Personnage unique dans l’histoire de la Cinquième République, Charles Pasqua fut un savant mélange de Pagnol et de Machiavel. Adepte de coups tordus, stratège politique hors pair, ce personnage truculent toujours prêt au combat, ayant débuté sa carrière chez Ricard avant de connaître tous les secrets du pouvoir a fasciné autant qu’il a suscité des haines.
Près
de dix ans après sa disparition, le temps de l’histoire est venu. Ayant eu
accès aux archives privées de Charles Pasqua, Pierre Manenti, historien
spécialiste reconnu du gaullisme avec sa biographie d’Albin Chalandon (Perrin,
2023) ou ses barons du gaullisme (Passés composés, 2024) et haut fonctionnaire,
dessine avec brio le portrait composite et éminemment complexe de Charles
Pasqua.
Avec
sa gouaille incomparable assise sur une curiosité insatiable, cet adepte de
bons mots était aimé de ses amis et craint de ses ennemis. Deux fois ministre
de l’intérieur sous les cohabitations d’un François Mitterrand avec qui il
entretint des rapports cordiaux – la bonne personne à la bonne place diraient
certains – Charles Pasqua alterna échecs – la mort de Malek Oussekine en 1986 –
et succès notamment lors de la prise d’otages sur le tarmac de l’aéroport de
Marignane en décembre 1994.
Mais
Charles Pasqua fut également l’homme des ruptures au nom d’un gaullisme
originel et d’un général de Gaulle qu’il vénéra. « Flingueur des
centristes et des gaullistes dissidents » écrit ainsi Pierre Manenti. La
première fois en 1992 à l’occasion du référendum sur le traité de Maastricht où
il choisit le camp du non, rompant avec sa famille politique qui le conduisit à
fonder un parti souverainiste, le RPF (Rassemblement pour la France) avec
Philippe de Villiers. Puis en 1994 lorsqu’il choisit, à l’instar d’un Nicolas
Sarkozy qui lui chipa son fief de Neuilly-sur-Scène, Édouard Balladur plutôt
que Jacques Chirac.
Pierre Manenti n’omet bien évidemment pas ces zones d’ombres que mania à merveille Charles Pasqua pour parvenir à ses fins. Une ombre dans laquelle il cacha également ses secrets, ses douleurs comme celle de la disparition de son fils unique. Des ombres qui composent ce livre en forme de portrait tout en clair-obscur, celui de ce joueur conservant toujours dans sa manche un atout pour gagner quitte à connaître à l’avance le jeu de son adversaire.
Par Laurent Pfaadt
Pierre Manenti, Charles Pasqua, Dans l’ombre de la République Passés composés, 430 p.
Le musée Guimet consacre une exposition exceptionnelle à
la dynastie des Tang
Bien
avant les Ming, il fut une dynastie qui marqua profondément l’histoire
millénaire de la Chine. Arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’État en 618 –
au même moment débute l’Hégire (622) tandis qu’en Europe règnent les Francs –
Li Yuan devient ainsi Tang Gaozu, le premier empereur de la dynastie Tang qui
allait régner depuis sa capitale Chang’an (actuelle Xi’an) pendant près de
trois siècles sur la Chine.
Le
musée Guimet invite ainsi dans une magnifique exposition immersive à pénétrer
dans cette cité ouverte et cosmopolite, point d’orgue de la célébration du 60e
anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la Chine. Et pour
célébrer cet anniversaire, la Chine a, pour la première fois, autorisé la
sortie du pays de nombreux objets d’exception. Invité à passer les portes de la
capitale, le visiteur découvre quant à lui une cité réputée pour le raffinement
tant de son orfèvrerie avec ces merveilleuses épingles à cheveux à décors de
grenades et d’oies sauvages et ce sublime coffret avec incrustation de nacre
symbole de l’art traditionnel chinois, que de ces banquets garnis de mets fins
célébrés par des poèmes offerts aux visiteurs. « La capitale était un
lieu de vie collectif, ouvert sur le monde extérieur, où cohabitaient des
expériences variées au quotidien » estiment ainsi Arnaud Bertrand et
Huei-Chung Tsao, commissaires de l’exposition dans le catalogue, parfait
prolongement de l’exposition.
