Au nom du père

Le sitar d’Anoushka
Shankar ensorcèle
Berlin

Placé sous le signe
de l’Inde, les
spectateurs de la
magnifique salle de
la Philharmonie ont
été convié à un
voyage musical qu’ils ne sont pas prêts d’oublier. Deux œuvres
étaient inscrites au programme : le deuxième concerto pour sitar et
orchestre de Ravi Shankar et le concerto pour orchestre de Béla
Bartók.

Menant depuis plusieurs années une carrière internationale,
Anoushka Shankar, fille de la légende du sitar rendait, dans la
capitale allemande, un hommage plein d’amour et de joie à son père.
Et pour ses débuts avec les Berliner Philharmoniker, elle était
accompagnée d’un proche de longue date, le chef d’orchestre indien
Zubin Mehta qui laissa la gravure de référence de ce concerto
(Warner Classics, 2005).

Assise sur un tapis, Anoushka Shankar s’est lancée dans ce superbe
concerto plein de couleurs. Pour le public berlinois, le ravissement
fut total. Des sonorités inhabituelles résonnèrent de part et d’autre
de la salle d’Hans Scharoun, aidées pour l’occasion par des haut-
parleurs.

La beauté aussi bien visuelle que sonore du sitar s’est
immédiatement répandue, l’instrument naviguant dans ce concerto
telle une barque. L’orchestre est là, prêt à seconder la soliste, en
entretenant cette atmosphère onirique qui lui sert de fleuve à coup
de harpes et de cloches tubulaires. Anoushka Shankar délivre des
sons qui sont autant de vapeurs échappées de ce continent indien si
fascinant, comme l’est également ce pied dépassant de son sari et
battant la mesure sur le tapis.

Au gré des différents mouvements, chaque famille d’instrument est
mise à contribution. Le dialogue avec la flute d’Emmanuel Pahud,
toujours impériale, est majestueux dans le troisième mouvement.
Plus loin, le basson fourmille d’inspirations. On a parfois
l’impression de retrouver quelques traces de musique ravélienne
puis on comprend qu’entre Ravi Shankar et l’orchestre de Karajan, il
y a une rencontre, celle de deux mondes, de deux cultures ayant
chacun fait un pas vers l’autre. Le concerto est ce moment où deux
traditions musicales se croisent et se mêlent. Au milieu, Anoushka
Shankar, fille du grand Ravi, descendante des héros du
Maharbarata, vivante à Londres et imprégnée de culture
européenne, nous offre un solo d’anthologie dans le quatrième
mouvement avant que les percussions puis les cordes se joignent à
elle. Le résultat est fabuleux : c’est une explosion de couleurs, de
rythmes libérés par un Mehta qui lui aussi, a su synthétiser ces
musiques des deux mondes.

Les accords de sitar étaient encore dans toutes les têtes lorsque le
chef engagea les Berliner dans le concerto pour orchestre d’un
Bartók parvenu au soir de sa vie. Ayant admirablement compris le
message du compositeur hongrois, rongé par la mort de sa mère et
son exil volontaire d’une Europe qui avait sombré dans la barbarie,
Mehta a donné à son interprétation des tons mahlériens assez
judicieux qui ont été portés par une trompette et surtout un
hautbois de haute volée. Une fois de plus, le spectateur et auditeur
monta dans cette barque musicale. Mais Charon avait remplacé
Surya et ce dernier descendait désormais un Styx oscillant entre
lamentos et furies. Seul le piccolo parvenait à redonner un peu
d’espoir et de joie avant que la coda ne se transforme en espoir. Les
spectateurs ouvrirent alors les yeux. Ils étaient toujours dans ce
temple de la musique classique. La barque de Charon avait fait
demi-tour.

Laurent Pfaadt