Rencontre

Iman Mersal

« C’est un livre qui s’attache à des individus et de groupes marginalisés,
effacés de la mémoire collective »

Lauréate du prestigieux Prix Sheikh Zayed Book Award 2021, l’un
des plus importants prix de littérature et de culture du monde arabe
pour son merveilleux ouvrage Sur les traces d’Enayat Zayyat (Actes
Sud), la romancière et poétesse égyptienne, Iman Mersal,
actuellement en résidence à l’IMERA de Marseille évoque, pour
Hebdoscope, l’histoire incroyable de cette jeune femme écrivaine
dans l’Egypte des années 60 et dont le suicide suscite toujours
autant de questions sur la place des femmes, les obstacles qu’elles
rencontrent et sur les sociétés dans lesquelles elles évoluent.

Iman Mersal
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– Quelles raisons vous ont poussé à vous lancer pendant plusieurs
années sur les traces d’Enayat Zayyat ?

Mon parcours sur les traces d’Enayat Zayyat est passé par plusieurs
phases et a eu plus d’une motivation, dont chacune me menait à la
suivante. En 1993 je suis tombée par hasard sur L’amour et le silence 
tandis que je cherchais un exemplaire bon marché des Miracles des
saints de Nabahani à Sour el-Ezbekiyya, le grand marché des
bouquinistes du Caire. En lisant le roman, j’ai été frappé par la forte
présence de cette écrivaine inconnue et par l’originalité de son
écriture, très différente de tout ce que des femmes avaient écrit en
arabe avant elle : elle parlait d’une quête intérieure, de l’insomnie, de
la dépression, des tentatives d’une jeune femme de bonne famille de
trouver un sens à sa vie à travers l’amitié, l’amour, le travail, la remise
en question de son appartenance de classe. De ses échecs répétés
également, comme si sa conscience se formait dans cette succession
d’essais et d’échecs. Comment expliquer que ce livre n’ait pas trouvé
sa place dans l’histoire du roman arabe ? Etait-ce pour des raisons politiques – il était paru en 1967, quatre ans après le suicide de son
autrice et quelques mois avant la défaite de la guerre des Six-Jours ?
Y avait-il aussi des raisons esthétiques ? Ces questions m’ont
longtemps hantée. Je glanais des informations ici et là, à telle ou telle
occasion, mais ce n’est qu’en 2014 que j’ai décidé de me lancer dans
une véritable enquête sur Enayat, en m’entretenant avec celles qui
l’avaient connue et en lisant ce qu’il restait de ses papiers
personnels. A partir de là, mes propres interrogations et mon
parcours personnel se sont mêlés à la vie et la mort d’Enayat. Il
m’arrivait de sentir que c’était elle qui me guidait sur les traces de
son questionnement autour de la place de l’individu dans le Caire
des années cinquante et des premières années soixante, lequel
faisait écho à mon propre questionnement sur la place de l’individu
dans le Caire des années quatre-vingt-dix, avant que je ne quitte
l’Egypte pour l’Amérique du Nord. Dès lors, ce n’est plus le seul
mobile littéraire qui me poussait vers elle, mais plutôt une sorte
d’intersection de la géographie et de l’histoire où nous nous
réunissions. A plus d’une reprise j’ai ressenti aussi une forme de
communication spirituelle avec elle – cela peut sembler romantique,
j’en suis bien consciente, mais pour moi c’était complètement
réaliste.

–  Pourquoi avoir choisi cette forme littéraire hybride, mêlant
documentaire, fiction et essai ? Pour projeter son histoire dans
notre époque ?