Chang’an
est alors, avec ses 110 quartiers et sa population de près d’un million
d’habitants, la plus grande ville du monde. Le visiteur déambule tantôt dans
ses deux marchés longs d’environ un kilomètre chacun ou dans les deux pagodes
de l’Oie sauvage encore visibles de nos jours pour y découvrir la tolérance
religieuse qui y régna et symbolisée par ce Guanyin aux onze visages ou
cette stèle vantant la foi nestorienne. « Pendant trois siècles, la
Chang’an des Tang fut l’une des très rares grandes métropoles de son
temps ; elle attira les élites des pays et ethnies de tous les horizons,
qui s’y installèrent pour laisser libre cours à leurs talents et profiter d’un
certain art de vivre » rappelle Rong Xinjiang, professeur au
département d’histoire de l’université de Pékin.
Les
Tang favorisèrent également le développement du bouddhisme dans le royaume de
Corée et au Japon grâce aux échanges commerciaux notamment celui de la
céramique qu’ils développèrent et que l’on retrouve tout au long de
l’exposition avec une série d’objets fascinants comme cette vaisselle de grès
porcelaineux blanc d’une sobriété à faire palir les designers scandinaves ou ce
Musicien sur un chameau venu de Bactriane (actuel Iran). Une dynastie
qui intensifia ses échanges commerciaux sur la fameuse route de la soie en
développant par la même occasion les interactions diplomatiques et culturelles
avec les autres parties du monde connues et symbolisées par ces statues en
terre cuite de personnages étrangers découverts
en 2001 dans la tombe du général Mu Tai.
Car
depuis le palais Daming et la cité impériale où résidaient la cour et une
administration impériale centralisée, l’empereur bâtit un empire qui résista
aux nombreuses menaces de l’époque. Un empire qui accorda également aux femmes
une place prépondérante comme en témoigne ces fabuleuses joueuses de polo
juchées sur ces chevaux qui sont, chez les Tang, synonyme de force et de
rapidité et illustrés notamment par de magnifiques terres cuites à glaçure
comme ce Cheval découvert en 1972. Des femmes qui atteignirent le sommet
du pouvoir avec Yang Guifei, la favorite la plus célèbre de l’histoire
chinoise, surnommée « Beauté de Jade » et plusieurs fois incarnée au
cinéma et surtout Wu Zeitan, seule impératrice de Chine (690-705) qui s’entoura
d’un gouvernement de femmes et résida à Luoyang, la seconde capitale de la
dynastie.
Après avoir renversé l’impératrice qui tenta de fonder sa propre dynastie, les Tang atteignirent leur apogée avec l’empereur Xuanzong surnommé Minghuang (« Empereur Brillant, Glorieux Monarque ») dont le règne (712-756) est considéré comme l’âge d’or de la dynastie. C’est la grande époque de la poésie chinoise avec Li Bai et Du Fu mais surtout avec le musicien, poète et peintre Wang Wei, figure de proue d’artistes regroupés dans l’académie Hanlin, sorte d’académie française portée par un empereur lui-même poète et musicien. Des arts qui portèrent les Tang au firmament de l’histoire chinoise, magnifiquement restituée dans cette très belle exposition.
Par Laurent Pfaadt
La Chine des Tang, Une dynastie cosmopolite (7-10e siècle), Musée national des arts asiatiques-Guimet Jusqu’au 3 mars 2025
A lire le catalogue :
La Chine des Tang. Une dynastie cosmopolite / Tang China. A Cosmopolitan Dynasty Une coédition musée Guimet / GrandPalaisRmn, 304 p.
Depuis
Les Neiges du Kilimandjaro en 2011,
Robert Guédiguian n’avait plus tourné dans le quartier de l’Estaque pour décor,
port de pêcheurs dans le nord de Marseille où il a grandi. Cependant, ce n’est
pas la carte postale qu’il met en avant dans ses films mais ses habitants avec
souvent leur déception d’avoir vu leurs rêves et idéaux trahis. La pie voleuse raconte le système D pour
survivre et Guédiguian témoigne en sa confiance en l’humanité.
