent en passant par les tractions de la balance tatouée dans le dos de Robert de Niro dans les Nerfs à vif, le cinéma de Martin Scorsese nous accompagne depuis toujours.

C’est dire avec quel délice on a plongé dans cette exposition qui retrace, de Who’s That Knocking at My Door en 1967 au Loup de Wall Street en 2014, près d’un demi-siècle de cinéma américain. A travers ces magnifiques photographies en noir et blanc que l’on retrouve également dans l’ouvrage très complet de Tom Shone, les extraits de films qui permettent une interactivité très réussie et les objets authentiques sortis de la pellicule comme les gants de Jake La Motta, c’est un voyage incroyable qui nous ait offert.

Décortiquant le travail minutieux du cinéaste – les story-boards ou les scénarios annotés de la main du réalisateur venus tout droit de sa propre collection de Broadway sont là pour le prouver – l’exposition s’attache à analyser les grandes lignes qui tracent, de film en film, une œuvre singulière : le rôle de la fratrie, la fragilité des rapports homme/femme particulièrement perceptible dans le Temps de l’innocence, ou le rapport à la religion catholique entre crucifixion et rédemption qu’il porta à incandescence dans la Dernière Tentation du Christ après l’avoir évoqué dans Boxcar Bertha, film moins connu avec David Carradine.

Scorsese, c’est aussi une histoire d’amour avec ses acteurs, Robert de Niro, Harvey Keitel et Leonardo di Caprio dont il aura contribué à façonner le marbre hollywoodien. Mais c’est aussi des seconds rôles de génie sans qui ses films n’auraient jamais été des chefs d’œuvres. Personne n’imagine ainsi les Affranchis ou Casino sans Joe Pesci. Ses femmes sont charismatiques et fragiles. Il n’y a qu’à se souvenir de Sharon Stone dans Casino  ou des yeux de braise de Juliette Lewis dans les Nerfs à vif.

L’exposition s’attarde également sur les coulisses de la création. Même les profanes pénétreront avec bonheur dans les arcanes de la magie Scorsese où sa technique est décortiquée, analysée. A travers la suspension des mouvements dans cette scène mythique de la Couleur de l’argent, on perçoit cette fluidité qui caractérise sa réalisation et permet de mieux comprendre à travers ceux qui l’ont influencé (Mélies, Hitchcock, Minnelli, King Vidor, Kazan, Eastwood, Rosselini ou Antonioli) que Martin Scorsese est un passeur de cinéma. Le splendide coffret édité par Arte et consacré à ses voyages dans les cinémas américain et italien permettent ainsi de comprendre les influences du maître dans ses peintures de la société américaine – notamment cette fascination des Américains pour la violence et l’illégalité que l’on retrouve dans les films de gangster – et de son propre rôle en tant que réalisateur. Enfin, n’oublions pas la musique, cette musique qui participe à la magie de son cinéma. Qui n’a pas en tête les notes de Bernard Herrmann dans Taxi Driver ou la mélodie de Georges Delerue dans Casino.

A travers sa vie et son œuvre, Martin Scorsese a apporté sa pierre – et quelle pierre ! – à l’édification du mythe américain. Little Italy et Brooklyn à New York ou Las Vegas ont installé dans l’imaginaire collectif de la planète des lieux emblématiques de la culture américaine qui sont aujourd’hui visités par des millions de personnes. La reconstitution d’une maquette de New York permet ainsi une immersion dans l’univers new-yorkais du cinéaste. Ce mythe américain qu’il a transcendé à l’écran, c’est aussi celui de ces immigrés venus sans rien, ces gens du peuple devenus empereurs du crime ou des affaires, ces self-made men qui ont prouvé que tout est possible en Amérique.

Aborder le cinéma de Scorsese, c’est enfin entrer dans cette New York cosmopolite avec ces communautés qui se côtoient, se respectent et parfois s’entretuent sur la base de valeurs basées sur le respect et la violence.

On ressort de l’exposition avec une envie irrépressible de revoir les films de Scorsese, de partir sur les traces de ses héros à New York et ailleurs. Martin Scorsese, comme avant lui Fritz Lang ou Orson Welles, prouve une nouvelle fois que le cinéma est indispensable à la vie.

