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Pina Napolitano

Brahms fut-il un
progressiste ? C’est
en substance ce
que nous demande
la pianiste
italienne Pina
Napolitano devant
son clavier. Et il
faut bien
reconnaître que
sous ses doigts, le
compositeur
allemand prend
une toute autre
allure car Pina Napolitano, en excellente interprète de la seconde
école de Vienne, a su parfaitement faire le parallèle musical de
celui qui personnifia le romantisme viennois avec Anton Webern
et Alban Berg.

Le jeu aérien de Pina Napolitano, surtout perceptible dans la
sonate n°1 de Berg, fait des merveilles. Meme si on la sent très à
l’aise avec Webern et Berg (tout comme Schönberg dans un album
précédent), le Klavierstücke de Brahms, avec ses rythmes
maîtrisés et où la fluidité toute romantique laisse parfois place à
des ruptures, l’interprétation de la pianiste annonce parfaitement
les révolutions musicales à venir et tisse un lien intéressant entre
eux. Ce disque permet de dire à la pianiste que le passé ne meurt
jamais. Et on ne peut qu’être d’accord avec une telle analyse
musicale.

Par Laurent Pfaadt

Brahms, the Progressive,
Brahms, Webern, Berg

Chez Obradek

Le livre qui bouleversa le monde

La Bible de Gutenberg © Taschen

Une magnifique
édition de la Bible
de Gutenberg
permet de revenir
à la source de cet
évènement majeur
de l’histoire de
l’humanité

Le jeune Johannes
Gutenberg se
doutait-il que ses premiers travaux sur l’imprimerie dans un
atelier d’orfèvrerie allaient le conduire à l’immortalité, son nom
rejoignant celui d’Hammourabi ? Certainement pas. Et pourtant,
l’invention de caractères typographiques et de presses
xylographiques pour réaliser des impressions sur vélin puis, par
souci d’économies sur papier, allait révolutionner l’écrit et sa
diffusion.

En 1454, Gutenberg a une cinquantaine d’années. L’Eglise,
contestée, a besoin de diffuser ses écrits et sa pensée dans une
Europe en proie à des turbulences. A partir du texte de la Vulgate,
la Bible traduite en latin par Saint Jérôme au IVe siècle, Gutenberg
réalisa la fameuse B42, cette Bible aux quarante-deux lignes
devenue aujourd’hui mythique et reproduit par Taschen dans son
format initial c’est-à-dire en deux volumes in-folio de 324 et 319
feuillets constituant 1286 pages ainsi que dans sa version
liturgique originale.

Aujourd’hui, à l’occasion du 550e anniversaire de la mort de
Gutenberg, l’examen de ce qu’il est convenu d’appeler un trésor de
l’humanité permet d’admirer l’extraordinaire composition de
l’ouvrage. Grâce à un appareil critique mené par Stephan Füssel,
directeur de l’Institut des sciences du livre de la Johannes-
Gutenberg-Universität de Mayence où il est titulaire de la chaire
Gutenberg, cette Bible B42, présentée dans sa version de
l’université de Göttingen est décortiquée. Caractéristiques
techniques, composition de l’encre, papier utilisé, corrections à la
main, reliure reproduite pour la première fois, rien n’est oublié de
cet exemplaire inscrit au patrimoine documentaire de l’UNESCO.
Et surtout pas les fabuleuses enluminures reproduisant bestiaires
ou éléments végétaux tirées du livre de modèles de Göttingen,
sorte de dictionnaire pour tout enlumineur qui se respecte, que
l’appareil critique reproduit judicieusement. Même si l’atelier de
Gutenberg permit de gagner dix fois plus de temps qu’un moine
copiste du Moyen-Age, on mesure tout de même tout le travail
préparatoire.