Les films de Guédiguian font l’effet
de revoir des amis de toujours. Dans La pie
voleuse il y a bien sûr Ariane, mais aussi Gérard et Jean-Pierre. Celui-ci
a vieilli. Il se déplace désormais avec des béquilles et en fauteuil roulant. Grégoire
Leprince-Ringuet est de la partie ainsi que Robinson Stévenin et une nouvelle
venue, radieuse, Marilou Aussilloux. M. Moreau (Jean-Pierre Darroussin),
emploie Maria (Ariane Ascaride) pour le ménage et les repas. Une grande
bienveillance les lie, de même qu’elle s’entend très bien avec d’autres
personnes âgées qui ont besoin d’elle physiquement et moralement. Une solitude
pèse, réconfortée par le sourire de Maria. Et lorsque l’on apprend pourquoi
elle leur dérobe l’un ou l’autre billet, difficile de ne pas la comprendre.
Bruno, son mari (Gérard Meylan, acteur non professionnel toujours excellent
chez Guédiguian) touche une retraite de misère car il a effectué beaucoup de
travaux non-déclarés. Le couple s’est laissé charmer à l’époque par le modèle
de la petite villa avec piscine et s’est endetté. Comme le dit
Guédiguian : « Ils n’ont pas
compris que le capitalisme était une machine à rêves bidons, des rêves non à
vivre mais à consommer pour alimenter la course au profit, à la croissance…
Tout à crédit : un salon, un canapé, une petite piscine, jolie et
rafraîchissante pour l’été. Mais ils ne parviennent plus à l’entretenir, et
l’eau stagne comme leur vie ». Alors Bruno joue de l’argent et Maria
vole ses petits vieux.
Cependant, ils ont un petit fils qui
joue admirablement du piano. Il aurait les capacités à passer le concours pour
entrer au conservatoire. Mais encore faut-il qu’il ait un piano sur lequel
s’entraîner et des cours particuliers pour progresser.
La pie voleuse charme par ses qualités scénaristiques. Guédiguian a foi dans le cinéma, à sa propension à raconter des histoires. Il dit avoir pensé à Ozu, avoir voulu placer son film sous le signe de la sincérité et de la douceur, avoir opté pour la simplicité, une simplicité qui cache une complexité profonde. Dans un dialogue avec M. Moreau, Maria s’étonne de la façon dont les rêves peuvent se construire. Et ainsi se tricote La pie voleuse avec la connivence du spectateur d’abord entraîné sur une fausse piste puis les éléments font sens et s’agencent par les effets du hasard en un puzzle dont on peut s’amuser. La pie voleuse est une comédie portée par une partition au piano qui donne le ton, depuis un cambriolage burlesque sur lequel s’ouvre le film et qui en sera la clef. Tout est grave et rien ne l’est finalement car l’Amour domine, un amour auquel rien ne résiste. « Aimons-nous les uns les autres ! » serait l’arme fatale qui dénoue tout conflit, même quand il s’agit d’une lutte des classes. Certes la naïveté l’emporte mais les bons sentiments font du bien en ces temps troublés. Ils sont devenus trop rares. Laissons-nous aller à y croire !
Ce n’est pas un spectacle, ce seul-en-scène de Cécile Laporte mis en scène de Marion Duval est une présence qui ne se dérobe pas et nous conduit dans les artefacts de son histoire là où elle s’est engagée avec ses convictions, ses doutes, ses essais, ses découvertes d’une vraie vie dont elle ne soupçonnait pas qu’elle serait aussi mouvementée. Et pourtant, une des premières expériences qu’elle tient à nous livrer nous la montre toute jeune qui, dans le besoin de trouver un emploi rémunéré accepte d’accompagner un groupe d’handicapés dans un refuge de montagne difficile d’accès alors qu’elle sait à peine conduire et qu’elle n’a pas vraiment l’expérience requise pour faire de l’animation. Et finalement grâce à eux tous elle s’en sort. Thèmes et moments forts viennent à être racontés, mimés parfois illustrés par des photos. Cécile va et vient le long de la scène, la quitte soudain pour aller au plus près des spectateurs.
Un grand moment sera
celui où, revêtant sa tenue de clown, avec masque et perruque, elle évoquera
ses interventions à l’hôpital auprès des enfants pour la plupart atteints d’un
cancer. Grimaces et diction à l’appui, elle nous introduit dans ce monde
difficile, complexe et parfois morbide, sachant être drôle et éviter toute
sensiblerie tant et si bien que l’accompagner dans ce parcours crée en nous
malaise et découverte.
Mais on est au-delà car on touche à la réalité qu’elle soit
dure ou surprenante, elle est toujours une façon pour elle comme pour nous
d’ouvrir les yeux et de nous inviter à poursuivre un chemin qui n’est ni droit,
ni oblique, car il est de ceux que la vie nous oblige à emprunter avec sa part
d’improvisation, de déceptions et d’espoir.
