Drunk

Un homme libéré (magistral Mads Mikkelsen)

Drunk
Un film de Thomas Vinterberg

Le COVID est parvenu à repousser les sorties cinéma jusqu’au 19
mai 2021. Ce jour-là, les cinéphiles de l’Hexagone ont pu respirer à
nouveau, et se précipiter dans des salles obscures on ne peut plus
prêtes à les accueillir après de longs mois passés à peaufiner leur
réouverture. Auréolé de nombreux prix, le dernier film de Thomas
Vinterberg arrive enfin sur nos écrans, et le moins que l’on puisse
dire c’est qu’il offre une grande bouffée d’oxygène à ses spectateurs.

Les récompenses glanées par le film un peu partout sont
nombreuses, nous nous contenterons donc de ne citer que les plus
marquantes à nos yeux. Le César 2021 du Meilleur Film Étranger, et
l’Oscar 2021 du Meilleur Film International. Avec ce palmarès, le
film était donc fermement attendu par le plus grand nombre, rares
étant en effet les spectateurs ayant pu le visionner lors de sa brève
sortie, juste avant le second confinement en octobre dernier.

Drunk parle d’un cap, d’une crise existentielle que vont traverser quatre enseignants d’un lycée danois. Martin (Mads Mikkelsen),
Tommy (Thomas Bo Larson), Peter (Lars Ranthe) et Nikolaj (Magnus
Millang) forment un quatuor d’amis très soudés. Collègues depuis de
nombreuses années au sein du même établissement, ils ont laissé
leur quotidien les anesthésier peu à peu, la monotonie de leur petite
existence bien rangée ayant fait disparaître les ambitions qu’ils
avaient pu caresser dans leur jeunesse. Nikolaj est le plus jeune
d’entre-eux (les trois autres sont bien installés dans leur
cinquantaine). A l’occasion de son quarantième anniversaire, il
propose à ses amis de mener une expérience : démontrer la thèse
d’un chercheur norvégien selon laquelle il manquerait à l’homme
depuis sa naissance 0,5 gramme d’alcool par litre de sang dans le
corps afin de vivre pleinement son existence.

Empêtrés dans leur morne quotidien (en particulier Martin), sans
joie mais pourtant pas désagréable, les quatre comparses vont se
mettre d’accord pour tenter de prouver scientifiquement cette
théorie. Ils se donneront donc pour objectif de maintenir (sans la
dépasser) leur alcoolémie à 0,5g/l tout au long de la journée jusqu’à
20h00, tous les jours de la semaine sauf le week-end. Et de noter
scrupuleusement les effets de ce traitement dans un rapport
documenté.

Thomas Vinterberg (Festen, La Chasse, Kursk, pour n’en citer que
quelques uns) ouvre son film sur un groupe de jeunes participant à
une course autour d’un lac, dans laquelle le but est de parcourir la
distance tout en buvant les bouteilles de bières portées dans une caisse par les différentes équipes. Comme entrée en la matière,
difficile de faire plus direct. Les cinéastes d’Europe du Nord sont
connus pour leur côté sans fard ni fausse pudeur, Thomas
Vinterberg ne fait pas exception ici. Après cette introduction, il va
nous présenter ses quatre personnages principaux avec tout le
réalisme dont il est capable. Sa caméra s’intéressera au plus près de
la vie du quatuor, le metteur en scène cherchant à créer un lien fort
entre celui-ci et les spectateurs.

Martin a de gros problèmes de confiance en lui, et manque donc
d’autorité devant ses élèves. Transformé par l’ingestion régulière
d’une petite quantité d’alcool tout au long de la journée, il va se
(re)découvrir et parvenir à une forme d’équilibre dans sa vie
professionnelle et personnelle. Ses amis feront le même constat. Ce
serait donc véridique, une petite et régulière ingestion d’alcool
rendrait la vie plus vraie, plus réelle ? Mais le groupe décidera de
pousser un peu l’expérience, qui avait pourtant donné certains
résultats. Il s’agira d’atteindre le taux d’alcoolémie maximal pour
chacun. Au départ réticent, Martin se joindra à la suite de l’expérience, qui bien évidemment n’aura pas une fin heureuse.

Drunk est un film attachant, dans le sens où il fait preuve d’une grande humanité dans sa description de ce groupe d’amis. Alors bien
sûr, c’est peut-être le personnage de Martin qui retiendra la plus
l’attention des spectateurs, mais les trois autres ne sont pas oubliés
pour autant. Chaque personnage a droit à ses petits moments de
« gloire », chacun dans sa matière respective. L’attachement du
réalisateur à ses personnages est bien réel, il ne les idéalise pas, pas
plus qu’il ne les méprise. La sincérité de Drunk fait mouche en ce
sens où les événements auxquels nous assistons sont à la portée de
tous. Chacun assimilera la film à sa manière, impossible d’y être
indifférent.

