Les racines du cristal

© R. Letscher – musée Lalique

Inaugurée le 30
novembre dernier,
l’exposition Happy
cristal au Musée
Lalique à Wingen-sur-
Moder propose tout
au long du mois de
décembre de féériques
mises en scène où le
cristal rencontre la
forêt des origines en
une heureuse continuité naturelle entre faune, flore et femme…

La forêt est dans le musée – elle l’environne et l’habite…

Cette année, le cristal s’aère et se ressource en une promenade
inspirée vers ses origines sylvestres – car sans forêt des Vosges du
Nord, il n’y aurait pas eu de belle histoire verrière à conter dans les
palais et les chaumières… La matière délicatement ouvragée a jailli
du feu alimenté par ce bois, les traditions s’y sont soufflées là, autour
du lieu où René Lalique (1860-1945)  a établi sa maison et sa
verrerie en 1921 – là où il a créé ses mélodies « de couleur et de
ligne ».

Toute sa vie, le maître verrier et joaillier est resté fidèle aux motifs
inspirés de la nature de son enfance pour élaborer ses créations qui
séduisent d’emblée les élites artistiques, économiques et
intellectuelles de son temps, de Sarah Bernhardt (1844-1923) à
l’industriel parfumeur François Coty (1874-1934), avec qui il a noué
à partir de 1907 une fructueuse association – il a conçu pour lui
notamment les flacons de parfum l’Effleurt et de l’Ambre antique.

Pièce emblématique de sa création, le vase Bacchantes (1927) est
magnifiquement réinterprété en Révélation bacchantes à l’orée de
cette exposition hivernale et lumineuse à souhait – et la promenade
initiatique progresse du froid de la nature hivernale vers ce qui se
réchauffe, comme dans la gueule du four …

De la magie des cristaux de neige tourbillonnant dans la matrice
originelle jusqu’ aux derniers raffinements du maître verrier, ainsi
s’accomplit le cycle de la vie du cristal en fête…

Michel Loetscher

Happy cristal
Entrée libre du 1er décembre au 7 janvier
Sauf les 25 décembre et 1er janvier
Musée Lalique à Wingen-sur-Moder
www.musee-lalique.com

Drôle de tête

Le musée Würth propose une
réflexion autour de la figure
humaine

Avec près de 17 000 œuvres
et une quinzaine de lieux
d’exposition, la collection
Würth recèle en permanence
des trésors cachés que l’on
découvre au gré des
expositions. Et lorsque l’on
annonce une réflexion autour
de la figure humaine, il est
aisé de soupirer. Mais en
pénétrant dans l’exposition, on retient plutôt son souffle devant
Marc Quinn, Andy Warhol, Arnulf Rainer ou A.R. Penck.

Mais alors quelle est cette figure humaine ? Celle de l’Antiquité
que se plait à reproduire un Rainer Fetting (Mike Hill, 1986) ?
Celle de la Renaissance, fidèle reproduction de l’image divine
comme le suggère Elisabeth Wagner (Maria, 2008) dans son
hommage à Jean Fouquet ? Celle de l’abstraction avec Mondrian
ou Penck et qu’Aurelie Nemours porta à son paroxysme ? Ou bien
celle, déconstruite, standardisée du 21e siècle par Martin
Liebscher (Redaktion, 2002) où elle devient l’allégorie d’une
société qui transforme tout en marchandise ?

Dans ce kaléidoscope polymorphe, il convient de faire le tri, ce
que parvient à réaliser l’exposition en convoquant les artistes de
ces quelques 130 peintures, sculptures et installations pour
expliquer l’évolution et l’implication de chaque courant dans une
thématique artistique aussi vieille que l’art lui-même.

Déconstruisons d’abord nos idéaux de beauté et nos
représentations civilisationnelles où imperfection et perfection
doivent être traitées à égalité. Réglant cette question épineuse,
attaquons-nous à notre propre représentation en analysant, à
travers le mythe de Narcisse, l’autoportrait, dans une profonde
plongée introspective conduit magistralement par le Black Light
Self Portrait (1986) d’Andy Warhol. Puis vient le temps de
banaliser le nu féminin et cette pureté virginale grâce à ces
artistes iconoclastes, à l’instar de Marc Quinn et de sa Vénus
d’Hoxton portant pantalon baggy et sandales. Le grand mérite de
Quinn mais aussi d’Harding Meyer est ainsi d’arracher la femme à
cette beauté qui l’emprisonne et la relègue pour en faire un être
humain, à égalité avec l’homme. D’ailleurs, il n’est pas anodin que
Quinn ait caché le visage de son modèle pour se concentrer sur sa
banalité vestimentaire et sa fonction procréatrice. Ainsi, il restitue
la féminité dans sa fonction physiologique et non en tant
qu’attribut sexuel.

