Livre du mois

Certains souvenirs

Des mots comme des gouttes de
pluie glissant le long d’une vitre.
Ephémères et pourtant si
précieuses. Comme les
sentiments humains. Judith
Hermann, la fabuleuse
nouvelliste allemande est de
retour. Célébrée outre-Rhin et
après un passage par le roman,
elle revient avec ces dix-sept
récits plein de force et de
puissance. Dès les premiers
mots, on reconnait immédiatement son style : absence de
dialogues, phrases courtes, mots ciselés comme du cristal qui
brillent de mille feux.

Avec cette prose, les gâteaux aux prunes d’un père sénile ou les
avions de papier d’enfants d’un couple séparé constituent autant
d’objets, de situations qui recèlent toute la beauté de la vie. Car
ces choses quotidiennes de la vie, ces objets parfois insignifiants
qui nous entourent sont les véritables catalyseurs de nos
sentiments, les véhicules de nos émotions, les liens qui nous
unissent aux autres semble dire Judith Hermann. Car ils ne sont
que les prétextes à la mise en scène des rapports humains,
permettant aux êtres de se découvrir, de se comprendre, de
s’aimer.

Laurent Pfaadt

Judith Hermann, Certains souvenirs,
Chez Albin Michel, 177p.

Les larmes de pierre

Dans son nouvel
ouvrage, la grande
romancière turque
revient sur le
martyre de la ville
de Diyarbakir

La plume d’Oya
Baydar est acérée
car elle plonge
dans le sang, celui du marxisme dont elle a fait son étendard mais
surtout celui des libertés bafouées par un pays dont elle ne cesse,
roman après roman, de dénoncer les errements et les crimes. En
2016, elle soutenait ainsi une enseignante de Diyarbakir
emprisonnée pour avoir réclamé la paix. Tiens justement
Diyarbakir, le théâtre de son nouveau roman. Cette indépendance
et cette force de conviction lui valurent la prison, l’exil et la
torture. Mais surtout elles forgèrent cette langue inimitable
qu’elle met dans la bouche de ses héroïnes notamment dans celle
de la magnifique Ulku, double littéraire de Baydar, dans son roman
Et il ne reste que des cendres. Dans ce livre bouleversant, Ulku
s’interrogeait ainsi sur le sens qu’elle donna à sa vie et aux causes
qu’elle porta.

Autres héroïnes, autres personnages mais même voix dans son
nouveau roman, Dialogues sous les remparts. Deux femmes
entretiennent une discussion devant la ville martyre de
Diyarbakir, la grande ville kurde avec son centre historique, le
fameux Sur, personnage principal du livre avec ses ombres, ses
morts, ses souffrances, ses fantômes.

On comprend vite qu’entre ces deux femmes qui partagent les
mêmes convictions, ont lutté ensemble mais dont l’une est partie
vers ce qu’elle appelle la Turquie de l’Ouest, la vie et l’histoire ont
tracé des lignes certes parallèles mais qui ne se rejoignent plus.
Dans cette ville en ruines et en flammes devenue, au fil des pages,
le théâtre de la condition humaine, les deux femmes échangent,
discutent, constatent leurs divergences. Quel est le bien-fondé de
ma vie, de mes actions, des moyens mis en œuvre pour faire
triompher mes idéaux, des compromis et des compromissions que
je peux ou que je dois accepter pour parvenir à mes fins, sont les
interrogations qui hantent les personnages. A ces questions, la
romancière turque, avec ses mots si touchants questionne ainsi
l’engagement et le libre-arbitre de chacun. Mais surtout, ces deux
femmes semblent composer une sorte d’autobiographie de cette
romancière qui fut une combattante acharnée de la cause kurde
et qui, parvenue au soir de sa vie, se met dans la peau de cette
Turque de l’Ouest venue questionner cette militante restée dans
l’arène de la lutte, cette militante qu’elle fut plusieurs décennies
auparavant. « Je suis venue pour regarder avec tes yeux, pour
connaître, ressentir par moi-même, pour te comprendre, pour devenir
toi »
dit-elle ainsi à son alter ego.

Dans ces pages naît alors une réflexion profonde sur ce qui fait
nation, sur la volonté de bâtir ensemble un avenir commun en
dépit de nos différences. Et là, Oya Baydar constate que les
politiques d’Erdogan après celles des dictatures militaires ont
assassiné cette utopie à grand coup d’islamisme, d’identités
meurtrières et de nationalisme en détruisant systématiquement
la langue, « ce pays pour les gens » et la terre du peuple kurde.