Entre autres thème abordés, celui, délicat de la sexualité,
sans pudibonderie mais avec une délicatesse qui laisse toute sa place à cette
part d’ombre souvent cachée, si essentiellement vitale pour tous, la mêler à l’écologie
et à la sauvegarde des forêts est assez prodigieux, vrai, efficace et ne manque
pas d’humour. On en sort « laver du péché de la chair » et fermement
écologiste.
Passer d’un thème à l’autre n’est pas un problème pour celle qui a pris le parti d’aller vers nous sans réserve, avec la sincérité qui anime bien de ses souvenirs, qu’elle nous livre en une sorte de suites improvisées, et même s’ils peuvent la montrer dans la dernière partie de ce long parcours aux prises avec la folie et emprisonnée en HP, essayant d’échapper à ces énormes marionnettes qui veulent la capturer.
Fort heureusement qu’elle s’en délivre et laisse place sur
la scène à l’énorme tête carnavalesque qui crache sur nous ses confettis
multicolores.
Nous venons de rencontrer une personne exceptionnelle que le
public a fortement appréciée tant sa générosité à partager ses expériences nous
a fait vibrer, nous a impliqué, réveillant nos propres souvenirs, un public qui
n’a pas hésité à suggérer des mots et expressions familières à une comédienne
ravie de ces échanges chaleureux et qui n’a pas hésité à le solliciter avant de
partir à entrer dans la lutte anti colonialiste et à défendre La Palestine.
Quatre-vingt ans après la libération du camp d’Auschwitz, des histoires incroyables semblent toujours traverser, intactes, le temps et parviennent encore à nous émouvoir et à revivifier une mémoire qui disparaît avec la mort des derniers témoins. Telle fut l’histoire de Zippi et de David, les amants d’Auschwitz.
Zippi fut une juive slovaque. David, un juif polonais. Tous les deux furent déportés à Auschwitz en 1942. Le camp est alors en construction, on doit y ajouter l’annexe de Birkenau pour pouvoir tuer en masse. Les Slovaques ont été parmi les premiers juifs à y être déportés. Là-bas Zippi intègre l’administration du camp et grâce à la protection de la terrible Maria Mandl, cette gardienne réputée pour sa férocité, elle aide un certain nombre de juifs, parvenant parfois à les sauver d’une mort certaine. Bientôt, son regard croise celui de David. Dans le reflet des crématoires s’allume alors, dans son coeur, au milieu des ténèbres, la flamme de l’amour. « Il était très jeune ; elle avait quelques années de plus. Il manquait d’expérience ; elle était avisée et sûre d’elle. Leurs regards se croisèrent ; elle le choisit. Alors que la mort et la destruction rôdaient autour d’eux, ils se hissèrent dans une alcôve improvisée et ouvrirent une fenêtre. L’un près de l’autre, ils n’étaient plus des numéros ; ensemble, ils n’étaient plus seuls » écrit ainsi Keren Blankfeld, journaliste qui excelle dans les récits de non-fiction et peint avec des mots d’une douceur inouïe cet amour prenant vie dans ce lieu de mort.
A Auschwitz tomber amoureux peut être une stratégie de survie. Elle peut aussi vous conduire à prendre des risques inconsidérés jusqu’au tombeau. Le lecteur, accroché à l’histoire de Zippi et de David, avale les pages pour savoir si nos deux amants vont s’en sortir car à chaque fois, le destin semble sourire aux amoureux. L’auteure entremêle ainsi à merveille les destins de nos deux amants et de ces personnages secondaires qui composent le roman. Zippi et David ont promis se retrouver à Varsovie sitôt la fin de la guerre. Ils ne se reverront que soixante-dix ans plus tard pour connaître les raisons de leur survie. Et nous lecteurs, nous étions là grâce à ce livre merveilleux et tendre.
Par Laurent Pfaadt
Keren Blankfeld, les amants d’Auschwitz, traduit de l’anglais par Karine Guerre Aux éditions Albin Michel, 496 p.
