Une princesse au milieu des barbares

Le centre de la Vieille Charité de Marseille consacrait une magnifique exposition à l’artiste algérienne d’art moderne Baya

Rien ne prédisposait cette jeune fille à devenir un peintre renommé enflammant de son art naïf le tout Paris de l’après-guerre. « Son histoire est aussi miraculeuse que les gouaches et les histoires dont elle est l’auteur. Peut-être est-ce aussi chose très naturelle d’écrire des contes lorsqu’on a une destinée sur laquelle semble avoir veillé une fée » écrivait ainsi Edmonde Charles-Roux dans le magazine Vogue en février 1948.


Baya, Conte 1 – La dame dans sa belle maison, 1947
© Archives nationales d’outre-mer, Aix-en-Provence

Baya, de son vrai nom Fatma Haddad, est née en 1931 dans un petit village près d’Alger. Travaillant dans une ferme, elle rencontra là-bas un couple de peintres qui l’accueillit chez lui à Alger et allait décider de son destin. Un patrimoine culturel de l’Algérie façonnant son imaginaire allié à des dons indéniables pour la sculpture et la peinture comme en témoignent ses premiers dessins exposés, libérèrent son immense talent artistique. Elle n’a que treize ans mais ses femmes, ses formes sont déjà là. Révélée à seize ans par le galeriste Aimé Maeght, subjugué par cette jeune artiste, qui lui organisa en novembre 1947 sa première exposition personnelle, Baya suscita immédiatement l’admiration d’un Picasso certainement sensible à sa Femme allongée au vase (1949), de Mirò et de Camus, le futur prix Nobel disant même après l’avoir rencontré que « dans ce Paris noir et apeuré, c’est une joie des yeux et du cœur. J’ai admiré aussi la dignité de son maintien au milieu de la foule des vernissages: c’était la princesse au milieu des barbares. »

Parmi les 150 œuvres présentées, nombreuses sont demeurées jusqu’à aujourd’hui inédites car retrouvées en 2023. L’art de Baya oscille ainsi entre un art brut visible sur la monumentale Grande frise (1949) du musée Reattu d’Arles, un art naïf et une forme de surréalisme. Les gouaches présentées diffusent ainsi ses couleurs chatoyantes et dessinent une incroyable magie notamment dans Deux femmes (1947). Les personnages semblent danser sous nos yeux (Musicienne aux oiseaux, grappe et fleurs, 1998). Les drapés mêlent à la fois une dimension orientale, maghrébine tirée des cultures algériennes tant arabe que berbère mais également une touche picturale comme sortie de la Renaissance italienne. 

Restée fidèle à ses idées et à son intuition malgré sa fascination pour Matisse, son art évolua au fil du temps et des vicissitudes de sa vie et de son pays. La musique pénétra ainsi son art, les instruments devenant les personnages d’une peinture épousant en quelque sorte une mélopée picturale comme dans le très beau Femme aux instruments de musique (après 1966, collection particulière) tandis qu’elle-même épousait le chef d’un orchestre arabo-andalous. Mais c’est au milieu des années 70 que l’art de Baya trouva sa pleine maturité avec des œuvres empruntes d’une harmonie proprement déconcertante qui confinent presque à de l’abstraction avant que ce même art n’accède enfin, au début des années 80, à une reconnaissance internationale amplement méritée.

En la voyant peindre sur le film qui clôt l’exposition, on se dit que le peintre enfant pour reprendre l’expression d’Edmonde Charles-Roux dans son article de 1948 ne partit jamais et nourrit un art qui plongea le visiteur dans une sorte de conte enchanteur, ces mêmes contes qu’elle racontait à sa mère adoptive à la manière d’une Shéhérazade. Pas de doute, Baya fut bel et bien une princesse de l’art.