Puis vient le moment où la figure humaine finit par exploser et
devenir multiple. Sous l’effet des nouvelles technologies et du
progrès, il n’y a plus de modèle mais des modèles. Entièrement
libérés de toutes contraintes techniques et de toute morale. Le
jugement est facile mais réducteur. Et l’art devient ainsi la grille de
lecture d’un monde en mouvement, qui change à chaque minute et
modifie la représentation de la figure humaine.

A la fin de l’exposition, l’esprit du visiteur a été réduit, à raison, en
bouillie. Parvenu devant l’interrogatif garçon à l’envers de Georg
Baselitz (Knaben I, 1998), le visiteur comprend alors que cette
exposition a fait plus que renverser ses certitudes sur la figure
humaine. Que cette dernière n’est jamais figée, qu’elle est en
constante mutation. Une séance chez le psy  aurait eu moins
d’effets…

De la tête aux pieds, la figure humaine
dans la collection Würth, Musée Würth, Erstein
jusqu’au 7 janvier 2018.

Laurent Pfaadt

Dans l’enfer de la guerre, hier et aujourd’hui

Plusieurs romans
rappellent que la
guerre reste une
source inépuisable
d’inspiration

Les plus grandes
tragédies donnent
souvent naissance
à des romans
immortels et les guerres ne font pas exception à cette règle. Il n’y a
qu’à lire Orages d’acier d’Ernst Jünger, les Nus et les Morts de
Norman Mailer ou Vie et Destin de Vassili Grossman pour s’en
convaincre. Des écrivains sont nés au contact du feu. Ils ont
ramené avec eux des brûlures qui consumèrent leurs consciences,
leurs âmes. Certains excellèrent à dépeindre le quotidien des
hommes projetés dans le brasier de la guerre, et à se faire le
porte-parole de ces êtres ordinaires confrontés à des situations
extraordinaires, de ces pères de famille, ces maris qui ne
s’attendaient pas à devoir défier l’Histoire.

Et de Stalingrad aux montagnes d’Afghanistan, l’automne littéraire
a été, de ce point de vue, riche en découvertes. Il y eut d’abord
l’extraordinaire roman d’Heinrich Gerlach, Eclairs lointains dont la
qualité tient autant de son contenu que de son périple. Gerlach fut
un officier de Wehrmacht au sein de cette VIe armée commandée
par le maréchal Paulus qui se retrouva encerclée à Stalingrad.
Auprès de ses hommes, Gerlach dépeint à merveille cette
idéologie qui lentement se mue en résignation, cette survie que
l’on tire de l’adoration du Führer et surtout l’inutilité d’une tâche,
d’une quête que l’on sait perdue et qui, pourtant, paradoxalement,
vous permet de rester en vie. Stalingrad comme d’autres batailles
fut un immense piège, aussi bien stratégique que moral et qui,
lentement, se referma sur ceux qui menèrent et subirent cette
bataille. En lisant ces pages pleines de boue, de glace, de larmes et
de sang, on a parfois l’impression de se contempler dans le miroir
de Vie et destin de Vassili Grossman. On se dit que Gerlach est là,
qu’il n’est qu’un figurant dans les scènes d’état-major de la
Wehrmacht de l’écrivain russe, qu’il n’est qu’une ombre dans ces
colonnes de prisonniers qui marchent vers leurs funestes destins.
Mais Gerlach eut la chance de survivre et d’être libéré. Et il en tira
Eclairs lointains.

Le roman est une nouvelle preuve que l’on écrit non pas pour soi
mais pour l’humanité. Sorte de testament destiné à ressurgir,
l’odyssée d’un homme devient alors celle d’un livre, preuve que les
grandes œuvres, les grands livres dépassent toujours leurs
créateurs. Une fois de plus, la destinée d’Eclairs lointains ressemble
à celle de Vie et Destin. L’ouvrage de Grossman, confisqué par le
KGB en 1961 dormit sur une étagère poussiéreuse de la
Loubianka pendant plus de vingt ans, non loin certainement de ces
Eclairs lointains. Car confisqué en 1949, Gerlach avait publié son
récit après sa libération en reconstituant ses souvenirs avant que
le manuscrit original de cette épopée ne nous parvienne au début
des années 2010, près de vingt ans après la mort de son auteur.

