Géants de papier

Robert Penn Warren et Léon Tolstoï à l’honneur de biographies fort intéressantes

A priori rien ne rapproche ces deux auteurs séparés par un océan, un monde et un siècle. Pourtant à y regarder de plus près, Robert Penn Warren (1905-1989) et Léon Tolstoï (1828-1910) eurent en commun un sens inné et inimitable du récit, des œuvres polymorphes et une contestation de l’ordre établi.


Robert Penn Warren n’a jamais eu la renommée ni la postérité littéraire d’un Tolstoï. Et pourtant, il demeure avec William Faulkner et John Dos Passos, l’un des trois écrivains à avoir remporté trois prix Pulitzer, la plus importante récompense littéraire américaine et surtout le seul dans deux catégories différentes (roman et poésie). Raison de plus pour lire la biographie très complète que lui consacra en 1997 Joseph Blotner (1923-2012) considéré comme le fils spirituel de Faulkner. L’auteur suit ainsi parfaitement son sujet, des déménagements successifs des Warren à la création littéraire de ses livres et à la réception de ces derniers dans l’opinion notamment à partir du Cavalier de la nuit en 1939 qui le rapprocha selon Blotner du Nostromo de Joseph Conrad.

Sa plus grande œuvre resta bien évidemment Les Fous du roi, magnifique roman sur le pouvoir de nos actions et leurs conséquences qui lui valut son premier Pulitzer en 1947 et qui est encore aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands romans américains du 20e siècle. « Avec sa puissance narrative, la richesse de sa prose, sa peinture d’un monde complexe et réaliste, et la pertinence philosophique et morale d’une telle représentation, Les Fous du roi semblent bien destinés à devoir demeurer l’un des plus grands romans de la littérature américaine » écrit ainsi Joseph Blotner. Suivront d’autres pierres monumentales comme Le Grand souffle, grand roman historique et L’Esclave libre (1955) qui ne trouve d’ailleurs pas grâce aux yeux de l’auteur considérant ce livre comme « une sorte d’échec très ambitieux. »

Cependant, l’autre grande découverte de cette biographie est de mettre à l’honneur le poète qui  valut à Warren ses deux autres Pulitzer ainsi que le titre de poète national de la bibliothèque du Congrès, titre que remporta d’ailleurs quelques soixante ans plus tard (en 2003), Louise Glück, future prix Nobel de littérature. L’auteur aborde également l’action de Warren en faveur des droits civiques avec ses interviews de Malcolm X et Martin Luther King. 

Inclassable, unique, tel fut assurément la place de Tolstoï. Archétype du génie littéraire, il resta longtemps, notamment pendant la période soviétique, incompris. Andrei Zorine, spécialiste de culture russe à l’université d’Oxford, s’attache dans cette nouvelle et première biographie traduite en français depuis la chute du mur, synthèse admirable de concision et de compréhension, à montrer l’unité d’un homme et de son œuvre dont elle fut, en bien des aspects, le reflet.

L’auteur inscrit ainsi Tolstoï dans le monde et les lettres de son temps sous la forme d’un voyage littéraire passionnant où l’on croise les figures de Tourgueniev ou de Dostoïevski « Je n’ai jamais rencontré cet homme ni eu de relations directes avec lui. C’est seulement lorsqu’il est mort que j’ai compris qu’il était de moi la personne la plus proche, celle qui m’était la plus chère et la plus nécessaire » écrit-il à l’égard de cet autre monstre de la littérature. Mais dans ces pages, Tolstoï apparaît comme le personnage de sa propre vie, d’une vie qui se confond avec ses œuvres. Il est tour à tour Olenine, Constantin Lévine, Hadji Mourat et André Bolkonsky dans cet orphelin ambitieux, ce génie marié, ce guide solitaire et cette célébrité en fuite. Des facettes d’un écrivain qui semblent se rejoindre dans cette phrase des Cosaques (1863) « Pour être heureux, il ne faut qu’une chose : aimer, aimer avec renoncement, aimer tout et tous, tendre de tous côtés la toile d’araignée de l’amour, et prendre quiconque y tombe ».

Par Laurent Pfaadt

Joseph Blotner, Robert Penn Warren, traduit de l’anglais
(États-Unis) par Thibaut Matrat.
Préface de Maxence Caron, éditions Séguier, On lira également
Le cavalier de la nuit (10/18, 552p.) :http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/selection-poches/

Andrei Zorine, La vie de Léon Tolstoï, une expérience de lecture, traduit du russe par Jean-Baptiste Godon
Aux éditions des Syrtes, 272 p.