Par Laurent Pfaadt

Rififi littéraire chez les Tolstoï

En 1891, Tolstoï publia une longue nouvelle, La sonate à Kreutzer qui empruntait son nom à la pièce de musique de chambre de Beethoven. Dans cette œuvre où il est question des rapports hommes-femmes, Tolstoï défendit des thèmes tels que la chasteté, la fréquentation des prostituées et le mariage précoce. Sa femme Sofia, blessée, répondit avec deux nouvelles empruntes d’un féminisme qui ne dit pas encore son nom, suivies, sept ans plus tard, en 1898, par celle de leur fils, Léon. Dans Le prélude de Chopin nouvelle moquée par son père, le fils démonte les thèmes avancés par la sonate à Kreutzer.

Un trio littéraire mené allegro furioso…

Par Laurent Pfaadt

Léon Tolstoï, Sofia Tolstoï et Léon Tolstoï fils, La sonate à Kreutzer – A qui la faute ? – Romance sans paroles – Le prélude de Chopin, traduit du russe par Michel Aucouturier et Evelyne Amoursky
Aux éditions des Syrtes, 544 p.

Penderecki : la Passion selon saint Krysztof

Le grand compositeur polonais aurait eu, le 23 novembre, 90 ans. Devenu de son vivant l’un des plus grands compositeurs du 20e siècle, ses œuvres telles que son Threnos « à la mémoire des victimes d’Hiroshima », un Requiem polonais ou son opéra Les diables de Loudun ont depuis longtemps intégré le répertoire de toutes les salles de concert du monde. A l’occasion d’un concert de l’orchestre philharmonique de Strasbourg en mars 2004 nous l’avions rencontré. Hebdoscope republie son interview.


Krzysztof Penderecki

Monsieur Penderecki, vous dirigerez jeudi soir, l’une de vos œuvres, le Concerto grosso pour trois violoncelles. Pouvez-vous nous parler de la genèse de cette pièce ?

Vous savez, je suis particulièrement attiré par les violoncelles. J’ai d’ailleurs écrit plusieurs œuvres pour violoncelles dont deux concertos. Le violoncelle me fascine car il recèle toutes les possibilités inimaginables. Au départ, ce concerto devait réunir cinq violoncelles au lieu de trois mais le problème se pose rapidement lorsqu’il s’agit de réunir solistes de qualité. Le violoncelle est l’un des rares instruments qu’il est possible de démultiplier à l’infini. Un jour, en tournée au Japon, on me proposa même de composer des petites pièces pour mille violoncelles !

Je crois que vous avez un lien particulier avec ce pays, le Japon comme en témoigne l’une de vos œuvres les plus connues, le Threnos « à la mémoire des victimes d’Hiroshima »

J’ai écrit cette œuvre alors que je n’avais même pas trente ans mais j’ai toujours gardé cette même fascination pour l’Asie. Elle est si différente culturellement, philosophiquement. C’est cela qui m’attire. J’ai été ravi d’avoir été le premier chef étranger invité du China Philharmonic. Par ailleurs, l’Asie possède une musique si intéressante, faite d’instruments issus d’une longue tradition.

A plus de 70 ans, votre activité créatrice est-elle toujours aussi féconde ?

J’essaie d’écrire tous les jours même si ce n’est qu’un peu mais j’en ai besoin pour me motiver. En ce moment, je travaille sur trois œuvres majeures notamment une Passion selon saint Jean pour l’inauguration en novembre 2005 de l’Église de la Vierge à Dresde, détruite durant la guerre. Les autres œuvres sont un ballet pour orchestre, le Leader Circus et une dernière œuvre folle, une petite pièce pour orchestre réunissant trois clarinettes et deux clarinettes solo.

Laurent Pfaadt pour l’hebdoscope

Metallica la totale

Dès la fin du concert, il a fallu se précipiter sur le livre. De la setlist du groupe, une exégèse s’imposait pour comprendre telle chanson, se remémorer tel chapitre ou tel un épître musical. A la faveur des paroles des quatre prophètes californiens du métal, une relecture du sens caché des saintes écritures de ce groupe révélé au monde il y a maintenant quarante ans s’avérait nécessaire.