Comme toute œuvre révolutionnaire, l’invention de Gutenberg ne
remporta un succès qu’après la mort de ce dernier, ruiné et oublié
de tous. Sa Bible B42 ne fut tirée qu’à 180 exemplaires,
essentiellement achetés par des monastères, et dont il n’en
subsiste aujourd’hui que 49. Mais la portée de la B42 fut
considérable. L’imprimerie qui devait répandre les idées de l’Eglise
se retourna contre elle et un demi-siècle après la mort de
Gutenberg, la Réforme, le plus grand mouvement de contestation
de l’Eglise catholique, réussit en grande partie sa mission grâce à
l’imprimerie. Révolutions, propagande, connaissance ou plaisir de
la lecture, l’imprimerie, a transformé l’humanité à tout jamais.
Cette Bible B42 devint tantôt en moyen d’élever les hommes,
tantôt une arme pour les contrôler, faisant ainsi de Gutenberg,
selon les mots de Stephan Füssel, « le père de la communication de
masse ».
Rien ne devait plus arrêter cette invention et aujourd’hui,
la multitude de livres et de magazines imprimés sur la planète
doivent en grande partie payer leur tribut à ce livre qui bouleversa
le monde et qu’il est enfin possible de retrouver, d’admirer et
surtout de posséder dans toute bibliothèque qui se respecte
même si cela ne vous dispense pas de vous rendre à Paris,
New York, Burgos ou Cambridge pour en admirer une.

Par Laurent Pfaadt

La Bible de Gutenberg de 1454, Stephan Füssel,
Chez Taschen.

Une caméra pour défier le monde

Costa-Gavras © Hervé Boutet

Le réalisateur Costa-
Gavras se raconte dans un
livre magnifique

Sa vie a quelque chose d’un
film ou en tout cas d’un
scénario que tout
producteur, de surcroît
américain, friand de
success-stories, rêverait
d’adapter. Celui d’un jeune
homme sans le sou arrivant
dans un pays étranger et ne
connaissant que peu de
monde, qui allait devenir
l’un des plus grands réalisateurs français et surtout lui, l’étranger,
le parangon de ce que la France est réellement : un phare dans la
nuit de l’humanité. Telle fut la vie de Costa-Gavras. Avec ce titre
emprunté à l’écrivain Kazantzakis, le réalisateur de films
désormais cultes comme Z, l’Aveu, Missing (Palme d’or à Cannes en
1982), Music-Box ou Amen, est allé là où il est impossible,
théoriquement, d’aller et où l’on ressort à chaque fois changé : le
pouvoir, la finance, l’âme humaine, la mémoire ou l’injustice.

Dans ce livre passionnant, on traverse plus d’un demi-siècle de
cinéma, de la France aux Etats-Unis passant de villas
hollywoodiennes en appartements exigus. On suit avec
fascination la fabrication de ses films, le choix de ses acteurs, les
décors improbables réalisés à la hâte, les scènes qu’il faut
improviser comme ces cadavres sur le plafond de verre dans
Missing. Mais il y a aussi ces films qui ne se font pas, les
propositions qu’il faut refuser, les considérations extérieures. On
y découvre cette passionnante énergie créatrice qui part de la
lecture d’un livre et devient, après moult péripéties, un film. Et
cette vie d’aventures cinématographiques et devrait-on dire
politiques ne serait rien sans ces anecdotes incroyables, de la
proposition d’adapter le Parrain au manuscrit de Soljenitsyne qui
lui arrive dans les mains à Vienne en passant par cette tentation
de devenir président de la République de Grèce. Enfin, il y a ces
moments qui vous marque à jamais et qui vont bien au-delà du
cinéma, comme cette incroyable scène du visionnage de l’Aveu par
un Arthur London figé par l’émotion. « Je n’ai jamais eu de meilleure
récompense que cette étreinte, que ce baiser un peu mouillé par ses
larmes qui coulaient le long de sa joue »
écrit à ce sujet Costa-Gavras.

