L’Autre esclavage: La véritable histoire de l’asservissement des Indiens aux Amériques

Le 15 mars 2021, Deb Haaland devenait la première amérindienne
secrétaire à l’Intérieur d’un gouvernement fédéral des Etats-Unis.
Près de 150 ans plus tôt, l’un de ses prédécesseurs, James Harlan,
s’élevait contre la réduction en esclavage des Indiens du Nouveau-
Mexique, dénonçant une pratique que beaucoup jugeait normale et
ancestrale.

Pendant longtemps, l’esclavage des Indiens est passé au second plan,
écrasé par celui des Africains puis des Afro-américains. Pourtant
interdit par la couronne espagnole depuis 1542, il a perduré sous
des formes insidieuses, maquillé juridiquement et ignoré de tous car
il servait les intérêts politiques, économiques et religieux de tous.
C’est ce que révèle le livre absolument magistral d’Andrés Reséndez,
professeur à l’université de Yale et de Californie-Davis. En
s’appuyant sur une abondante documentation recensant
d’innombrables faits aux quatre coins des Etats-Unis, l’auteur
examine avec une objectivité stupéfiante ce phénomène qui a
concerné entre 2,5 et 5 millions de personnes, pour la plupart des
femmes et des enfants, employés et rééduqués. Couvrant plusieurs
siècles de pratiques, il expose aussi bien les arguties juridiques et
religieux – comme ceux de Mormons de l’Utah utilisant l’esclavage
pour permettre la rédemption des Indiens – servant à justifier de
telles pratiques, que la collaboration de tribus indiennes afin
d’alimenter ce système qualifié par l’auteur « d’angle mort » de
l’histoire américaine.

Parmi les dispositifs qui permirent à cet autre esclavage de subsister
figure la pratique du péonage, version moderne du servage qui
permettait aux propriétaires terriens de s’assurer une main d’œuvre
gratuite notamment parmi les Indiens capturés. Exclus du 13e 
amendement consacrant l’abolition de l’esclavage, les Indiens durent
ainsi attendre le Peonage Act de 1867 pour voir leur condition
évoluer. Cependant, il ne régla rien car dans le même temps, comme
le rappelle Andrés Reséndez, « la politique de déportation du
gouvernement fédéral offrit aux trafiquants d’esclaves indiens de
formidables occasions d’exercer leur métier ». Une véritable économie
parallèle se mit ainsi en place, permettant à des régions entières
comme la Californie par exemple, de connaître une expansion
économique. Et l’émancipation des Afro-américains conduisit
malheureusement à reléguer dans l’ombre le sort des premiers habitants des Etats-Unis malgré quelques voix comme celle du
célèbre sénateur Charles Sumner.

Ce livre marque ainsi une étape cruciale dans la compréhension
complexe des phénomènes d’esclavage dans le Nouveau Monde et
en particulier aux Etats-Unis. Il révèle également, sans concessions,
la construction schizophrénique d’une nation, défenseuse à la fois de la liberté et de l’oppression, et où la soif d’expansion et le
développement d’une puissance se sont appuyés en permanence sur
la violence et le crime. C’est en cela que le livre d’Andrés Reséndez
constitue assurément une petite révolution. Jamais l’adage voulant
que l’histoire rendra justice aux vaincus ou aux oubliés n’a été aussi
vrai qu’ici. Pour cela, il faut des historiens courageux, des chercheurs
de vérité, des lanceurs d’alerte, capables de dire, comme Andrés
Reséndez, ce qui a été mais surtout, ce qui perdure.

Par Laurent Pfaadt

Andrés Reséndez, L’Autre esclavage:
La véritable histoire de l’asservissement des Indiens aux Amériques
Chez Albin Michel, 544 p.

Lilas rouge

Il est des livres dont on se souvient longtemps. Des livres qui vous
marquent à jamais. Lilas rouge fait partie de ceux-là. Ce livre qui
débute à la fin de la seconde guerre mondiale, en 1944, lorsque
Ferdinand Goldberger arrive avec sa famille dans cette Haute-
Autriche vallonnée. Dans ces pages magnifiques, le lecteur est très
vite saisi par le silence. Le silence comme une « délivrance » d’un
homme devant son crime, le silence de ses proches qui a eu raison
d’eux, le silence de ces habitants taiseux, le silence enfin d’une
nature monumentale qui écrase le lecteur de sa beauté. Mais les
souffrances et les traumatismes se transmettent, de génération en
génération, dans les non-dits et Ferdinand Goldberger et ses
descendants vont l’apprendre à leurs dépens.