Intégrant leur dernier album, 72 Seasons, sorti en 2023, aux onze précédents, Benoît Clerc revient ainsi sur les quelques 180 chansons qui composent le répertoire de Metallica, ce groupe de heavy metal aux neuf Grammy awards. Chacun y trouvera bien évidemment sa ou ses chansons favorites. Réparties sur près de quarante ans, les pères retrouveront avec plaisir celles des premiers albums tandis que leurs enfants, eux, se passionneront pour celles des derniers.

Parcourir ce livre permet également, grâce à Benoît Clerc, de mesurer l’évolution du son de Metallica notamment à partir du Black Album, les influences de chaque chanson (de Black Sabbath à Ennio Morricone), l’ajout de tel instrument comme cette corne dans The Unforgiven ou les tappping de Kirk Hammett. Mais la grande intelligence du livre réside dans cette volonté de l’auteur d’inscrire le groupe dans les bouleversements de son époque. On pense bien évidemment à One, hymne au pacifisme inspiré du Johnny got his gun de Dalton Trumbo ou de ces chansons qui traduisent le mal être et les problèmes psychologiques d’une société en perte de sens. Il ne s’agit donc pas simplement d’un livre sur la musique mais d’un livre qui, à partir du phénomène de société que fut Metallica (et quel phénomène !), dit quelque chose du monde dans lequel il a évolué et évolue toujours, et qu’il a relayé ou critiqué. C’est le sens de photos qui viennent illustrer le contexte dans lequel est apparut telle chanson ou telle autre. Ainsi Leper Messiah, le « Messie lépreux » de l’album Master of puppets, que le groupe rejoue régulièrement en concert depuis plusieurs années, est accompagnée d’une photo de l’évangéliste Jimmy Swaggart qui électrisa les foules mais est également un message personnel contre ce christianisme qui tua la mère de James Hetfield, cette dernière préférant soigner son cancer avec sa foi plutôt qu’avec un traitement. L’ombre d’une mère qui revient d’ailleurs régulièrement comme dans Mama Said (1996) par exemple.

Un livre qui se lit donc en famille où chacun confrontera ses souvenirs de Metallica mais également un livre qui dit indubitablement quelque chose de l’Amérique et du monde de ces quarante dernières années. Un bible pas très catholique donc…

Par Laurent Pfaadt

Benoît Clerc, Metallica la totale, E/P/A, 528 p.

Le voleur de feu

Le Musée d’art moderne de la ville de Paris consacre une magnifique rétrospective à Nicolas de Staël

Si vie tant artistique que personnelle fut une celle d’une comète. Mais à en juger par l’affluence aux premiers jours de l’impressionnante rétrospective que lui consacre le musée d’art moderne de la ville de Paris, la queue de cette comète brille encore, quelques soixante-dix ans après sa mort, de ses feux les plus éclatants.


Nicolas de Staël
Marseille, 1954, collection  privée

Des feux qu’il vola tour à tour aux dieux de Sicile et aux reflets d’argent de Normandie et de cuivre de Provence et qui constituèrent une œuvre « curieusement décalée, semblable à l’homme, ombrageuse mais solaire. Sensible et d’une rigueur, ou d’une détermination, qui porte ces quinze ans de travail bloc » assure ainsi Fabrice Hergott, directeur du musée d’art moderne de la ville de Paris dans l’avant-propos du très beau catalogue qui accompagne cette exposition. A travers près de 200 œuvres dont un certain nombre tirées de collections particulières montrées pour la première fois, le visiteur assiste à la lente transformation du peintre en génie. Car le voleur de feu réussit très vite à  domestiquer et à transformer ce dernier au gré de ses voyages pour lui donner des airs de tempête de couleurs avec ses verts éclatants ou ses roses émouvants. Derrière nous, des spectatrices s’émeuvent toujours autant du caractère révolutionnaire de sa peinture qui continue de consumer leurs coeurs. « Il a cassé tous les codes » lance ainsi l’une d’elles.