Thomas Vinterberg a une fois encore réuni plusieurs de ses
collaborateurs les plus fidèles. Thomas Bo Larson signe sa quatrième
participation à un long-métrage du cinéaste danois, tandis
qu’Helene Reingaard Neumann (épouse du metteur en scène) et
Mads Mikkelsen apparaissent pour la seconde fois sous sa caméra.
Inoubliable bad guy (Le Chiffre) dans Casino Royale il y a une
quinzaine d’année, ce dernier a eu pour devise d’aborder plusieurs
genres. Après avoir été salué pour son interprétation glaçante du
personnage d’Hannibal Lecter dans la série Hannibal, il a été capable
d’alterner des rôles plus discret (voir son personnage de Lucas dans
La Chasse, du même Vinterberg). Les cinéphiles sont d’ailleurs
impatients de voir sa vision de Gellert Grindenwald dans la suite des
Animaux Fantastiques, suite au récent départ du génial Johnny
Depp.

Jérôme Magne

Tea Rooms

Il y a près de vingt ans, assis à la table d’un célèbre salon de thé
madrilène, j’observais les clients, les serveuses, les churros trempés
dans le chocolat chaud. Je pris une photo sépia. Cette image m’est
subitement revenue en mémoire en lisant l’ouvrage de Luisa Carnés, 
Tea Rooms. Petit bijou littéraire ressurgi du passé – merci à ces
éditeurs intrépides, chercheurs de trésors – le livre de cette
ouvrière espagnole autodidacte décrit à merveille une Espagne pré-
républicaine au bord du gouffre de la guerre civile avec ses codes et
ses injustices.

Véritable chronique sociale, écrit dans un style alerte, sec, ne
laissant que peu de respiration au lecteur, Tea Roomsraconte, à
travers Mathilde, le quotidien des employés d’un salon de thé. Tirée
de sa propre expérience, Luisa Carnes nous dépeint avec ironie et
férocité, les rapports de pouvoir, les petites mesquineries
quotidiennes qui régissent ce salon de thé mais également, à travers
lui, cette société espagnole des années 30 où se croisent ouvriers,
militaires, acteurs en vogue et dévots. Il y a dans ces pages le
déclassement des unes, la survie des autres et les rêves brisées de
toutes. A travers les yeux de ces gens qui doivent travailler pour
survivre, de ces invisibles d’une autre époque, l’auteur déploie une analyse à la fois sociologique, comportementaliste, anthropologique
et politique. Il y a celles qui construisent leurs personnages, celles
qui souhaitent fuir leurs conditions, celles qui s’avilissent devant
l’autorité et celles enfin qui usent de faux-semblants pour ne pas
disparaître. La modernité du texte saute immédiatement aux yeux 
avec cette exploitation des plus pauvres et ces femmes-objets
réduites à leur physique. Toute l’humanité est là. Et au milieu, cette
fracture, cette « ligne de partage » entre riches et pauvres. « Bien
qu’on ne sache pas encore la définir avec des mots, on la voit, on la sent à
tout moment » écrit Luisa Carnés. Comme un séisme, cette ligne de
partage plongera, quelques années plus tard, l’Espagne dans le
chaos. Et les rêves brisés de quelques-uns deviendront les
cauchemars de tous.

Par Laurent Pfaadt

Luisa Carnés, Tea Rooms
La Contre allée, 254 p.

Concertus Musicus Wien

Les dieux rassemblés sur l’Olympe de la musique. C’est un peu à cela
que ressemble ce magnifique disque. Bien évidemment, on ne
présente plus le Concertus Musicus Wien. L’une des plus
prestigieuses phalanges baroques s’aventure une fois de plus avec
brio dans le répertoire classique avec deux œuvres emblématiques
de cette période, la 5e symphonie de Franz Schubert et la 99de
Joseph Haydn. Immédiatement, la fidélité aux œuvres saute aux
yeux. Intimité – une formation orchestrale réduite – et chaleur de
l’interprétation liée à l’utilisation d’instruments d’époque donnent
l’impression de se trouver dans un salon viennois ou londonien. 