Les mémoires de Costa-Gavras dressent également une
incroyable galerie de portraits. Bien entendu le triumvirat
Montand, acteurs des débuts, Signoret qui plus qu’aucune autre,
accompagna ses premiers pas depuis le Jour et l’heure de René
Clément en 1962 dont il fut l’assistant et Jorge Semprun, le grand
écrivain, scénariste de Z et de l’Aveu, domine l’ouvrage. Mais il y a
aussi ces figures qui traversent cette vie : Garcia-Marquez à
Mexico avec qui il fête la victoire de Mitterrand en 1981,
Alexandre Dubcek, Robert Redford, Salvador Allende, Romain
Gary rencontré chez Lipp ou Chris Marker, l’infatigable
compagnon de route. Derrière ces statues désormais de marbre,
apparaît régulièrement la femme aimée, Michèle, qui trace dans
ce miroir de la vie, de l’autre côté de la caméra lorsque celle-ci est
posée, le portrait d’un jeune homme sensible qui manque parfois
de confiance en lui, puis d’un homme soucieux des autres. Elle
donna à notre Persée ce bouclier dans lequel il vit les nombreuses
méduses qui ne manquèrent pas d’accompagner sa notoriété
grandissante.

S’il est théoriquement impossible d’aller là sans changer pour
reprendre le mot de Kazantzakis, non seulement Costa-Gavras y
parvint mais mieux encore, il nous a, avec ses films, changé aussi
bien à titre individuel que collectivement. Car, sa vie et son œuvre
prouvent qu’il faut toujours croire en ses rêves mais que ces
derniers peuvent également devenir utopies. Il n’y avait qu’un
immigré grec pour nous dire une telle chose. Finalement, il n’y a
jamais de hasard.

Par Laurent Pfaadt

Costa-Gavras, Va où il est impossible d’aller,
Seuil, 400p.

Images du corps flottant

L’exposition Corpus Baselitz du Musée Unterlinden de Colmar se concentre sur les quatre années écoulées avec des travaux d’atelier et des œuvres issues de 19 collections particulières européennes dont beaucoup n’ont jamais été montrés.

Parution hebdoscope 1052 Juillet/août

Gotik o.k, 2018
huile sur toile, Galerie Thaddaeus Ropac
photo Luc Maechel

Suite de l’article de Luc Maechel :
Baselitz : Images-du-corps-flottant

Exposition de photographies

Photo Claude Menninger

Actrices et
acteurs français
dans le cinéma
italien

C’est dans le
cadre de la
première
semaine du
cinéma italien dans le monde et des 23 èmes rencontres du
cinéma italien que l’institut de Strasbourg propose un
parcours à travers 45 photographies prises sur les
tournages italiens de 1954 à 2016.

Présentée en collaboration avec le Centro Cinema de la
Ville de Cesena et le comité de jumelage Reims-Florence,
cette exposition ouverte en présence d’Alain Claudot
contribue à faire connaître l’histoire du cinéma en
témoignant de la participation constante des stars
françaises dans les productions italiennes.

Cette galerie d’image conçue par Antonio Maraldi,
directeur du Centro Cinema de Cesena à partir des archives du Centre nous remémore des films tels que
« Don Camillo monsignore ma non troppo » tourné en
1961 avec Fernandel. On retrouve également les figures
emblématiques d’Alain Delon dans « Rocco » ou dans « Le
guépard », de Jeanne Moreau aux côtés de Marcello
Mastroianni dans « La nuit » mais aussi de Dominique Sanda ou d’Anouk Aimée dans « Le jardin des Finzi
Contini ».

Cette collaboration entamée dès 1930 avec l’ère des
versions multiples, s’est poursuivie dès 1950 et perdure
aujourd’hui avec des têtes d’affiche telles celles d’ Isabelle
Huppert dans « La belle endormie », de Juliette Binoche
dans « L’attente » et de bien d’autres actrices ou acteurs
français…On citera encore parmi les photographies
exposées celles représentant Bernard Blier dans « Le cocu
magnifique » ou de Belmondo dans « La Viaccia »…Autant
d’images propres à réveiller notre mémoire ou à aiguiser la
curiosité des plus jeunes.

Dans le même temps, en collaboration avec l’Odyssée
plusieurs films sont proposés au public tels « Une journée
particulière » d’Ettore Scola, « Bellissima » de Luchino
Visconti ou encore « Fortunata » de Sergio Castellitto.