Bien décidée à sortir Nicolas de Staël des frontières picturales posthumes dans lesquelles le monde de l’art tenta de l’enfermer alors qu’il les traversa à maintes reprises, l’exposition explore tant la dimension figurative que l’abstraction d’une œuvre conçue avec un identique génie. Il suffit de contempler la série sur le football avec le magnifique Parc des Princes (1952) tiré d’une collection particulière et qui constitue l’un des points d’orgue de l’exposition pour se convaincre de sa perception unique du spectacle du monde.

Dans son atelier rue Gauguet ou devant sa palette, l’exposition offre au visiteur la possibilité d’entrer dans le brasier de la création d’un peintre bâtissant ses tableaux par aplats successifs réalisés au couteau et avec un pinceau à la main devant ces magnifiques encres de Chine.

C’est à Antibes, devant un soleil couchant s’éteignant dans une Méditerranée dont il emprunta l’éclat pour composer ces derniers chefs d’œuvres comme Marine la nuit (1954) ou Marseille (1954) que la comète devint astre, astre qui aujourd’hui encore rayonne sur la peinture contemporaine. Un astre libérant un feu qui, grâce à cette merveilleuse exposition, continue de briller sur le monde et sur nos esprits.

Par Laurent Pfaadt

Nicolas de Staël, la peinture comme un feu, Musée d’art moderne de la ville de Paris
Jusqu’au 21 janvier 2024.

A lire le catalogue de l’exposition, Stéphane Lambert, Nicolas de Staël, la peinture comme un feu
Chez Gallimard, 224 p.

La loi de son maître

Première biographie passionnante de Joseph Darnand, chef de la Milice sous le régime de Vichy

Le bois dont on fait les héros est-il également celui qui modèle les traîtres ? A priori non mais avec l’ancien chef de la milice, il semble bien que le moule servit deux fois. Car Joseph Darnand reste une énigme, celle d’une destinée trop vite expédiée dans cette infamie qu’il embrassa assurément mais qui révéla également une complexité faite de contractions. Car comment un patriote aimant profondément son pays a-t-il pu le trahir en s’associant aux pires crimes de son histoire commis sous l’égide du régime de Vichy ? Est-ce pour cela que l’historiographie ne lui a accordé que peu de place parce que l’histoire de France ne pouvait accepter que l’un de ses membres ait pu la servir et la trahir avec la même passion ?


Pour explorer cette part d’ombre que chaque héros porte en lui, ce marbre capable de se fissurer au contact de l’histoire, il nous faut suivre Eric Alary, historien spécialiste de la seconde guerre mondiale et de la collaboration qui, en sculpteur avisé, taille en toute objectivité et à partir de sources neuves et méconnues ainsi que d’archives inexplorées, le portrait de Joseph Darnand.

Darnand c’est avant tout l’histoire d’un homme ordinaire de l’Ain que la Grande guerre va élever au rang de héros. Homme d’action, du coup de poing, il ressort du premier conflit mondial décoré et adulé. « Son courage initial aurait pu le conduire vers un autre destin » écrit ainsi Eric Alary. L’histoire aurait pu en rester là. Intervienta lors ce que l’histoire peine souvent à expliquer : la psyché, les sentiments et les frustrations que cerne parfaitement Eric Alary. Un homme en quête de reconnaissance qui glisse lentement vers le crime organisé durant cet entre-deux guerres des ligues et de la montée des extrêmes avec ses relents antisémites et nationalistes. Un homme que le désir d’ascension aveugla et qui fit sienne l’idéologie d’un maréchal Pétain qu’il vénéra. Voilà le terreau sur lequel grandit le Darnand de la seconde guerre mondiale. En 1942, « il est désormais évident que Darnand est collaborationniste par opportunisme, mais aussi par idéologie » nous dit l’auteur.