Stefan Gottfried avait la lourde tâche de succéder au pupitre à la
légende Harnoncourt dont il fut l’assistant. Et il faut dire qu’il s’en
tire avec les honneurs. Sa direction souple et alerte met
astucieusement les œuvres en valeur, surtout la 5e de Schubert
qu’Harnoncourt affectionnait particulièrement après une Inachevée
inquiétante, mystérieuse particulièrement réussie. La captation live
dans l’écrin du Musikverein de Vienne, haut lieu de la musique
viennoise, permet surtout, grâce au chef et ses musiciens, de les lier
et de comprendre l’influence qu’eut Haydn sur le jeune Schubert. Du
grand art assurément.

A écouter également : Schubert : (Un)finished, Symphony 7, Lieder,
Concertus Musicus Wien, dir. Stefan Gottfried, Aparté

Par Laurent Pfaadt

Schubert : symphonie n°5, Haydn : symphonie n°99, Concertus Musicus Wien, dir. Stefan Gottfried,
Chez Aparté

Rencontre

Iman Mersal

« C’est un livre qui s’attache à des individus et de groupes marginalisés,
effacés de la mémoire collective »

Lauréate du prestigieux Prix Sheikh Zayed Book Award 2021, l’un
des plus importants prix de littérature et de culture du monde arabe
pour son merveilleux ouvrage Sur les traces d’Enayat Zayyat (Actes
Sud), la romancière et poétesse égyptienne, Iman Mersal,
actuellement en résidence à l’IMERA de Marseille évoque, pour
Hebdoscope, l’histoire incroyable de cette jeune femme écrivaine
dans l’Egypte des années 60 et dont le suicide suscite toujours
autant de questions sur la place des femmes, les obstacles qu’elles
rencontrent et sur les sociétés dans lesquelles elles évoluent.

Iman Mersal
Copyright DR

– Quelles raisons vous ont poussé à vous lancer pendant plusieurs
années sur les traces d’Enayat Zayyat ?

Mon parcours sur les traces d’Enayat Zayyat est passé par plusieurs
phases et a eu plus d’une motivation, dont chacune me menait à la
suivante. En 1993 je suis tombée par hasard sur L’amour et le silence 
tandis que je cherchais un exemplaire bon marché des Miracles des
saints de Nabahani à Sour el-Ezbekiyya, le grand marché des
bouquinistes du Caire. En lisant le roman, j’ai été frappé par la forte
présence de cette écrivaine inconnue et par l’originalité de son
écriture, très différente de tout ce que des femmes avaient écrit en
arabe avant elle : elle parlait d’une quête intérieure, de l’insomnie, de
la dépression, des tentatives d’une jeune femme de bonne famille de
trouver un sens à sa vie à travers l’amitié, l’amour, le travail, la remise
en question de son appartenance de classe. De ses échecs répétés
également, comme si sa conscience se formait dans cette succession
d’essais et d’échecs. Comment expliquer que ce livre n’ait pas trouvé
sa place dans l’histoire du roman arabe ? Etait-ce pour des raisons politiques – il était paru en 1967, quatre ans après le suicide de son
autrice et quelques mois avant la défaite de la guerre des Six-Jours ?
Y avait-il aussi des raisons esthétiques ? Ces questions m’ont
longtemps hantée. Je glanais des informations ici et là, à telle ou telle
occasion, mais ce n’est qu’en 2014 que j’ai décidé de me lancer dans
une véritable enquête sur Enayat, en m’entretenant avec celles qui
l’avaient connue et en lisant ce qu’il restait de ses papiers
personnels. A partir de là, mes propres interrogations et mon
parcours personnel se sont mêlés à la vie et la mort d’Enayat. Il
m’arrivait de sentir que c’était elle qui me guidait sur les traces de
son questionnement autour de la place de l’individu dans le Caire
des années cinquante et des premières années soixante, lequel
faisait écho à mon propre questionnement sur la place de l’individu
dans le Caire des années quatre-vingt-dix, avant que je ne quitte
l’Egypte pour l’Amérique du Nord. Dès lors, ce n’est plus le seul
mobile littéraire qui me poussait vers elle, mais plutôt une sorte
d’intersection de la géographie et de l’histoire où nous nous
réunissions. A plus d’une reprise j’ai ressenti aussi une forme de
communication spirituelle avec elle – cela peut sembler romantique,
j’en suis bien consciente, mais pour moi c’était complètement
réaliste.

–  Pourquoi avoir choisi cette forme littéraire hybride, mêlant
documentaire, fiction et essai ? Pour projeter son histoire dans
notre époque ?