Un vrai régal pour le public que ce festival
cinématographique avec une splendide exposition aux
images belles, intemporelles qui prolongent en chacun
d’entre nous la magie du septième art.

Françoise Urban-Menninger

Exposition à voir jusqu’au 22 juin 2018
à l’Institut Culturel Italien de Strasbourg

Entretien avec Max Steen

Schoolblock

Dans ce roman remarquablement
écrit, Max Steen campe un
professeur de lettres en colère contre
l’institution scolaire. Sous la plume
d’un amoureux des mots, dans une
Amérique revisitée à travers le
prisme de la cinéphilie, Max Steen
mêle  Histoire, terrorisme,
fantastique, science-fiction et amour
fou, le tout empreint de la nostalgie
d’un monde révolu.


Né en 2012 d’un couple franco-américain, Holden Openbook a
grandi à Savannah, dans l’Etat de Géorgie, berceau d’Autant en
emporte le vent
et d’un certain Jardin du bien et du mal, version
Eastwood. Il se souvient de son enfance nourrie de livres, de films et
de leurs personnages hauts en couleur, et convoque les fantômes de
l’Histoire. Il partage avec Abbie Laine, une fille de son âge qui
ressemble à la mutine Paulette Goddard, le goût pour les histoires
de pirates et les cimetières. La sensibilité romantique du jeune héros
va se heurter à la cruauté de la vie qui va faucher l’être aimé devenu
sa fiancée, tandis qu’il assiste à la déliquescence de la société et du
système scolaire par la présence toujours plus puissante du tout
technologique et numérique. Professeur de français, il quitte
Savannah pour Meaux. Déçu par cette expérience désastreuse, il
revient aux U.S.A, à Charleston, et accepte un poste dans un
Schoolblock, lycée expérimental ultrasécuritaire, fait de verre et
d’acier. L’amour en sera la faille fatale, celui qu’il va éprouver pour la
belle Wanna Lurne.

Parlez-nous de la genèse de votre roman. 

Plus de deux années d’écriture m’ont été nécessaires pour
m’affranchir moi-même de mon Schoolblock dont j’ai achevé la
composition durant l’été 2013. Ce projet littéraire de longue haleine
n’aurait toutefois jamais vu le jour sans la faste infortune d’une
dépression professionnelle et le congé de longue durée qui en a
résulté. Sa dimension thérapeutique ne fait donc aucun doute à mes
yeux ; cathartique aussi, je l’espère, pour les enseignants en
souffrance qui continueront de me lire et de se reconnaître dans
mes propos. Mais ce n’est pas seulement ces héroïques porte-
drapeaux de la culture que je souhaitais toucher car mon roman
procède d’un élan autant que d’un effondrement. Il fait la part belle à
l’imagination et au dépaysement sous toutes ses formes (temporel,
spatial et même surnaturel). Je tenais ainsi à profiter de son point de
vue américain pour chanter la beauté et les mystères d’une ville qui
me fascine et ne change pas : Savannah. Je crois voir là, d’ailleurs,
l’une des raisons premières de son succès en ligne.

Votre roman trouve son ancrage en 2040. Pourquoi avoir choisi le genre
de la dystopie ?

Signe des temps présents : la chronique professorale tantôt
accablée, tantôt démagogique, est devenue une sorte de sous-genre
littéraire en soi auquel j’avais l’ambition de ne vouloir ni me
conformer, ni me réduire. Il m’importait de prendre le large,
d’extrapoler, d’user de toutes les ressources du roman pour
questionner l’évolution ou le naufrage possible de l’école. Et, si je
disposais d’un contre-modèle honni, le François Bégaudeau d’Entre
les murs
, je persiste à revendiquer le modèle absolu du 1984 de
George Orwell, hélas prophétique, dont l’étude au lycée me
paraîtrait plus que jamais salutaire.

A quelle période auriez-vous aimé vivre ? 

