Il y a près de vingt ans, assis à la table d’un célèbre salon de thé
madrilène, j’observais les clients, les serveuses, les churros trempés
dans le chocolat chaud. Je pris une photo sépia. Cette image m’est
subitement revenue en mémoire en lisant l’ouvrage de Luisa Carnés,
Tea Rooms. Petit bijou littéraire ressurgi du passé – merci à ces
éditeurs intrépides, chercheurs de trésors – le livre de cette
ouvrière espagnole autodidacte décrit à merveille une Espagne pré-
républicaine au bord du gouffre de la guerre civile avec ses codes et
ses injustices.
Véritable chronique sociale, écrit dans un style alerte, sec, ne
laissant que peu de respiration au lecteur, Tea Roomsraconte, à
travers Mathilde, le quotidien des employés d’un salon de thé. Tirée
de sa propre expérience, Luisa Carnes nous dépeint avec ironie et
férocité, les rapports de pouvoir, les petites mesquineries
quotidiennes qui régissent ce salon de thé mais également, à travers
lui, cette société espagnole des années 30 où se croisent ouvriers,
militaires, acteurs en vogue et dévots. Il y a dans ces pages le
déclassement des unes, la survie des autres et les rêves brisées de
toutes. A travers les yeux de ces gens qui doivent travailler pour
survivre, de ces invisibles d’une autre époque, l’auteur déploie une analyse à la fois sociologique, comportementaliste, anthropologique
et politique. Il y a celles qui construisent leurs personnages, celles
qui souhaitent fuir leurs conditions, celles qui s’avilissent devant
l’autorité et celles enfin qui usent de faux-semblants pour ne pas
disparaître. La modernité du texte saute immédiatement aux yeux
avec cette exploitation des plus pauvres et ces femmes-objets
réduites à leur physique. Toute l’humanité est là. Et au milieu, cette
fracture, cette « ligne de partage » entre riches et pauvres. « Bien
qu’on ne sache pas encore la définir avec des mots, on la voit, on la sent à
tout moment » écrit Luisa Carnés. Comme un séisme, cette ligne de
partage plongera, quelques années plus tard, l’Espagne dans le
chaos. Et les rêves brisés de quelques-uns deviendront les
cauchemars de tous.
Par Laurent Pfaadt
Luisa Carnés, Tea Rooms
La Contre allée, 254 p.