On a parfois l’impression de se retrouver dans Une vie cachée de
Terence Malick avec ces hommes et ces paysages. Mais ici,
Ferdinand Goldberger y apparaît comme l’exact opposé de Franz
Jägerstätter. Lui-aussi s’est caché pour fuir la guerre mais il a fui son
passé. Or écrit Reinhard Kaiser-Mühlecker, « chaque homme était
cerné de toutes parts par son passé – personne n’avait droit à une
échappée vers le sud, pas même Goldberger. Le croire était une illusion.
Mais la certitude qu’il en était ainsi lui rendait précisément la chose
insupportable ». L’auteur choisit ainsi le bourreau plutôt que le
martyre devenu bienheureux de l’Eglise catholique. La culpabilité
plutôt que l’héroïsme. Mais à y regarder de plus près, les deux
hommes se rejoignent dans cette Autriche croyante, dans la
conviction que Dieu régit tout. C’est en tout cas ce que pense
Ferdinand Goldberger, que le péché originel du crime perpétré a
engendré une malédiction qui doit se transmettre de génération en
génération.

Et c’est ainsi que le récit avance et se détache des Goldberger, pour
évoquer à travers eux, l’histoire récente d’une Autriche à la fois
victime et complice du plus grand des crimes et qui a dû porter,
jusqu’à son histoire récente notamment lors de l’élection de Kurt
Waldheim en 1986 à la présidence de la République, le poids d’avoir
été le berceau du Führer. Héritier des Bernhard et Jelinek dans cette
volonté de confronter l’Autriche à son douloureux passé, le livre de
Reinhard Kaiser-Mühlecker s’en distingue cependant par sa froide
distance, comme ce temps qui passe à la propriété des Goldberger et
fait son œuvre. Vivre avec plutôt que d’exorciser le mal et le diluer
dans un nouveau berceau, celui de la propriété de Ferdinand
Goldberger mais également dans celui d’ue nouvelle génération
d’écrivains. Ici réside indubitablement la rédemption. 

Un livre comme un berceau, comme une renaissance. Celui des mots
comme la respiration d’un enfant, celui d’un cri littéraire qui dit la
souffrance passée ou la joie à venir, celui enfin d’une vie qui
s’épanouit, libérée de toute culpabilité. Comme ces lilas rouges qui
refleurissent à chaque printemps même s’ils ont la couleur du sang.


Par Laurent Pfaadt

Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay

Reinhard Kaiser-Mühlecker, Lilas rouge,
Chez Verdier, 704 p

Mémoires, soldat jusqu’au dernier jour

« L’oncle Albert ». C’est ainsi que les soldats de la Wehrmacht et de la
Luftwaffe appelaient Albert Kesselring, peut-être le moins connu
des maréchaux allemands de la seconde guerre mondiale, à l’instar
des von Manstein et Rommel. Avec ces mémoires écrites en
captivité, publiées en France en 1956 et enfin rééditées par
l’entremise de l’historien Benoit Rondeau, l’un de nos plus grands
connaisseurs de cette période historique, il nous possible de
découvrir ce maréchal et surtout d’enrichir notre connaissance des
faits militaires du second conflit mondial.

Chef d’état-major de la Luftwaffe entre 1936 et 1938, ayant joué un
rôle fondamental dans la victoire des troupes de Franco en Espagne,
ce proche d’Hitler sans pour autant être un intime, officia lors de la
bataille d’Angleterre et à l’Est avant de commander la Wehrmacht
en Italie lors du débarquement des troupes alliées en Sicile en juillet
1943. Son nom reste ainsi attaché à la défense de la ligne Gustave
marquée par la fameuse bataille de Monte Cassino dont il souligna
d’ailleurs la vaillance des troupes coloniales françaises ainsi que par
l’abandon de la ville de Rome, déclarée « ville ouverte »

Les annotations de Benoit Rondeau permettent au lecteur de
naviguer avec facilité dans les différents théâtres d’opérations et
réunions d’état-major parfois techniques. Elles permettent de
pénétrer dans le cercle très fermé des hommes qui ont fait, du côté
allemand, la seconde guerre mondiale et de comprendre certains
épisodes complexes telle l’affaire Fritsch, du nom du chef d’état-
major de la Wehrmacht, disgracié en 1938 car homosexuel mais qui,
en réalité, s’opposait aux velléités bellicistes d’Hitler et de Goering.
L’apport de Benoit Rondeau demeure ainsi primordial pour
décrypter les mots d’un homme qui s’est voulu soldat jusqu’au
dernier jour, de ce maréchal pour le moins ambigu qui « n’a pas une
seule fois reconnu le caractère criminel du régime, pas plus qu’il n’a admis
la moindre faille à la « grande » Wehrmacht ». Pas un mot pour la
répression des Juifs à l’Est qui confère presque au déni, justification
de la répression des résistants, on comprend mieux pourquoi « 
l’oncle Albert » était autant aimé de ses troupes. Car jusque devant
le gibet, il n’a pas trahi ses hommes. 

Par Laurent Pfaadt

Albert Kesselring, Mémoires, soldat jusqu’au dernier jour,
édition présentée et annotée par Benoît Rondeau
Chez Perrin, 576 p.