Martin Scorsese,
du 14 octobre 2015  au 14 février 2016,
la Cinémathèque Française, Paris 12
e 

A lire : Tom Shone, Martin Scorsese, Retrospective, Gründ, 2014

A voir : Martin Scorsese, Michael Henry Wilson, Voyages avec Martin Scorsese à travers les cinémas américain et italien,
Arte éditions, 2015 + lien

A écouter : The Cinema of Martin Scorsese, Universal Music, 2015

Laurent Pfaadt

Le bûcher des totalitarismes

InquisitionLe grand écrivain hongrois Sandor
Maraï se sert de l’inquisition pour dresser un violent réquisitoire du
totalitarisme 

Encore largement méconnu du grand public, Sandor Maraï (1900-1989) est pourtant l’auteur d’une œuvre conséquente nourrie par les grandes tragédies du siècle précédent. La nuit du bûcher écrite en 1974 sort du cadre strictement hongrois de cette œuvre singulière tout en étant parfaitement complémentaire de cette dernière.

Bien servi par l’excellente traduction assurée par Catherine Fay, traductrice de Maraï, le roman se déroule à Rome en 1598. Un jeune carme espagnol arrive dans la cité papale pour prendre connaissance des différentes procédures internes et confidentielles de l’Inquisition romaine. A travers les divers échanges qu’il a avec le père Alessandro du Saint-Office romain, l’auteur réussit, grâce à un subtil jeu de miroirs avec le siècle où il écrit, à montrer la permanence des procédés visant à annihiler les libertés humaines. Ainsi, le père Alessandro rappelle que « l’imprimerie est une grande invention mais comme toute découverte de l’esprit orgueilleux de l’homme, elle peut se retourner contre lui et se révéler aussi malfaisante qu’utile ». Très vite, on lit entre les lignes pour y voir la critique d’un système communiste qui, des procès staliniens à la doctrine Jdanov déclinée dans les pays du pacte de Varsovie, a atomisé l’homme, l’écrivain et la création. Sorte d’Inquisition rouge, cette machine infernale où le contrôle, l’arbitraire et l’humiliation utilisés par les censeurs communistes n’est chez Maraï que l’adaptation au monde moderne et athée des méthodes des zélotes de la foi de cette fin du XVIe siècle.

La docte conversation sur le meilleur moyen d’exécuter un hérétique entre la pendaison et le garrot apparaîtrait presque comique si elle ne révélait cette violence psychologique – thématique qui traverse d’ailleurs en permanence l’œuvre de Maraï – utilisée par une idéologie fanatisée.

Cependant, il manque au religieux espagnol un dernier élément de compréhension : la rencontre avec un hérétique. Celle-ci a lieu le 16 février 1600. L’homme qu’il a en face de lui n’est autre que Giordano Bruno, ce dominicain enfermé depuis près de huit ans pour ses théories sur l’héliocentrisme et  ses propos blasphématoires. La rencontre avec cet homme va bouleverser sa foi, ses convictions et sa raison d’être.

Giordano Bruno n’occupe certes qu’une part infime du roman mais sa figure de « statue de pierre » et « son regard pétrifié qui ne voit plus rien d’autre que l’infini » en fait la clef de voûte d’une réflexion sur la liberté de pensée et la force de conviction d’un homme prêt à mourir pour que survive sa cause, son idéal. En somme, la nuit au bûcher est une ode à la liberté face au totalitarisme. Le jeune religieux en ressortira transfiguré : « Tant qu’il y aura des hommes suffisamment obstiné pour maudire ceux qui les supplicient dans la chambre de torture et pour continuer à affirmer ce pour quoi on les brûle sur le bûcher, tous nos efforts se réduiront littéralement en fumée ».

Cet espoir, cette résistance est le message de ce grand livre.