Sur les traces d’Enayat Zayyat suit la vie d’une écrivaine égyptienne
inconnue, morte en 1963, quatre ans avant la publication de son
unique roman. Je n’ai pas cherché à écrire une biographie
conventionnelle ou à réhabiliter une écrivaine injustement oubliée à qui mon livre aurait redonné une place dans une généalogie
littéraire. La recherche d’Enayat, dont la famille a brûlé les papiers
personnels, y compris le brouillon de son second roman, et au sujet
de qui l’archive collective n’a rien conservé, est une quête de
l’individualité marginalisée par le corps social dominant dans nos
sociétés arabes. Mon livre se refuse à présenter un récit unique
comme étant la vérité, de même qu’il refuse de parler au nom de son
héroïne ou de la traiter comme une victime. Le héros du récit, c’est la quête elle-même, c’est elle qui permet de créer un contexte où
différents genres littéraires voisinent et s’entrecroisent : le récit
romanesque, la recherche académique, l’enquête, les lectures, les
rencontres, la fiction pure. Il a fallu aussi intégrer des fragments
autobiographiques dans la mesure où ils interfèrent avec la vie
d’Enayat, à propos du Caire, de la dépression, de l’écriture, du
pouvoir du milieu littéraire. D’une manière générale, le livre se
refuse à choisir un genre littéraire prédéfini pour raconter une
histoire, ce sont ses questionnements et sa relation avec ce qu’il
cherche à raconter qui créent sa structure narrative et déterminent
la nature du ou des genres littéraires auxquels il recourt. En tant que
lectrice, je pense qu’un livre qui élargit et développe la définition
d’un genre littéraire est un livre fidèle aux questions qu’il aborde, un livre qui leur ressemble. 

– Lors de l’attribution du Prix Sheikh Zayed Book Award 2021, le
jury a vu dans votre livre « une source d’inspiration  pour les  
femmes  qui  cherchent  à  connaître  leur  identité ». Que signifie ce
prix pour vous ?

Quand j’ai appris que Sur les traces d’Enayat Zayyat avait obtenu ce
prix, ma première réaction a été la surprise. C’est la première fois
qu’une maison d’édition présente un de mes livres à un prix
littéraire. Je suis avant tout une poète, et d’une génération qui a
commencé à publier dans des revues et des maisons d’éditions
confidentielles dans les années quatre-vingt-dix, mais qui a tout de
même touché des lecteurs et laissé sa marque. Beaucoup ont écrit
que ce prix n’était pas pour moi seule mais pour ma génération, pour
les choix qu’elle a défendus avec constance. C’est aussi un grand prix
pour un livre de non fiction, ce qui devrait nous pousser à réfléchir à
l’importance qu’il y a pour la littérature arabe de sortir des limites
des deux genres dominants de longue date, à savoir le roman et la
poésie. Un motif de fierté particulier pour moi est que ce prix va à un
livre sur une écrivaine exclue du canon, inconnue, un livre écrit par
une femme et publié par une autre (Karam Youssef, la fondatrice de
Kutub Khan) – ce qui est nouveau pour le prix du Sheikh Zayed qui
allait plutôt jusqu’ici à des écrivains consacrés, et je suis la première
femme à l’obtenir.

–  Faut-il y lire également, à travers la figure Enayat Zayyat, un
modèle d’émancipation à suivre pour non seulement la femme
arabe, mais pour toutes les femmes ?

Je n’ai jamais voulu présenter Enayat Zayyat comme un modèle à
suivre pour les femmes. Mon propos n’est pas davantage de
présenter l’histoire de sa vie, de la naissance à la mort, pour affirmer
des opinions féministes ou mettre en avant un modèle de femme
écrivaine. Pour moi, c’est un livre qui s’attache à des individus et de
groupes marginalisés, effacés de la mémoire collective. Pas
seulement par son sujet, mais aussi par sa construction, par la
pluralité de ses langues – la langue historique, la langue
psychiatrique, la langue juridique, les dialogues oraux. C’est aussi
une tentative de faire revivre ce qu’il y a de plus beau dans les
biographies arabes anciennes: la diversité des sources, des genres
littéraires, l’art de la digression qui surprend toujours son lecteur
parce qu’elle est en fait au coeur du sujet. Sur les traces d’Enayat
Zayyat est une lecture dans la blessure du passé que nous portons
tous en nous, la récupération de tout un legs de stigmates
individuels et collectifs avec lesquels Enayat a vécu et est morte. Des
stigmates dont nous avons hérité et avec lesquels nous vivons,
hommes et femmes, mais que nous méritons de comprendre.

Par Laurent Pfaadt

Iman Mersal, Sur les traces d’Enayat  Zayyat,
chez Actes Sud, 288 p.