Et quand les armes se taisent, que les ruines ne sont plus que
poussière et que le sang a séché, il reste la littérature qui ne meurt
et ne s’estompe jamais. Elle raconte ce qui a été, le malheur, la folie
des hommes. Depuis Polybe, elle permet de ne pas oublier. Grâce
à Oya Baydar, la tragédie du peuple kurde, à Diyarbakir, à Cizre ne
peut plus être ignorée aussi bien par ceux qui veulent réduire les
enfants de Saladin au silence ou par ceux, trop préoccupés par des
périls de l’autre côté de la frontière turque ferment sciemment les
yeux. Pour que sous les cendres, le brasier continue à brûler. C’est
pour tout cela que ce livre essentiel constitue avant tout un
formidable message d’espoir.

Laurent Pfaadt

Oya Baydar, Dialogues sous les remparts, Phébus, 155 p

A lire également : Et il ne reste que des cendres, 10/18, 672 p

Voyage au bout de l’enfer

© Amazon

Nouveau roman
magistral de
Louise Erdrich

Tous les écrivains
américains ont leur
territoire de
chasse. Mais le
gibier qu’ils
traquent est un
peu particulier. Il est corrompu, névrosé, fantastique et obsédant.
Stephen King a son Maine, James Ellroy arpente les bas-fonds de
la Los Angeles des années 50, Jim Harrison soufflait sur ce
Montana préservé les vicissitudes de la vie moderne. Non loin de
là, Louise Erdrich a fait de l’état voisin, le Dakota du Nord où
demeurent encore vivaces les légendes indiennes, le décor de ses
romans où se côtoient ces deux mondes, ancestral et moderne,
parfois irréconciliables et souvent en confrontation. Souvent, la
parole donnée fait face au règne de l’argent et l’honneur tente de
résister tant bien que mal aux infamies de notre société.

Révélée au grand public par son deuxième roman, le pique-nique
des orphelins
en 1985 qu’il est possible de relire aujourd’hui dans
une nouvelle traduction, Louise Erdrich s’est vite imposée comme
l’une des grandes figures de la littérature américaine.

Dans son nouveau roman qui parachève le cycle de la Malédiction
des colombes
et du grandiose Dans le silence du vent, Louise Erdrich
continue d’explorer et d’expliciter la grande matrice de son œuvre
: l’identité. Roman après roman, nouvelle après nouvelle, cette
quête littéraire arbore ainsi de nombreux masques. Celui pour
rester fidèle à soi-même, à ses ancêtres et à ses coutumes mais
également celui pour affronter et vivre dans cette société
américaine qui a détruit par le fer puis par la corruption cet
héritage.

Dans Larose, Landreaux Iron est ainsi un nouvel avatar de cette
quête. Tuant accidentellement Dusty, le fils de son voisin, lors
d’une chasse au cerf, Landreaux va très vite se retrouver pris
entre deux feux et à devoir revêtir tantôt le masque de la tradition
en confiant Larose, son plus jeune fils, aux parents de Dusty,
tantôt celui de cette société qui lui rappellera en permanence sa
culpabilité.

La vie de Landreaux va devenir dès ce jour funeste un chemin de
croix permanent. Il envisagera le suicide, plongera dans l’alcool.
Avec sa femme, Emmaline, il tentera de faire face. Avec sa voix
puissante, unique, Louise Erdrich nous conte ainsi l’histoire de ce
couple hanté par le fantôme de cet enfant mort. Et à chaque fois
qu’il pensera avoir atteint la fin de sa pénitence, la vengeance
posthume du destin fera son œuvre en ravivant des haines jusque-
là contenues comme celle de ce vieux copain de classe.

A travers ce nouveau roman qui égale les précédents, Louise
Erdrich puise dans ses racines Ojibwé matière à une réflexion plus
globale sur la nécessité de s’appuyer sur son héritage, sur ses
racines pour affronter le monde contemporain. A l’image de
Landreaux Iron puisant dans ses coutumes matière à sa survie, le
message que nous délivre Louise Erdrich est plus que jamais d’une incroyable modernité.

Laurent Pfaadt

Louise Erdrich, Larose, Albin Michel, 528p.

A lire également : le pique-nique des orphelins, le livre de poche, 504p.