Sandor Maraï, La nuit du bûcher, collection « Grandes traductions »,
Albin Michel, 2015

Laurent Pfaadt

L’aventure d’une vie

© Bernard Allemane / INA
© Bernard Allemane / INA

Magnifique ouvrage retraçant l’incroyable vie de l’écrivain Joseph Kessel

« Ces yeux-là ont tout vu : la beauté et l’horreur, la misère, la mort (…) Voilà soixante-dix ans qu’ils regardent le monde tel qu’il est, mais on y lit encore l’attente d’un nouveau visage ou d’un nouveau récit » écrit ainsi l’auteur en ouverture de son dernier chapitre. Résumer la vie de Joseph Kessel en quelques lignes s’apparente à l’impossible. Et pourtant, celui que tout le monde appelait « Jef » fut l’écrivain de l’impossible, celui des causes perdues, des traditions oubliées ou des idéaux qui ne meurent jamais. Grâce au très bel ouvrage d’Alexandre Boussageon, grand reporter et modeste héritier du grand Kessel, il nous est ait permis de suivre et de vivre par procuration cette traversée du vingtième siècle, de la Syrie à la Birmanie, en passant par l’Allemagne ou Vladivostock en compagnie du lion des lettres françaises.

Enfant d’une famille de Russes blancs installés en France, Joseph Kessel a très vite eu en lui, comme Hemingway au demeurant – les deux hommes n’ont que dix-huit mois d’écart – ce désir d’aventure, d’engagement, de voir ce monde de 1914 qui changeait sous leurs yeux. Engagé comme brancardier pendant la Première guerre mondiale, Kessel rejoint le Journal des Débats dès 1915. C’est le début d’une carrière de journaliste, de reporter qui ne devait s’interrompre que plus de soixante ans plus tard. Il est de tous les conflits, de toutes les grandes aventures : au milieu des affrontements en Irlande en 1920, avec les pionniers de l’aéropostale, à la table du négus d’Ethiopie, dans les faubourgs de Barcelone au début de la guerre civile ou dans les bas-fonds de Berlin en compagnie de la pègre allemande. Grâce à un récit vivant, rythmé et ponctué de citations où la perspective géopolitique côtoie l’anecdote – comme cette rencontre avec Jean Mermoz dans un restaurant du 15e arrondissement de Paris en juillet 1930 – l’aventure se lit à chaque page où l’on goute à l’exotisme des aventures de notre héros, non sans danger. « Je vivais dans cette atmosphère de risque, d’imprévu, de conspiration et de courage avec une intensité qui m’enivrait un peu » écrit ainsi Kessel en Irlande.

Ayant vu la fin d’un monde,  Kessel accompagne à partir de la seconde guerre mondiale, la naissance d’une nouvelle ère, celle issue de la résistance, de la décolonisation et de l’inévitable victoire de la modernité. C’est l’aventure du France-Soir de Pierre Lazareff avec lequel il couvrit le procès Pétain, celui de Nuremberg, ce « crépuscule des demi-dieux », entra en Israël avec le premier visa et partit sur la trace du lion en Afrique.

Et puis il y a les livres, sans lesquels Kessel n’aurait pas été Kessel. Les magnifiques photos restituent bien le goût de l’aventure et forment les décors de ses romans inoubliables. Ainsi ce cockpit d’avion permet une plongée dans l’Equipage ou le site de Mogok sert de toile de fond à la vallée des rubis. Alexandre Boussageon nous emmène également dans les secrets de la création. Car le récit était dans l’esprit de Kessel, qui écrivait le plus souvent de mémoire, sans notes ni documentation, déjà achevé car nourri des bordels, des bars mal famés, des fumeries d’opium, d’attelages improbables, de la sueur et du sang des hommes et des femmes qu’il avait rencontré. Puis venait le temps de la gestation. « Capable de produire un roman en trois semaines (Fortune carrée), il sait aussi oublier une histoire dans les tréfonds de sa mémoire et laisser cette dernière en jachère, à charge pour le temps de faire œuvre » écrit ainsi l’auteur. Des jonques aux boutres en passant par les jeeps et les dromadaires, cela donna des récits immortels comme le Lion, les Cavaliers ou l’Armée des ombres.

Avec cet ouvrage, on comprend alors mieux pourquoi Joseph Kessel fut au 20e siècle avec Ernest Hemingway, le  grand écrivain non pas de l’aventure mais de l’Histoire.

