75 ans ? By Jove !

A l’occasion de la sortie du nouvel album de Blake et Mortimer, retour sur les 75 ans de l’un des duos les plus célèbres de la bande-dessinée

Une fois de plus les Espadons vont devoir décider du sort du monde.
75 ans, presque jour pour jour après la première publication du
Secret de l’espadon, le 26 septembre 1946, première aventure du duo
désormais mondialement célèbre, ressort cette suite concoctée par
les héritiers d’Edgar P. Jacobs. « Au terme des 142 planches du Secret
de l’Espadon, la signature d’Edgar P. Jacobs s’est taillé une portion de
légende auprès des jeunes Belges qui, chaque jeudi, se plongent avec
délices dans la lecture de leur journal » écrivent Benoît Mouchart et François Rivière, les biographes de Jacobs. Parmi ces jeunes
lecteurs, l’un d’eux, Jean Van Hamme, ne savait pas encore qu’il allait
être le successeur de Jacobs : « J’étais fasciné par le dessin d’Edgar P.
Jacobs, par le Golden Rocket et par l’Aile Rouge. Je n’avais jamais lu une
histoire aussi réaliste ! »

Après le succès du Secret de l’Espadon, Edgar P. Jacobs enchaîna avec
des albums devenus cultes comme les deux tomes du Mystère de la
grande pyramide (1954-1955), la Marque jaune (1956) ou S.O.S.
Météores (1958-1959), suscitant jusqu’à la jalousie du grand Hergé.
« Les deux hommes s’appréciaient à l’évidence, mais ils entretenaient de
curieux rapports entre fascination et répulsion » lit-on toujours dans la
biographie de Benoît Mouchart et François Rivière. Il faut dire
qu’après avoir travaillé sur plusieurs albums de Tintin notamment le
Sceptre d’Ottokar et apparaissant même dans les Cigares du pharaon,
Jacobs s’était émancipé d’Hergé.

Pourtant, Jacobs ne se voyait pas auteur de bande-dessinées mais
plutôt…chanteur d’opéra. Pour autant, c’est un véritable opéra de
papier – titre de son autobiographie – qu’il composa, un opéra
comportant une dizaine d’actes. Ses personnages, Philippe Mortimer
et Francis Blake forment aujourd’hui l’un des duos les plus célèbres
de la littérature mondiale. Un duo complémentaire entre un
professeur peu académique et un militaire dandy parvenu à la tête
du MI-5, le service de renseignement britannique, dans ce dernier opus. A ce duo se rajoute une pléiade de seconds rôles magnifiques,
à commencer par le colonel Olrik, mercenaire au service des forces
du mal devenu par la suite un allié de Mortimer ou Jonathan
Septimus, archétype du savant fou méprisé et désireux de détruire le monde pour se venger. Ces personnages inventés par Edgar P.
Jacobs nous accompagnent ainsi depuis 75 ans et cette fascination
n’a jamais faibli. D’Hubert Védrine, ancien ministre des affaires
étrangères, auteur d’une biographie non autorisée d’Olrik à Pierre
Lungheretti, directeur général de la cité internationale de la bande-
dessinée et de l’image, ils sont des millions à travers le monde à
attendre chaque nouvelle aventure. Jusqu’à ne plus savoir où se
trouve la frontière entre mythe et réalité. Mais a-t-elle vraiment
existé car Jacobs comme Hergé s’inspirait de la réalité pour
construire leurs héros ? Est-ce après sa rencontre avec Olrik au
théâtre de la Monnaie à Bruxelles en janvier 1938 comme le
rappellent Hubert et Laurent Védrine, que Jacobs signa ce pacte
avec Blake et Mortimer ? Assurément.

La mort de Jacobs en 1987 après un dernier album décevant
(L’Affaire du collier) n’a, à l’instar de celles de Goscinny et d’Uderzo,
pas tari l’engouement pour Blake et Mortimer, signe que nos deux
héros, orphelins de leur créateur, ont continué leur vie malgré le
refus de Jacobs. Le deuil a duré près de dix ans avant que Blake et
Mortimer ne réapparaissent en 1996 dans l’Affaire Francis Blake sous
les traits de Ted Benoit accompagné de Jean Van Hamme, autre
légende de la bande-dessinée, créateur notamment de Thorgal, XIII
et Largo Winch, et qui signe d’ailleurs le scénario de ce 28e opus.
Suivront parmi les albums les plus remarqués, l’Etrange rendez-vous
(2001), la Malédiction des Trente deniers (2009-2010) ou La Vallée des
Immortels (2018-2019) avec une équipe d’une demi-douzaine de
scénaristes et de dessinateurs parmi lesquels Jean Dufaux qui
resuscita Septimus (L’onde Septimus, Le cri du Moloch), Peter van
Dongen et Teun Berserik à l’œuvre dans La Vallée des Immortels et le
Dernier Espadon, et André Julliard pour ne citer qu’eux.

Alors oui, on a décrié Jacobs pour ses gros pavés explicatifs et les
plus jeunes se plaignent parfois qu’« il y a trop de choses à lire » (dixit
un certain Elias, dix ans). Les puristes de la ligne claire peuvent
également arguer qu’il s’est légèrement dévié du dogme avec ses
ombres portées, il n’empêche : le goût de l’aventure et ces histoires
patinées de science-fiction et d’espionnage achèvent
immédiatement de conquérir les plus réticents. Et Le dernier Espadon
ne devrait certainement pas faire exception. A 75 ans, c’est de
formidables jeunes hommes qui s’apprêtent, une fois de plus, à
sauver le monde.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Jean Van Hamme, Teun Berserik, Peter Van Dongen, Blake & Mortimer – Tome 28 – Le Dernier Espadon, Dargaud, 64 p.

Benoît Mouchart et François Rivière, Edgar P. Jacobs: Un pacte avec Blake et Mortimer, les Impressions nouvelles, 400 p.

Hubert Védrine, Laurent Védrine, Olrik, la biographie non autorisée, Fayard-Pluriel, 240 p.