Ces « bombes de nos ennemis » telles que les appelaient Mikhaïl
Souslov, le n°2 du régime soviétique, ont fini par exploser et leurs
éclairs lointains retentirent et retentissent encore sur l’ensemble
de la planète notamment dans cet Afghanistan qui tient lieu de
décor au grand roman du danois Carsten Jensen.

Une idéologie a succédé à une autre mais la matrice reste la même : quels effets produisent la guerre sur les hommes qui la mènent et
la subissent ? A cette question Carsten Jensen, dans ce roman
magistral qui devrait être adapté au cinéma y répond à travers un
prisme littéraire composé des différents visages et personnages
de cette brigade danoise envoyée dans la province du Helmand en
Afghanistan pour y défendre la liberté. Mais quelle liberté ? Celle
de cet Occident qui fait la guerre et se compromet ? Peut-être. En
tout cas, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans ce livre comme
dans une grotte obscure de ces montagnes immortelles en
compagnie de Schroder, d’Hannah, d’Andreas ou Ove, nos
conceptions du bien et du mal vacillent, s’altèrent en même temps
que la psychologie de nos héros. La guerre est un immense chaos,
physique et mental. Comme chez Gerlach, il absorbe les plus
courageux, les idéalistes et les salauds. A l’image de Schroder, elle
débarrasse les hommes de leur morale, de leurs valeurs, elle les
dévêtit de leur manteau civilisationnel, de leurs idéaux. Mais
comment pourrait-il en être autrement lorsqu’à soixante-dix ans
d’intervalle l’officier de la Wehrmacht dont on refuse la reddition
et le soldat danois qui se fait bombarder par ses alliés américains
s’interrogent sur le bien-fondé de leurs missions ?

Et quand la violence se fait habitude, elle devient drogue. Devenu
accros, les soldats se l’inoculent soit pour survivre face à cette
Histoire qui les broie, soit pour en jouir comme Schroder,
étonnant sosie danois du Kurtz de Conrad. Une fois de plus
l’ombre de Grossman n’est pas loin. Alors la trahison devient un
jeu, le massacre un passe-temps. Et c’est ce jeu que le lecteur est
invité à suivre dans ce roman. C’est peut-être ce qui rend
fascinant les romans de guerre car ils installent le lecteur à la
place de Dieu, contemplant ces créatures pathétiques et en même
temps touchantes. Car finalement peu importe l’époque, à
Stalingrad ou dans cette province afghane, les romans de guerre
révèlent les hommes dans leur plus simple nudité. Hier et
aujourd’hui, Gerlach et Jensen l’ont parfaitement compris.

Laurent Pfaadt

Heinrich Gerlach, Eclairs lointains, Percée à Stalingrad,
Anne Carrière, 633p. 2017

Carsten Jensen, La première pierre,
Phébus, 764p. 2017

Goerner illumine Würth

Nelson Goerner © Benoit Linder

Le pianiste
argentin clôturait
la deuxième
édition du festival
piano au musée
Würth.

Écouter Nelson
Goerner constitue
toujours une
expérience unique
car à l’image de ces
grands pianistes qui traversent notre planète et s’arrêtent parfois
près de nous, aucune interprétation ne se ressemble.

Le petit auditorium du musée Würth d’Erstein ne s’était
certainement pas préparé à une telle expérience. Pourtant le
pianiste roumain Herbert Schuch avait semblé, avec ses variations
Diabelli, donner le ton : celui de la recherche du juste sentiment
humain, où l’introspection dispute à l’expression. Son hommage au
grand Beethoven dont il remporta le concours éponyme à Vienne
tint beaucoup de la révérence. Ces miniatures relevèrent d’un
minutieux travail de marqueteur, assemblant lentement avec
assurance, gravité et émotion, les pièces de la grande fresque de
ce compositeur qui, parvenu au soir de sa vie, se tourne vers Bach,
l’autre grand maître de la variation. A ce titre, Schuh fut parfait.
Métronome dans une main et mélancolie dans l’autre, il sut
épouser les tempêtes pianistiques de son idole tout en s’amusant
avec. On eut parfois l’impression de revenir dans ces salons
viennois où le génie de Bonn se produisit.