Alexandre Boussageon, Joseph Kessel, écrivain de l’aventure,
Paulsen, 2015

Laurent Pfaadt

Dans le miroir du Caravage

NarcisseL’œuvre du célèbre peintre abordée sous un angle inédit

Depuis près d’un siècle, on a tellement exposé et écrit sur le Caravage que tout semblait avoir été dit à propos de ce peintre de génie qui compte parmi les artistes qui ont marqué de leur empreinte picturale l’histoire de l’humanité. C’était sans compter l’ouvrage de
Giovanni Careri, directeur d’études à l’EHESS, qui nous offre une nouvelle façon de voir et de comprendre Le Caravage.

Aux monographies classiques et parfois répétitives, Giovanni Careri a choisi un angle différent, celui du miroir. Que renvoient ces chefs d’œuvre de leur créateur et de leur époque ? Mais surtout, quels effets produisent-ils sur celui qui les contemple ?

L’auteur s’emploie en premier lieu à décrire les constructions esthétiques de chaque œuvre. Passage obligé de tout livre d’art, cette entrée est magnifiée par la qualité des reproductions qui sont assez fidèles aux tableaux originaux. L’attention portée à certains détails accompagnée des clefs de compréhension procurent un sentiment de proximité et d’intimité avec les œuvres du peintre lombard. On y voit là tel coup de pinceau, ici tel coloris. La peinture du Caravage représenta une révolution en rompant avec les codes picturaux de son époque. Le réalisme saisissant de la Mise au tombeau (1602-1603) que l’auteur n’hésite pas à mettre en parallèle avec le cinéma de Pasolini, le fait d’avoir représenté Matthieu dans une taverne (Vocation de Saint Matthieu, 1599-1600) ou la construction de récits disjoints attestent de l’extraordinaire modernité de ce génie venu dans son époque pour, selon les mots de Poussin, « détruire la peinture ».

Le Caravage est devenu ce peintre de légende grâce à une réflexivité portée à incandescence. C’est le propos majeur de l’ouvrage. Outre les dispositifs de construction du tableau, le Caravage a ainsi développé des stratégies d’implication du spectateur d’une complexité rare. Dans chacun de ses chefs d’œuvre, il demande au spectateur d’entrer dans la toile et de prendre la place d’un personnage. « Si la peinture de Caravage, a suscité, en son temps, autant d’intérêt et de polémiques, c’est aussi en raison de sa manière d’arrêter le spectateur en le conduisant dans un jeu de positions dont le tableau dicte ses règles ». Ainsi né ce sentiment qui nous étreint devant chacune de ses toiles : celui de surprendre une scène et d’en être le témoin unique. Le corps secoué de douleur du Garçon mordu par un lézard (1593-1594) ou Méduse (1597-1598) criant son dernier souffle donnent ce sentiment. La deuxième Conversion de saint Paul (1602) où le saint est couché à terre, les bras en croix fait ainsi entrer littéralement dans l’œuvre les spectateurs assis au bas du tableau.

L’image de soi que renvoie la peinture du Caravage est parfois difficile à accepter. Ainsi, le terrifiant Martyre de saint Matthieu (1599-1600) où l’apôtre est représenté au moment de son supplice place le spectateur dans une position inconfortable, celle de son impuissance face au meurtre qui se commet sous ses yeux qui ne peuvent pourtant se détacher de la scène. « Cette oscillation entre pitié et voyeurisme est une manière très fine de définir la situation du spectateur du tableau comme quelqu’un qui ne peut pas agir en défense de la victime et dont la compassion risque à tout moment de céder le pas à l’inavouable plaisir de voir » écrit ainsi Giovanni Careri qui, pour la première fois, met des mots sur cette magie unique qui se dégage des œuvres du Caravage. Car, ce qui est à l’œuvre dans cette peinture, c’est une violation de l’intime, une intrusion dans l’inconscient de chaque spectateur.

Tel Narcisse se contemplant dans l’eau, la peinture du Caravage nous interpelle au plus profond de nous-même car elle nous donne à voir ce que nous sommes : des êtres capables du meilleur comme du pire. C’est en cela que le Caravage est immortel.

Giovanni Careri, Caravage : La peinture en ses miroirs,
Citadelle & Mazenod, 2015

Laurent Pfaadt