Mon écriture et mes goûts artistiques me rattachent tous au XIXe
siècle qui vit naître le cinéma, mais que je n’idéalise pas pour autant.
Comment en aurais-je enduré la misère ou les soins dentaires, par
exemple ? Ce dont je rêverais, en revanche, c’est de m’y trouver
projeté quelque temps en rentier parisien bien portant, noble de
préférence, pour y fréquenter les salons littéraires, les salles de
spectacle, les bals et les soirées dans les hôtels particuliers.
J’apprécie beaucoup aussi, dans un registre différent, l’imagerie
américaine des années 50.

Possédez-vous des films de chevet ?

Si 2001 l’Odyssée de l’espace de Kubrick fut sans doute le plus grand
choc esthétique de mon adolescence déjà très cinéphile, le western
demeure, avant même le fantastique, mon genre de prédilection.
Mais je ne vous surprendrai pas en vous disant que je chéris tout
particulièrement le romantisme éperdu de La Valse dans l’ombre
(Mervyn LeRoy), du Portrait de Jennie (William Dieterle), de Quelque
part dans le temps
(Jeannot Szwarc) ou, plus près de nous, de The
Artist. Duel
, le premier Spielberg, est toutefois le film que j’ai vu le
plus souvent sans que cesse d’opérer sur moi son étrange pouvoir de
fascination.

Votre roman fait la part belle à un lieu emblématique de la mythologie
du western, Monument Valley, avec la belle rencontre d’un guide
Navajo. Comment est né ce personnage ? 

Je caresse un impossible rêve funèbre : que mes cendres soient
dispersées, le plus tard possible, dans ce qui constitue pour moi le
paysage le plus grandiose et le plus magique du monde. Il fallait donc
que mon protagoniste s’y lie, avant de disparaître, à un habitant de
ce territoire sacré, qu’un hommage y soit rendu et une place de
choix réservée, par son biais, aux seuls authentiques Américains, les
« Native ». L’image qu’on donne trop souvent des Indiens aujourd’hui
est peut-être moins glorieuse encore qu’à l’époque où, avant La
Flèche brisée
, le western les reléguait au rang d’intrépides méchants.
Aussi ai-je fait des recherches complémentaires pour ne pas les
trahir et pour laisser communier mes lecteurs avec leur ancestrale
approche poétique de la Nature. Red Arrowman, le nom que j’ai forgé pour ce guide Navajo, est facile à traduire et sa valeur
symbolique évidente, tout comme celui de son interlocuteur Holden
Openbook (« hold an open book »). Ils se ressemblent au moins en
cela. Sachez cependant que tous les noms de personnages du roman
offrent des clés plus ou moins accessibles pour mieux en percevoir le
modèle, la fonction ou la nature profonde.

Vous êtes français, strasbourgeois, mais votre roman est bluffant, on le
croirait écrit par un Américain…  

C’est le plus beau compliment que vous puissiez me faire. Un
internaute s’y est même trompé, mon propre nom de plume à l’appui,
en le désignant en 2016 « roman américain de l’année » !

Quel rapport entretenez-vous avec les U.S.A. hormis la culture
impressionnante que vous en avez ? Etes-vous allé sur les lieux que vous
décrivez ? 

J’ai effectué plusieurs voyages aux U.S.A. dont j’ai parcouru, de
Chicago à Santa Monica, tout ce qu’il reste de la Route 66. J’y ai
d’abord séjourné un été au CALTECH de Pasadena, en Californie,
puis j’ai fait le choix de m’y marier à Las Vegas, dans la Little Church
of the West. Les seules villes du roman où je ne me suis pas encore
rendu sont Athens et Atlanta. Savannah, supposée être la plus
hantée d’Amérique, reste bien entendu, à ce jour, ma préférée,
même si je n’y ai passé que deux nuits en 1999, et j’aimerais tant que
Schoolblock, partiellement écrit pour elle, y trouve là-bas un écho
durable. Presque tout ce que j’en dis est juste et vérifiable ; son plan
des rues, inséré dans mon livre, n’a d’ailleurs jamais quitté mon
bureau durant les longs mois d’écriture où je m’y suis immergé à
distance.