Cependant, rien ne présageait le choc Goerner. Ni les disques au
demeurant excellents, ni cette réputation qui le précède. Veines
palpitantes et masque romantique de circonstance, Goerner vint
au festival avec le grand répertoire. D’abord Schubert qu’il
sublima avec son touché prodigieux parvenant à retranscrire à
merveille les passages tourmentés dans cet océan de tranquillité.
Puis Brahms et ce monument que constituent les Variations
Paganini que Goerner édifia dans un granit noir où les marteaux
du piano taillèrent dans ce roc qui, au fur et à mesure de
l’interprétation, devint si friable qu’il explosa.

À n’en point douter, le noir lui sied à merveille puisqu’aux
commandes de son vaisseau musical, Goerner embarqua alors,
dès les premiers accords, les spectateurs pour un voyage sur ce
Styx que constitue la musique de Fréderic Chopin. Ses nocturnes
furent autant d’étapes enfiévrées et ténébreuses où le pianiste sut
parfaitement mettre en exergue les différentes variations de
rythmes tandis que les liaisons furent subtilement amenées. La
troisième sonate paracheva ce monument sonore. Le presto finale
s’apparenta à une conversation entre le soliste et le diable et à
entendre Goerner, on comprit que le diable n’eut pas le dernier
mot, ou plutôt la dernière note. Les spectateurs se souviendront
encore longtemps de ce concert qui marquera certainement la
jeune histoire d’un festival désormais appelé à durer.

Laurent Pfaadt

Irving Penn se fait tirer le portrait

Irving Penn (Spanish Hat by Tatiana du Pessix copyright The Irving Penn Foundation)

Première grande
rétrospective
française du célèbre
photographe de
mode

A l’occasion du
centenaire de sa
naissance, le Grand
Palais a décidé de
célébrer le grand
photographe de
Vogue. Organisé
conjointement avec
le Metropolitan
Museum of Art de New York et la Fondation Irving Penn, Paris
rend ainsi l’hommage mérité à ce photographe majeur du 20e
siècle qui contribua, comme tant d’autres, à faire de Paris, la
capitale mondiale des arts.

Et la période d’Irving Penn à Paris n’échappe pas au cliché de
l’artiste travaillant dans un atelier miteux, sans eau ni électricité.
L’histoire aurait pu d’ailleurs tenir lieu de scénario d’un film d’un
Woody Allen qu’il photographia au demeurant. Et pour cause, au
lendemain d’une guerre qu’il couvrit en Italie et en Inde (et dont
l’exposition se fait l’écho) après avoir intégré en 1943 grâce à
Alexander Liberman, le magazine Vogue, Irving Penn s’installe à
Paris, rue de Vaugirard. Là, il tombe immédiatement amoureux de
cette lumière nacrée qui se dégage du lieu. Après New York où ses
portraits firent de lui, un photographe incontournable, Penn
poursuivit à Paris sa révolution photographique en compagnie de
celle qui devint sa muse, Lisa Fonssagrives, comme en témoigne
l’extraordinaire Spanish Hat by Tatiana du Plessix (Dovima) mais
également en magnifiant des anonymes devenus les symboles
d’un art de vivre parisien. Ainsi, les papes de la haute couture
(Versace, Miyake, St Laurent), les grands artistes (Le Corbusier,
Dali, Duchamp), écrivains (Auden, Wolfe, Mc Cullers, Capote dont
il immortalisa le visage en 1965), les grandes stars du cinéma
(Arthur Penn, son frère, Ingmar Bergman, Alfred Hitchcock)
forment ainsi dans cette exposition une galerie de portraits
convoqués pour cet hommage grandiose.