Les Allemands, mieux que quiconque, surent séduire cette créature fidèle. « Il n’est toujours qu’un pion que des chefs qui s’affrontent au sommet de l’État placent à l’endroit qui les arrange. Il en est conscient et il en abuse pour une gloire illusoire » pour nous dire que Darnand, loin de subir, choisit son destin. Ce fut alors la course à l’abîme avec l’exécution de ministres juifs comme Jean Zay et Georges Mandel et l’intégration dans la Waffen SS après avoir prêté serment au Führer en novembre 1944. A ce titre, Eric Alary apporte un éclairage intéressant sur la chaîne de commandement qui conduisit à l’assassinat de l’ancien ministre de l’Intérieur, le 7 juillet 1944 dans la forêt de Fontainebleau. Si Darnand ne donna pas l’ordre fatidique, il cautionna l’opération en ne prenant aucunes sanctions contre les meurtriers.

La figure de Joseph Darnand est ainsi l’histoire d’une dérive criminelle dans une époque de convulsions qui ont amené un homme à transiger avec sa conscience par simple opportunisme. Plus qu’un livre brillant, cette biographie constitue également un avertissement : en des temps troublés, sans boussole, les héros peuvent aussi devenir des monstres.

Par Laurent Pfaadt

Eric Alary, Joseph Darnand, de la gloire à l’opprobre
Chez Perrin, 384 p.

Géants de papier

Robert Penn Warren et Léon Tolstoï à l’honneur de biographies fort intéressantes

A priori rien ne rapproche ces deux auteurs séparés par un océan, un monde et un siècle. Pourtant à y regarder de plus près, Robert Penn Warren (1905-1989) et Léon Tolstoï (1828-1910) eurent en commun un sens inné et inimitable du récit, des œuvres polymorphes et une contestation de l’ordre établi.


Robert Penn Warren n’a jamais eu la renommée ni la postérité littéraire d’un Tolstoï. Et pourtant, il demeure avec William Faulkner et John Dos Passos, l’un des trois écrivains à avoir remporté trois prix Pulitzer, la plus importante récompense littéraire américaine et surtout le seul dans deux catégories différentes (roman et poésie). Raison de plus pour lire la biographie très complète que lui consacra en 1997 Joseph Blotner (1923-2012) considéré comme le fils spirituel de Faulkner. L’auteur suit ainsi parfaitement son sujet, des déménagements successifs des Warren à la création littéraire de ses livres et à la réception de ces derniers dans l’opinion notamment à partir du Cavalier de la nuit en 1939 qui le rapprocha selon Blotner du Nostromo de Joseph Conrad.

Sa plus grande œuvre resta bien évidemment Les Fous du roi, magnifique roman sur le pouvoir de nos actions et leurs conséquences qui lui valut son premier Pulitzer en 1947 et qui est encore aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands romans américains du 20e siècle. « Avec sa puissance narrative, la richesse de sa prose, sa peinture d’un monde complexe et réaliste, et la pertinence philosophique et morale d’une telle représentation, Les Fous du roi semblent bien destinés à devoir demeurer l’un des plus grands romans de la littérature américaine » écrit ainsi Joseph Blotner. Suivront d’autres pierres monumentales comme Le Grand souffle, grand roman historique et L’Esclave libre (1955) qui ne trouve d’ailleurs pas grâce aux yeux de l’auteur considérant ce livre comme « une sorte d’échec très ambitieux. »

Cependant, l’autre grande découverte de cette biographie est de mettre à l’honneur le poète qui  valut à Warren ses deux autres Pulitzer ainsi que le titre de poète national de la bibliothèque du Congrès, titre que remporta d’ailleurs quelques soixante ans plus tard (en 2003), Louise Glück, future prix Nobel de littérature. L’auteur aborde également l’action de Warren en faveur des droits civiques avec ses interviews de Malcolm X et Martin Luther King. 