Votre style est admirable sans être laborieux, avec un rythme qui ferre
le lecteur et un vrai souffle poétique dans nombre de vos descriptions.
Comment écrivez-vous ? 

Merci pour ces compliments qui me touchent d’autant plus que
j’accorde une place essentielle à la musicalité de la langue. Ma
première ambition d’écrivain était ici de traduire la langueur
enchanteresse et parfois suffocante du Sud. J’ai fait une ample
concession à la modernité en écrivant tout le roman sur cet
ordinateur que j’y fustige, mais sans me renier, à partir d’une épaisse
liasse de feuilles de notes manuscrites, et je me suis laissé dévier ou
surprendre en cours de route par des chemins de traverse et des
personnages imprévus. Il m’est arrivé de passer plusieurs heures sur
une phrase, une image, une expression, des nuits presque blanches
sur un paragraphe, peut-être parce que je reste, dans mon
perfectionnisme, un adepte du « gueuloir » flaubertien, quoiqu’en
mode plus feutré, la sourdine en plus. Les fausses notes, en principe,
ne résistent pas à une telle épreuve. Or je me dois d’entendre la
phrase chanter avant de la coucher pour toujours sur son lit blanc.

Par Elsa Nagel

Max Steen sera présent à la Librairie Ehrengarth,
vendredi 22 juin, de 17h30 à 19h30,
pour une séance de dédicaces.

Max Steen, Schoolblock,
chez Librinova, 2018, 485 pages.

CD du mois

eRikm & Les
Percussions de
Strasbourg,
Drum-Machines,
Outhere & Believe,
2018

La quatrième
génération a pris le
pouvoir chez les
Percussions de
Strasbourg. L’heure
est à l’entrée
fracassante dans ce
vingt-et-unième siècle où tout est électronique, numérique. Il ne
pouvait en être autrement et l’avant-gardisme a revêtu l’aspect d’un
cyborg musical. Celui-ci se nomme Drum-Machines.

Ultrasons, crécelles, nuées d’insectes, cliquetis, robotique sont les
impressions qui assaillent l’esprit et les oreilles de l’auditeur dans un
vaste ensemble musical qui impressionne par sa cohérence sonore. Il
s’en dégage une musique post-industrielle, post-apocalyptique
presque qui rappelle par moments Steve Reich et son utilisation de
bandes sonores. On a parfois l’impression d’être plongé dans la route
de Cormack Mc Carthy ou dans Blade Runner de Ridley Scott. Mais il
ne s’agit plus de science-fiction, ni même de musique
contemporaine. Simplement de musique et dans un siècle, de
musique classique, de répertoire. Assurément

Par Laurent Pfaadt

Livre du mois

Luis Sepulveda, La fin de l’histoire,
Points, 176 p.

Il aurait bien aimé couler des jours
tranquilles en Patagonie. Mais voilà
que Juan Belmonte, le héros d’un Nom
de torero
doit sortir de son oubli pour
éviter que Michael Krassnoff, ex-sbire
de Pinochet et ataman des cosaques
de la Sainte Russie ne parvienne à
s’extirper de la prison chilienne où il
est retenu. Belmonte s’en serait bien
passé. Mais l’heure est au règlement
de comptes y compris à son encontre.
Et puisque c’est ainsi, il ne lui reste plus qu’à redevenir l’ombre de ce
qu’il a été.

Dans ce court roman, on retrouve toute la verve de Sepulveda,
auteur mondialement connu qui puise dans son histoire personnelle,
celle du Chili d’Allende et du coup d’Etat de septembre 1973 matière
à une excellente histoire politique et d’espionnage où l’aptitude des
hommes a changé de camp n’a d’égal que l’once de pitié qu’ils
manifestent. Mais surtout, des bas-fonds de Santiago aux steppes
russes, dans un formidable jeu de va-et-vient entre le passé et le
présent, entre la guerre civile russe et les exactions de la junte
chilienne au pouvoir, ce roman interroge une fois de plus, tel ses
anciens apparatchiks devenus oligarques, la justesse des causes que
l’on poursuit.