Car, on pourra nous dire ce que l’on veut, Irving Penn n’est jamais
aussi génial que lorsqu’il met le noir et le blanc au service de son
art. La couleur amoindrit son génie, c’est évident. Elle le rend
commun. Avec le noir et le blanc et ses décors minimalistes
(simple tapis, fond uniforme ou angle de mur) ou son cadrage
serré comme dans ce portrait de Picasso où le peintre apparaît
comme un démiurge, Irving Penn transcende son modèle et d’une
certaine, le met à nu psychologiquement. L’exposition entre
d’ailleurs astucieusement dans la fabrication de ses portraits.
Penn recevait simplement ses modèles. Il les mettait à l’aise,
discutant avec eux autour d’un café afin qu’ils se libèrent. Cela
donna une Marlène Dietrich angoissée, un Jean Cocteau dont la
pose marmoréenne se fissure dans le regard ou un Francis Bacon
sur le point d’être submergé par la folie. Car à y regarder de plus
près, il y a assurément du Picasso dans les photos de Penn quand
on songe à ce même Jean Cocteau dont la pose rappelle une figure
de proue de navire ou ce Peter Ustinov à l’attitude étrangement
cubiste.

Et lorsque Vogue l’enverra à quatre coins du monde, du Dahomey
à la Nouvelle-Guinée en passant par le Maroc ou Cuzco, avec son
studio portatif, la magie opéra de la meme manière sur les cultures
et leurs représentants. Même s’il est vrai qu’on a parfois
l’impression de se trouver devant des photos coloniales, il
n’empêche que face à cette Woman with three leaves (1971) prise
au Maroc et dont le visage est entièrement caché par un grand
voile noir, on ne peut s’empêcher de penser au manteau de l’ange
bleu. Des anonymes du monde entier aux plus grandes stars, l’art
d’Irving Penn va au-delà du simple cliché et pénètre comme le
redoutait certaines civilisations l’âme du modèle, d’une culture.
Pour la rendre encore plus majestueuse.

Irving Penn, Grand Palais jusqu’au 29 janvier 2018

Laurent Pfaadt

A découvrir le fantastique catalogue de l’exposition :
Irving Penn : le centenaire, RMn-Grand Palais,
372 p, 367 ill, 2017

Figure de prose

Béatrice Mousli signe une biographie réussie de l’intellectuelle
Susan Sontag

« Un grand poète est moins un inventeur qu’un éclaireur »  disait le
grand Jorge Luis Borges. Et en pensant à Susan Sontag, éclaireur
est le mot qui vient immédiatement à l’esprit tant elle défendit des
sujets qui n’allaient pas de soi.

Près de treize ans après sa mort, la France paie enfin sa dette à
cette grande amoureuse de notre pays avec cette biographie qui
permet de mieux connaître cette inconnue du grand public
français qui fut pourtant l’une des intellectuelles américaines les
plus importantes et les plus influentes de la seconde partie du 20e
siècle.

Résumer la vie de Susan Sontag relève de la gageure tant cette
intellectuelle brilla dans des arts et des univers différents, un peu
à la manière de ces artistes de la Renaissance, étrangers à toute
notion de frontières artistiques. C’est ce que montre Béatrice
Mousli, professeur à l’université de Californie du sud, dans cette
biographie remarquable. L’auteur est ainsi allé puiser dans cette
Los Angeles qu’aimait tant Susan Sontag et pour la première fois
dans les archives de l’université de Californie, matière à sa
biographie pour tracer les contours intellectuels de cette figure
artistique, philosophique, littéraire et surtout citoyenne. Car c’est
ainsi que ressort l’image de Sontag, celle d’une citoyenne du
monde qui porta la voix d’une Amérique telle qu’on l’aime et qui se
fait de plus en plus rare, celle d’une liberté sans concessions
comme lorsqu’elle attaqua violemment en 1982 le communisme,
qualifié de « fascisme à visage humain ». Cependant, cela
n’empêcha pas Sontag ne se montrer parfois féroce à l’égard de
son propre pays, en stigmatisant, vilipendant l’impérialisme
américain et lui valut de militer contre les guerres du Vietnam et
d’Irak. En Sontag, les Etats-Unis trouvèrent paradoxalement l’une
de leurs meilleures ambassadrices, prouvant que, malgré ses
travers et ses inégalités considérables, ce pays recèle une vitalité
démocratique considérable, capable de produire et de laisser
s’exprimer des personnes comme elle.

Celle que les médias considéraient dans les années 60 comme « la
femme la plus intelligente d’Amérique » s’engagea également en
faveur des droits de l’homme, des malades du SIDA ou du
féminisme avec des positions avant-gardistes comme lorsque,
dans la revue des Temps modernes, en décembre 1975, elle
estimait que l’égalité passera par les abandons des idées de
féminité et de masculinité au profit de celle d’êtres humains.