« Ce lieu fut le plus meurtrier des centres de mises à mort »
Alexandre Bande est professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires au Lycée Janson de Sailly à Paris, intervenant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, au Mémorial de la Shoah et à l’INSPE de Paris. Il a coordonné plusieurs ouvrages notamment laNouvelle histoire de la Shoah (Passés composés, 2021) ou l’Histoire politique de l’antisémitisme en France (Robert Laffont, 2023). Pour Hebdoscope, il revient sur son dernier ouvrage, Auschwitz 1945 (Passés composés).
Quelle est la situation que découvre les Soviétiques en entrant dans le camp d’Auschwitz, le 21 janvier 1945 ?
Après de rudes combats, les soldats soviétiques prennent possession dans l’après-midi du 21 janvier 1945 d’un imposant complexe concentrationnaire composé de plusieurs camps et sous-camps et découvrent ce qu’il reste des chambres à gaz, des crématoires et des nombreux effets personnels volés aux déportés dès leur arrivée. Les soldats soviétiques qui entrent dans Auschwitz sont des combattants, ils ne sont pas préparés à affronter ce qu’ils découvrent. L’urgence est alors de nourrir, de soigner et de tenter de sauver les milliers de déportés dont plusieurs dizaines d’enfants encore vivants à leur arrivée. Ils vont mettre des jours, peut être des semaines, à saisir l’ampleur du crime et du drame qui se sont déroulés en ce lieu dont la « lecture » est particulièrement difficile en raison de son immensité, du froid, de la neige et des destructions. Il leur est logiquement impossible de percevoir immédiatement le nombre de victimes, la manière dont le complexe fonctionnait économiquement ainsi que les rouages du système de mise à mort.
A la lecture de votre ouvrage, on découvre qu’Auschwitz fut plus qu’un simple camp, un complexe voire même un projet urbain
En effet, lorsque les autorités nazies décident d’implanter dans la ville d’Oswiecim (Auschwitz en allemand) un camp de concentration au début de l’année 1940, ils envisagent également de faire de cette ville un « avant-poste » de la colonisation allemande à l’Est. Rattachée au Reich, comme toute la partie occidentale de la Pologne, cette ville est vidée de la plupart de ses habitants (dont 60% étaient juifs avant la guerre) et un vaste projet d’aménagement urbain, de mise en valeur des terres agricoles et des richesses naturelles est mis en œuvre par la SS. Enchevêtrement d’usines, d’entrepôts, de fermes modèles et de structures concentrationnaires, le complexe d’Auschwitz s’étendait sur plusieurs dizaines de km². De grandes entreprises allemandes (IG Farben, Siemens) ont profité d’une main d’œuvre servile et « corvéable à merci » pendant plusieurs années, les SS ont même tenté de développer du caoutchouc synthétique. Si le nom d’Auschwitz est encore aussi fortement ancré dans les mémoires, 80 ans après, c’est que ce lieu ne fut pas seulement le plus peuplé des camps de concentration du Reich – plus de 100 000 déportés à l’été 1944 – mais aussi le plus meurtrier des centres de mises à mort puisqu’un million cent mille personnes dont près d’un million de Juifs y ont été assassinés.
La libération du camp ne signifia pas pour autant la liberté pour de nombreux déportés
Lors de leur entrée dans les différentes parties du camp, les Soviétiques découvrent environ 7000 survivants abandonnés par les SS le 18 janvier précédent lors de l’évacuation de près de 60000 déportés valides. Ces déportés, très majoritairement juifs, étaient dans un état de santé fort précaire. Décharnés, épuisés, souvent malades ou gravement blessés (c’est pour cela qu’ils n’avaient pas été forcés à se déplacer à partir du 18 janvier 1945), ils sont pris en charge de toute urgence par les services de santé soviétiques et la Croix Rouge polonaise. Initialement, les malades sont soignés dans les trois parties du complexe du camp d’Auschwitz, à savoir l’ancien camp principal, Birkenau et Monowitz. Mais les conditions dans les hôpitaux n’étant pas bonnes, surtout dans les deux derniers camps, le manque de médecins et de personnels infirmiers, malgré l’investissement de plusieurs dizaines de déportés valides, rendent difficiles les déplacements entre hôpitaux. Rapidement, comme le relate Primo Levi, les malades des différents camps furent rapatriés dans l’hôpital principal situé au cœur d’Auschwitz I administré par les Soviétiques. Les plus faibles périssent, parfois plusieurs semaines après le 27 janvier, les autres se rétablissent, sont soignés et quittent progressivement les lieux.