Inclassable, unique, tel fut assurément la place de Tolstoï. Archétype du génie littéraire, il resta longtemps, notamment pendant la période soviétique, incompris. Andrei Zorine, spécialiste de culture russe à l’université d’Oxford, s’attache dans cette nouvelle et première biographie traduite en français depuis la chute du mur, synthèse admirable de concision et de compréhension, à montrer l’unité d’un homme et de son œuvre dont elle fut, en bien des aspects, le reflet.

L’auteur inscrit ainsi Tolstoï dans le monde et les lettres de son temps sous la forme d’un voyage littéraire passionnant où l’on croise les figures de Tourgueniev ou de Dostoïevski « Je n’ai jamais rencontré cet homme ni eu de relations directes avec lui. C’est seulement lorsqu’il est mort que j’ai compris qu’il était de moi la personne la plus proche, celle qui m’était la plus chère et la plus nécessaire » écrit-il à l’égard de cet autre monstre de la littérature. Mais dans ces pages, Tolstoï apparaît comme le personnage de sa propre vie, d’une vie qui se confond avec ses œuvres. Il est tour à tour Olenine, Constantin Lévine, Hadji Mourat et André Bolkonsky dans cet orphelin ambitieux, ce génie marié, ce guide solitaire et cette célébrité en fuite. Des facettes d’un écrivain qui semblent se rejoindre dans cette phrase des Cosaques (1863) « Pour être heureux, il ne faut qu’une chose : aimer, aimer avec renoncement, aimer tout et tous, tendre de tous côtés la toile d’araignée de l’amour, et prendre quiconque y tombe ».

Par Laurent Pfaadt

Joseph Blotner, Robert Penn Warren, traduit de l’anglais
(États-Unis) par Thibaut Matrat.
Préface de Maxence Caron, éditions Séguier, On lira également
Le cavalier de la nuit (10/18, 552p.) :http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/selection-poches/

Andrei Zorine, La vie de Léon Tolstoï, une expérience de lecture, traduit du russe par Jean-Baptiste Godon
Aux éditions des Syrtes, 272 p.

Premières

La Suite

Barbara Engelhardt, la directrice du Maillon renoue avec la pratique du Festival Premières qui fut créé en 2005 à l’initiative du TNS et du Maillon pour faire découvrir de jeunes metteurs en scène de plusieurs pays d’Europe. De 2005 à 2014, au cours des 9 sessions qui ont eu lieu, le Festival connut un grand succès et permit de rencontrer la jeune scène européenne. Aujourd’hui, avec, une Installation, quatre spectacles, des rencontres et des tables rondes, Le Maillon offre aux spectateurs des occasions de réfléchir à comment se construit le théâtre actuel compte tenu des nouvelles normes qui pèsent sur la production et la diffusion des œuvres.


A l’instar des anciennes propositions de Premières les spectacles sont innovants, originaux, parfois déroutants. Tel fut le cas pour « Sauvez Bâtard » qui nous présente un procès pour le moins déjanté. Signé du metteur en scène belgo-grec Thymios Fountas qui, pour sa première mise en scène nous invite à suivre le parcours d’un personnage, appelé Bâtard, accusé d’un meurtre qu’il ne se souvient pas avoir commis. Certes le cadavre est sur la scène devant ses yeux mais cela n’évoque aucun geste meurtrier de sa part. Ses juges et accusateurs sont de curieux personnages, dont les costumes illustrent leurs caractéristiques, l’un tout en noir se nomme Cafard, un autre Clébard et le troisième Clochard, autant dire des marginaux qui ont du mal à mettre en œuvre ce projet de jugement auquel ils sont sensés participer. Bâtard lui-même en jogging et casquette blanche semble plutôt décontracté, d’ailleurs, ne se dit-il pas poète, et se retire dans sa chambre pendant que les autres s’énervent et disent ne plus rien comprendre. Cafard jette en l’air les feuillets du dossier, ils vont et viennent, grimpent sur l’espèce de rocher derrière lequel ils semblent presque jouer à cache- cache. La situation est loufoque accompagnée d’une musique forte qui souligne une gestuelle débridée, vive mais parfaitement chorégraphiée.