Enfin, cette biographie est un formidable voyage dans cette
culture qu’elle vénérait plus que tout. La photographie qui la
fascina et dont elle écrivit un essai mais également la littérature –
véritable boulimique, elle pouvait lire un livre par jour – ou le
cinéma (son film Brother Carl fut projeté hors compétition à
Cannes en 1972). La biographie fourmille ainsi d’artistes et de
personnages. On y croise outre Annie Leibowitz bien entendu,
Jasper Johns, Andy Warhol, John Cage, Merce Cunningham,
Joseph Brodsky ou Jorge Borges. Elle-même auteur, elle remporta
le National Book Award, le principal prix littéraire américain pour
son ouvrage En Amérique. « De nombreuses personnes considèrent
lire comme une manière de s’évader, du monde réel de tous les jours
vers un monde imaginaire, celui des livres. Les livres sont bien plus que
cela. Ils sont une façon de devenir pleinement humain »
disait-elle à
propos des livres.

Borges avait raison, Sontag était une grande poétesse.

Susan Sontag © Annie Leibowitz

Laurent Pfaadt

Béatrice Mousli,
Susan Sontag, Grandes biographies,
Flammarion, 624p. 2017

Imperium

De la difficulté d’appliquer une
idéologie pourrait être le titre de
cet ouvrage pour le moins
étrange et pourtant fascinant.
En racontant l’histoire farfelue
et pourtant si moderne
d’Auguste Engelhardt, jeune
aventurier allemand végétarien
et naturiste parti dans une
colonie allemande du Pacifique
cultiver et se nourrir
uniquement de noix de coco,
l’écrivain suisse Christian Kracht nous dépeint la quasi
impossibilité de mettre en place un modèle économique, culturel
et sociétal alternatif mais également les limites d’une idéologie
lorsqu’il s’agit de la matérialiser.

Maniant astucieusement tantôt l’analepse tantôt la prolepse,
Christian Kracht décrit ainsi un homme qui, lentement, glisse vers
le gourou à mesure que grandit son enfermement dogmatique. On
hésite en permanence à soit le plaindre, soit le détester. C’est
souvent drôle, toujours mordant. Mais surtout, ce livre montre
que la frontière entre différence et intolérance est toujours tenue.
Et à ce titre, il est d’une brûlante actualité.

Laurent Pfaadt

Christian Kracht, Imperium,
Phébus, 192 p.

America n°3/16

Le FBI aura-t-il la peau de
Donald Trump ? C’est en
substance ce que se demande le
nouveau numéro d’America,
revue créée par François Busnel
et Eric Fottorino afin de
radiographier les Etats-Unis
durant le mandat du nouveau
président. Sous la plume de
Julien Bisson, on y découvrira
l’histoire secrète du FBI, ses
coups d’éclat et ses coups
tordus. De là, le portrait de John
Frankenheimer, génial
réalisateur d’un crime dans la tête (1962) par Douglas Kennedy
n’en a que plus de pertinence.

Le roadtrip de ce numéro nous emmènera de Chicago à la
Nouvelle Orléans en compagnie de Philippe Besson. Avec cette
équipe la littérature n’est jamais bien loin. Pour notre plus grand
bonheur. On se plongera donc avec délice dans la dernière
nouvelle de Jim Harrison et dans la jeune New York racontée par
Eric Vuillard, dernier Prix Goncourt. Enfin, il ne faudra, sous aucun
prétexte, manquer l’interview de James Ellroy décrivant ainsi,
dans son salon, sa façon d’écrire : « Je mets le nez au carreau et
j’espionne l’histoire »

De l’histoire, du thriller, des voyages et des histoires, les Etats-
Unis comme on les aime : grandioses et écœurants…

Laurent Pfaadt

America n°3/16, automne 2016

Alma

Le Prix Nobel de littérature
2008 aurait pu intituler son
nouveau roman « Livre de retour
au pays natal » tant la présence
des thèmes de prédilection de
l’écrivain (la glorification de la
nature, la révolte contre toutes
les formes d’oppression,
l’aventure poétique) ainsi que
son attachement à son île
Maurice sont patents.

En choisissant comme
personnages principaux Jérémie
Fersen, descendant des grands planteurs de canne à sucre parti à
Maurice sur les traces de ses ancêtres et cette terre fantasmée et
Dominique alias Dodo, magnifique clochard, sorte de prophète
biblique adapté à notre époque contemporaine effectuant le
chemin inverse vers la France, Le Clézio tisse, avec son immense
talent, un livre en forme de dialogue entre ces deux êtres.