L’historiographie insiste rarement sur ces semaines, ces mois qui ont suivi la libération du camp, pourquoi ?
En effet, les ouvrages existant sur l’histoire d’Auschwitz évoquent rapidement l’épisode du 27 janvier 1945 et le basculement vers le lieu de mémoire que devient une partie du camp dans les années qui suivent. Mais à l’exception de quelques historiens polonais, rares étaient ceux qui s’étaient penchés sur ces questions. L’ampleur du crime de masse qui s’est déroulé à Auschwitz, l’importance de la parole des survivants, la symbolique associée à ce lieu de mémoire si spécifique ont contribué à focaliser l’attention des historiens sur l’histoire du site, son fonctionnement, sur les spécificités du système concentrationnaire et exterminatoire sans équivalent dans le processus de la « Solution Finale ».
Une passionnante exposition explore l’évolution de
l’intimité
A
l’heure des réseaux sociaux et de l’exposition permanente de l’intimité, voire
son dévoilement volontaire, existe-t-il encore une intimité ? C’est ce que
tente d’explorer la brillante et instructive exposition des arts décoratifs qui
emmène ses visiteurs des chambres à coucher aux réseaux sociaux en passant par
les cosmétiques et autres sextoys.
La
notion d’intimité naît véritablement au XVIIIe siècle mais ce n’est qu’au XIXe
qu’elle s’affirme comme un espace de division sociale d’une société qui voit
l’émergence d’une classe bourgeoise partagée désormais entre sphères familiale
et professionnelle où les femmes sont reléguées dans la première avant qu’elles
ne s’en émancipent progressivement. Comme le rappelle Christine Macel, ancienne
directrice du musée des arts décoratifs et qui a coordonné le catalogue qui
accompagne l’exposition : « si aujourd’hui, les femmes ne sont
plus recluses dans l’espace privé (…) l’intime constitue néanmoins un espace dans lequel elles ont été et sont
particulièrement actives : avec la remise en cause du mariage obligatoire,
la demande d’égalité au sein du couple, la notion du consentement sexuel, elles
ont, plus largement, contribué à la redéfinition de l’intime ».
S’introduisant
dans les chambres à coucher, partagées ou non, et se singularisant, mais
également dans les cabinets de toilettes, l’exposition convoque Michèle Perrot,
le peintre Antoine Watteau ou la photographe Nan Goldin pour expliquer comment
s’est formalisée l’appropriation d’un lieu à soi ou l’irruption des
préoccupations liées à l’hygiène qui ont été des jalons de la construction
d’une intimité jusqu’alors peu formalisée.
Cette
intimité nouvellement créée va ainsi servir d’écrin à l’expression d’une beauté
féminine et les pièces venues du mobilier national et ces magnifiques rouges à
lèvres devant lesquels nombre de visiteuses tombent en pâmoison et parfums qui
donnent une dimension olfactive fort agréable à l’exposition sont autant de
témoignages d’une intimité qui s’entourent de codes et d’attributs.
D’attributs,
il en est donc question, y compris sexuels car l’intimité est aussi liée à une
sexualité qui s’expose dans la fameuse toile de Fragonard et la collection de
sextoys et va connaître, comme le montre parfaitement l’exposition, nombre de
mutations. Une exposition qui tombe finalement à point nommé alors que notre
société s’interroge à nouveau sur la question du consentement, de savoir qui a
le droit de décider de notre intimité, d’entrer dans cette dernière.
La dernière partie de l’exposition avance d’ailleurs prudemment sur ce terrain où l’intimité est désormais tantôt livrée, tantôt asservie aux nouvelles technologies. Sans apporter de réponses, elle se borne à constater qu’une fois de plus, l’évolution de l’intimité bouleverse le rapport entre les femmes et les hommes. Mais surtout, surfant sur les réseaux sociaux et naviguant à vue dans notre société de surveillance, elle met en garde sur les dangers d’un progrès qui peut se révéler destructeur pour les rapports humains. La société débattant sur les bienfaits de l’eau est bien loin, remplacée par celle des journaux intimes désormais partagés à la terre entière sur Instagram. Une exposition qui constitue une véritable prise de conscience.
Par Laurent Pfaadt
L’intime, de la chambre aux réseaux, Musée des arts décoratifs Jusqu’au 30 mars 2025
Catalogue de l’exposition : L’intime, de la chambre aux réseaux, sous la direction de Christine Macel, coédition Gallimard/musée des Arts décoratifs, 288 p.