Par Laurent Pfaadt

L’Histoire pour décor

Après le chapiteau vert, Ludmila Oulitskaïa signe un nouveau chef d’œuvre

Il est des écrivains dont on attend avec impatience leur nouveau
livre. Parce qu’ils n’écrivent jamais le même livre. Parce que chaque
livre est une pierre supplémentaire posée sur le chemin d’une
grande œuvre. Depuis Sonietchka (prix Médicis étranger 1996), on
suit et on lit Ludmila Oulitskaïa. On l’accompagne dans les méandres
de cette histoire tragique russe, dans ce siècle passé où les russes
que l’on appelait alors soviétiques furent les acteurs mais surtout les
victimes de cette grande roue de l’histoire qui les broya. Dans le
Chapiteau vert
, elle célébrait ces écrivains qui firent passer des livres
interdits, ces intellectuels qui ne renoncèrent jamais à exercer leur
liberté de pensée.

L’échelle de Jacob, son nouveau roman, est un pas supplémentaire ou
plutôt, pour coller à l’univers artistique du livre, de côté dans cette
œuvre. Nous sommes en 1975 en plein brejnévisme triomphant.
Andrei Sakharov s’apprête à recevoir un Prix Nobel de la paix qu’il
ne pourra chercher. Nora, jeune trentenaire et maman d’un petit
garçon découvre à la mort de sa grand-mère une malle qui contient
la correspondance qu’entretint cette dernière avec son grand-père
Jacob, ce grand-père que Nora entraperçut en 1955 à Moscou.

En se plongeant dans cette correspondance, Nora découvre alors
l’héritage intellectuel et politique de ses grands-parents mais
également des réponses à sa vie. A travers cette correspondance,
l’auteur tisse des fils invisibles entre les époques et relie tous ses
personnages qui traversent ce terrible vingtième siècle. La quête de
Nora rejoignit celle que mena Jacob, juif, antifasciste, déporté en
Sibérie et renié par les siens. Elle retrouva dans ses propres combats
ceux menés par Jacob et Maroussia. Ce nouveau roman de Ludmila
Oulitskaïa, en partie autobiographique, est ainsi une nouvelle
célébration de ces artistes au temps de la censure soviétique mais
également un vibrant manifeste féministe car aussi bien Nora que sa
grand-mère Maroussia n’ont eu de cesse de conquérir leurs libertés
personnelles.

Le livre pose ainsi la question de notre place dans ce monde, de
notre insertion volontaire ou non, dans une histoire personnelle plus
grande que nous, qui nous dépasse et qui a été forgée par ceux qui
nous ont précédé et que nous transmettons consciemment ou non à
ceux qui nous suivent. Même lorsque toutes les précautions ont été
prises pour cacher ce qui n’aurait jamais dû être révélé. L’échelle de
Jacob
semble vouloir dire que lorsqu’on essaie de détourner le fleuve
de son cours, ce dernier creuse toujours un autre lit pour continuer à
couler vers la mer. Et lorsque celui-ci prend pour décor, comme dans
l’un des spectacles de Nora, l’histoire tumultueuse d’un pays, il
agrège à lui toutes ces vies éparses pour devenir épopée. Le roman
de quelques-uns devient alors le chef d’œuvre de tous.

Par Laurent Pfaadt

Lioudmila Oulitskaia (Lyudmila Ulitskaya ou Ljudmila Ulickaja) 2012 – Photographie ©Effigie/Leemage

Ludmila Oulitskaia,
l’échelle de Jacob,
Gallimard, 624 p.