A travers ce roman, Jean Marie Gustave Le Clézio se fait aussi le
chantre de cette nature immortelle, sur mer comme sur terre, de
cette beauté défigurée par ces hommes qu’ils furent esclavagistes
ou touristes, un peu à l’image de l’un de ses héros, dont le visage et
l’innocence sont ravagés par une lèpre aussi bien psychologique
que physique. Et derrière tout cela, se dresse l’ombre du Dodo, cet
oiseau mythique à jamais disparu, symbole d’une œuvre littéraire
qui se veut autant poésie qu’anticipation.

Laurent Pfaadt

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Alma,
Gallimard, 338p.

L’Espagne au soleil couchant

Juan de Prada © Instituto Cervantes de Manila

L’écrivain espagnol
Juan de Prada
revient sur la fin
des Philippines
espagnoles

L’antienne est
connue. Le soleil
ne se couchait
jamais sur l’empire
de Charles Quint.
Du Mexique aux
Philippines en passant par Cuba ou le Maroc, les conquistadors et
autres prêtres ont fait briller la couronne espagnole pendant près
de quatre siècles. Et puis, lentement, l’empire s’est désagrégé,
étiolé. Ce fut le cas aux Philippines en cette fin de printemps 1898
sous les coups de boutoir philippins, soutenus activement par les
Etats-Unis, nouvelle grande puissance engagées dans une lutte
impériale contre l’Espagne, notamment à Cuba.

Voilà le décor du nouvel opus de Juan de Prada, Prix Planeta 1997
– l’équivalent espagnol du Goncourt-  pour la Tempête (Seuil, 2000),
et passé quasiment inaperçu depuis sa sortie en France. On avait
adoré Une imposture (Seuil, 2014) et il faut dire que Mourir sous ton
ciel
ne nous a pas déçu car une fois de plus, l’auteur s’amuse à nous
promener dans les interstices de l’histoire, là où se cache le doute,
l’incompris, la falsification.

Empruntant le titre de son ouvrage au poète philippin José Rizal,
Juan de Prada nous emmène à Baler, au nord du pays, non loin de
la capitale Manille. Là-bas, un détachement de soldats espagnols
va résister jusqu’au bout aux soldats philippins emmenés par leur
chef, Teodorico Novicio. Le romancier a ainsi construit une
incroyable épopée qui voit s’affronter deux civilisations : celle de
l’Espagne catholique, certes conservatrice et coloniale mais dont
Prada montre qu’elle ne fut pas aussi cruelle que celles de la
France ou du Royaume-Uni et celle, libérale, quasi-agnostique des
Etats-Unis qui, très vite, gagnèrent la guerre de l’opinion en
élaborant la fameuse légende noire de la domination espagnole. A
ce titre, le roman rétablit quelques vérités, ce qui a valu à son
auteur qui assume son ancrage politique à droite, des éloges d’El
Pais, le quotidien de centre-gauche !

Mais la réussite de ce roman ne serait rien sans la plume de Juan
de Prada, toujours alerte. Son récit est dense et humide comme
cette atmosphère de guerre et de ténèbres dans laquelle les
hommes transpirent et meurent. L’auteur mêle astucieusement,
en se fondant sur les mémoires éparses des quelques acteurs de
ce que l’on a appelé le désastre de 98, personnages historiques et
personnages inventés. Comment ne pas adoré la magnifique Lucia
Cifuentes, Fille de la Charité, sorte de sainte Geneviève des
Philippines qui sera grande devant Dieu et les hommes de deux
camps qui s’arracheront son cœur ou le redoutable Rutger von
Houten, trafiquant d’armes hollandais à la solde des Etats-Unis qui
tient aussi bien du Kurtz de Conrad que du Rutger Hauer de Blade
Runner.

L’alchimie est ainsi parfaite. Aventures exotiques, romantisme,
guerres, politique, amours, ésotérisme avec la société secrète
Katipunam, sorte d’avatar local de la franc-maçonnerie, tous les
ingrédients sont réunis pour faire de Mourir sous ton ciel, un très
grand roman, l’énième chef d’œuvre de l’un des plus grands
écrivains espagnols.

Laurent Pfaadt

Juan de Prada, Mourir sous ton ciel,
Seuil, 688 p, 2017