Bientôt un nouveau personnage apparaît, lui pas du tout déguisé, genre beau gosse, élancé sportif c’est Ekart, un peu poseur, se vantant de prendre des cours d’anglais ce qui détonne et amuse dans ce milieu des laissés pour compte. Il tient à faire savoir qu’il n’est pas pédé et n’arrête pas de le répéter à qui veut l’entendre. Mais le voilà qu’il tombe amoureux, chose inattendue et paradoxale, amoureux de Bâtard.

Bâtard va devenir son partenaire de jeu dans cette partie de la pièce où c’est de relation et d’amour même qu’il sera question. Rencontres, déclarations, déclamations effusions, séparations, se déclinent comme les aléas romantiques des aventures amoureuses et cela ne manque pas d’humour.

Le tout étant dit dans un langage à faire frémir les académiciens mais qui est la signature d’un monde en devenir qui ne sait trop sur quoi bâtir son avenir.

Une pièce emblématique de cette distance à prendre vis à vis des institutions, ici la justice, et des préjugés comme la honte d’être pédé, vieille rengaine toujours d’actualité.

Ainsi le loufoque qui surprend et amuse laisse-t-il habilement, par le truchement du jeu dynamique des comédiens soutenu par une musique  très prégnante,  se dessiner  le monde tragicomique des anti-héros.

Représentation du 10 novembre


Ce même soir une autre proposition vient enrichir cette suite de Premières, il s’agit cette fois de voyager vers la Lituanie en compagnie d’images et de musique. Le journaliste, réalisateur de plusieurs films, Karolis Kaupinis offre ici son premier spectacle vivant « Radvila Darius, fils de Vytautas » en s’appuyant sur les archives de la télévision lituanienne des années 1989-1991. Oy voit de jeunes enfants répéter avec application des morceaux dans l’école de musique sous l’œil attentif du maître. Et on assiste à de nombreux débats et rencontres autour des problèmes posés par la nouvelle société, le pays ayant récemment reconquis son indépendance, comme trouver un nouveau nom pour les rues ou les places, agrandir les rues au prix de la coupe de chênes centenaires et pour ainsi dire « sacrés ». Certaines images peuvent passer pour
« historiques « comme ce trou creusé en pleine rue d’où jaillit du pétrole ou cet alignement de futurs mariés sur un banc de la mairie pour un mariage collectif. Pendant que nous suivons avec intérêt et amusement ces images du passé, derrière un rideau transparent quatre musiciens plutôt jazzy accompagnent plein d’élan la diffusion de ces reportages témoins manifestes d’une recherche d’identité.

Représentation du 10 novembre


Ces « Premières » ont inscrit à leur programme la reprise ici au Maillon du spectacle qui fut l’exercice de sortie de l’Ecole du TNS pour les Groupes 46 et 47 en novembre 2022. « La Taïgac court ».
(Voir le compte-rendu dans Hebdoscope de novembre 2022) Des quatre versions présentées alors, de ce texte de Sonia Chambretto, Barbara  Engelhardt a retenu celle d’ Antoine Hespel du Collectif La Volga

On a donc retrouvé cette mise en scène originale qui met en évidence le problème actuel  et crucial du dérèglement climatique et en fait un objet scénique drôle et percutant avec des comédiens très impliqués dans ces rôles de composition, Jonathan Benéteau Delaprairie, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Felipe Fonseca Nobre, Charlotte Issaly, Vincent Pacaud, tous bien décidés à donner une grande portée à l’avertissement qu’ils nous mettent en demeure d’entendre, celui  qui nous place  devant le pire sans que nous en prenions acte . 

Un premier travail qui méritait toute sa place dans ces Premières.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 17 novembre