Le sculpteur de glaciers musicaux

Esa-Pekka Salonen

Un coffret magistral revient sur
Esa-Pekka Salonen,
chef et compositeur
d’exception

Il est bien loin où le
visage poupin
d’Esa-Pekka Salonen
s’affichait sur les
pochettes de CD et
où on se demandait
s’il s’agissait du chef ou du soliste. Et pourtant, à l’occasion de son
60e anniversaire, le maestro n’a jamais paru aussi jeune. Jeune dans
sa façon de concevoir la musique, jeune dans son rapport aux
musiciens. Evidemment, les trois grands orchestres qu’il dirigea
dominent ce coffret : l’orchestre de la radio suédoise (1984-1995), le
Philharmonique de Los Angeles pendant dix-sept ans et le
Philharmonia Orchestra de Londres depuis 2008. Ses compères de
toujours sont là pour célébrer cet anniversaire : Yefim Bronfman à
qui il dédia deux concertos, Emmanuel Ax dans Liszt ou le violoniste
chinois Cho-Liang Lin qui nous fait découvrir le concerto de Nielsen.
Cependant, c’est oublier que Salonen reste un chef polymorphe,
capable de diriger avec brio une symphonie de Mahler à la tête d’une
armée de musiciens mais également un orchestre de chambre, en
l’occurrence le Stockholm Chamber Orchestra, où le jeune chef
d’alors déployait dans les symphonies d’Haydn toute cette énergie
et cette sensibilité qu’on lui connaît.

Ce coffret est également un voyage passionnant sur les terres
musicales de sa Scandinavie natale. Jean Sibelius et Carl Nielsen
trônent en majesté. Salonen reste un infatigable défenseur du
compositeur danois avec une intégrale de ses symphonies
enregistrées en compagnie de l’orchestre de la radio suédoise. Les
nombreuses versions de l’ouverture de  l’opéra de Nielsen
Maskarade permettent de mesurer toute la palette et le travail du
chef. Dans Sibelius qu’il mit du temps à apprivoiser – un comble pour
un chef finlandais me direz-vous – Salonen a su parfaitement
combiner cet étrange alliance entre puissance tellurique et fragile
émotion. Sous sa baguette, on découvre également d’autres
compositeurs nordiques nettement moins connus comme Alfven ou
Järnefelt et sa fameuse berceuse. Son interprète, Mats Zetterqvist,
à l’époque premier violon de l’orchestre de la radio suédoise se
souvient : « ce qui m’a le plus impressionné chez Esa-Pekka comme nous
l’appelions, fut son incroyable capacité à appendre les œuvres les plus
complexes »
. Ce dernier confirme d’ailleurs l’extrême rigueur du chef,
son éclectisme et surtout, son humilité. A travers ces
enregistrements parfois hétéroclites, on voyage dans ses univers
musicaux, de Bach jusqu’à l’explosif All Rise de Wynton Marsalis, qui
prépara à n’en point douter le LA Phil à son successeur, Gustavo
Dudamel, en passant par les musiques de films de Bernard
Herrmann ou une forme hybride de musique classique et de variété
avec Anders Hillborg et Eva Dahlgren.

Bien évidemment ses compères et amis compositeurs Kaija Saariaho
et Magnus Lindberg avec qui il fonda en 1977 le Collectif Ears Open
ne sont pas oubliés. A ce titre, le coffret fait une timide incursion
dans l’œuvre d’Esa-Pekka Salonen en proposant ses LA Variations.
Ce travail de compositeur conféra d’ailleurs au chef une attention
toute particulière pour la musique contemporaine – Stravinsky qu’il
a si souvent joué mais également Messian qu’il découvrit à onze ans,
Corigliano ou Takemitsu – et une approche visionnaire de la musique
quand on pense à ses incursions dans le numérique et la réalité
virtuelle.

A l’image d’un Bernard Haitink, comme dans ces incroyables
Métamorphoses symphoniques de Paul Hindemith, Esa-Pekka Salonen
trouve à chaque fois le ton juste, sans vouloir briller au détriment
des musiciens, sans vouloir impressionner son public, sans dénaturer
les œuvres. Il y a une forme d’humilité dans ses conduites, une
humilité devant la musique qui lui confère un rôle de passeur.
L’étoffe d’un grand musicien en somme.

Par Laurent Pfaadt

Esa-Pekka Salonen,
The Complete Sony recordings (1986-2005), 61 CD,
Chez Sony Classical, 2018