Sur les traces d’Enayat Zayyat suit la vie d’une écrivaine égyptienne
inconnue, morte en 1963, quatre ans avant la publication de son
unique roman. Je n’ai pas cherché à écrire une biographie
conventionnelle ou à réhabiliter une écrivaine injustement oubliée à qui mon livre aurait redonné une place dans une généalogie
littéraire. La recherche d’Enayat, dont la famille a brûlé les papiers
personnels, y compris le brouillon de son second roman, et au sujet
de qui l’archive collective n’a rien conservé, est une quête de
l’individualité marginalisée par le corps social dominant dans nos
sociétés arabes. Mon livre se refuse à présenter un récit unique
comme étant la vérité, de même qu’il refuse de parler au nom de son
héroïne ou de la traiter comme une victime. Le héros du récit, c’est la quête elle-même, c’est elle qui permet de créer un contexte où
différents genres littéraires voisinent et s’entrecroisent : le récit
romanesque, la recherche académique, l’enquête, les lectures, les
rencontres, la fiction pure. Il a fallu aussi intégrer des fragments
autobiographiques dans la mesure où ils interfèrent avec la vie
d’Enayat, à propos du Caire, de la dépression, de l’écriture, du
pouvoir du milieu littéraire. D’une manière générale, le livre se
refuse à choisir un genre littéraire prédéfini pour raconter une
histoire, ce sont ses questionnements et sa relation avec ce qu’il
cherche à raconter qui créent sa structure narrative et déterminent
la nature du ou des genres littéraires auxquels il recourt. En tant que
lectrice, je pense qu’un livre qui élargit et développe la définition
d’un genre littéraire est un livre fidèle aux questions qu’il aborde, un livre qui leur ressemble. 

– Lors de l’attribution du Prix Sheikh Zayed Book Award 2021, le
jury a vu dans votre livre « une source d’inspiration  pour les  
femmes  qui  cherchent  à  connaître  leur  identité ». Que signifie ce
prix pour vous ?

Quand j’ai appris que Sur les traces d’Enayat Zayyat avait obtenu ce
prix, ma première réaction a été la surprise. C’est la première fois
qu’une maison d’édition présente un de mes livres à un prix
littéraire. Je suis avant tout une poète, et d’une génération qui a
commencé à publier dans des revues et des maisons d’éditions
confidentielles dans les années quatre-vingt-dix, mais qui a tout de
même touché des lecteurs et laissé sa marque. Beaucoup ont écrit
que ce prix n’était pas pour moi seule mais pour ma génération, pour
les choix qu’elle a défendus avec constance. C’est aussi un grand prix
pour un livre de non fiction, ce qui devrait nous pousser à réfléchir à
l’importance qu’il y a pour la littérature arabe de sortir des limites
des deux genres dominants de longue date, à savoir le roman et la
poésie. Un motif de fierté particulier pour moi est que ce prix va à un
livre sur une écrivaine exclue du canon, inconnue, un livre écrit par
une femme et publié par une autre (Karam Youssef, la fondatrice de
Kutub Khan) – ce qui est nouveau pour le prix du Sheikh Zayed qui
allait plutôt jusqu’ici à des écrivains consacrés, et je suis la première
femme à l’obtenir.

–  Faut-il y lire également, à travers la figure Enayat Zayyat, un
modèle d’émancipation à suivre pour non seulement la femme
arabe, mais pour toutes les femmes ?

Je n’ai jamais voulu présenter Enayat Zayyat comme un modèle à
suivre pour les femmes. Mon propos n’est pas davantage de
présenter l’histoire de sa vie, de la naissance à la mort, pour affirmer
des opinions féministes ou mettre en avant un modèle de femme
écrivaine. Pour moi, c’est un livre qui s’attache à des individus et de
groupes marginalisés, effacés de la mémoire collective. Pas
seulement par son sujet, mais aussi par sa construction, par la
pluralité de ses langues – la langue historique, la langue
psychiatrique, la langue juridique, les dialogues oraux. C’est aussi
une tentative de faire revivre ce qu’il y a de plus beau dans les
biographies arabes anciennes: la diversité des sources, des genres
littéraires, l’art de la digression qui surprend toujours son lecteur
parce qu’elle est en fait au coeur du sujet. Sur les traces d’Enayat
Zayyat est une lecture dans la blessure du passé que nous portons
tous en nous, la récupération de tout un legs de stigmates
individuels et collectifs avec lesquels Enayat a vécu et est morte. Des
stigmates dont nous avons hérité et avec lesquels nous vivons,
hommes et femmes, mais que nous méritons de comprendre.

Par Laurent Pfaadt

Iman Mersal, Sur les traces d’Enayat  Zayyat,
chez Actes Sud, 288 p.