Rarement joué,
l’Oratorio de Noël du compositeur français Camille Saint-Saëns
fut plutôt à l’honneur en cette fin d’année 2024. Il se trouva
à l’affiche du Philharmonique pour son concert de la mi-décembre
à la salle Erasme après avoir été, quelques semaines plus tôt,
donné par la Chorale strasbourgeoise au Palais des Fêtes.
Pianiste
et organiste virtuose, figure musicale du romantisme français,
Camille Saint-Saëns, né à Paris dans les premiers temps de la
Monarchie de Juillet (1835), aura vu sa longue carrière se dérouler
d’abord durant le Second Empire, puis sous la Troisième République
avant de s’éteindre à Alger en 1921. De son œuvre importante, on
ne joue le plus souvent que ses concertos pianos n°2 et 4, son
premier concerto pour violon et son troisième concerto pour
violoncelle, sa symphonie n°3 « pour orgue », son
Carnaval des animaux, sa Danse macabre et son opéra Samson et Dalila
(parmi les treize qu’il a composés!). Avec son contemporain
d’outre-Rhin Johannes Brahms, il a en commun, sinon le génie
créateur, une connaissance encyclopédique de la musique et une très
grande habileté d’écriture.
Créé
à Paris en 1857, dans l’église de la Madeleine dont Saint-Saëns
était devenu l’organiste titulaire, son Oratorio de Noël est donc
l’oeuvre d’un compositeur de 23 ans. Ecrite pour un quintette de
chanteurs solistes, un choeur mixte, un orgue et un orchestre à
cordes, la partition comporte dix morceaux sur des textes de l’Ancien
et du Nouveau Testament, dans un style musical assez composite,
mêlant références baroques et mélodies d’époque. Elle s’achève
dans un Alléluia triomphal,
selon une posture caractéristique de la plupart des œuvres
ultérieures du compositeur : à la différence de celles du
romantisme allemand, les conclusions victorieuses ne sont jamais chez
Saint-Saëns l’issue de quelque combat intérieur ou déchirure
subjective, mais plutôt l’emblème d’un optimisme d’époque,
dont témoignent les Expositions universelles, les réalisations
architecturales comme la Tour Eiffel ou l’église du Sacré Coeur,
les conquêtes d’une France coloniale. Sous cet angle, et quelles
que soient les grandes qualités d’écriture de ses trois premiers
mouvements, la conclusion de la symphonie avec orgue, donnée l’an
passée à Strasbourg, va vraiment très loin dans cette esthétique
triomphaliste.
Pour
cet Oratorio de Noël, Aziz Shokhakimov, le directeur de l’OPS,
disposait de l’excellent choeur de l’Opéra du Rhin et d’un
quintette de bons solistes. Il a choisi de le jouer avec un vaste
tapis de cordes, quasiment tout le quatuor à cordes du
philharmonique (plus de soixante musiciens). L’oeuvre évolua ainsi
dans un climat de grande volupté sonore, la puissance instrumentale
et vocale déployée mettant particulièrement en avant sa dimension
opératique.
Ce concert, dédoublé en deux soirées – celles du 18 et 19 décembre –, s’achevait avec la Shéhérazade de Rimski-Korsakov, suite symphonique en quatre mouvements pour violon solo et grand orchestre dont le motif littéraire est l’évocation d’histoires contées par une jeune odalisque à un sultan misogyne et paranoïaque, afin de retarder la mise à mort à laquelle finalement elle échappera. L’OPS a toujours été très à l’aise dans cette œuvre techniquement exigeante, que ce soit sous la direction de Marko Letonja ou de celle, plus ancienne, de Kiril Karabitz ; mais, avec son jeune directeur Shokhakimov, il s’est cette fois littéralement surpassé. D’emblée, dans La mer et le vaisseau de Sinbad, le contraste entre la sévérité des accords cuivrés – évoquant la figure du terrible sultan – et la douceur mélodieuse du violon solo de Charlotte Juillard – incarnant la jeune Shéhérazade — s’avère magnifique, avant que l’atmosphère marine et le tumulte des flots ne prennent le dessus. Dans le second épisode, Le récit du prince Kalender, le violon solo et les solistes de l’orchestre rivalisent de phrasés poétiques et de beautés sonores. Le mouvement suivant — noté andantino quasi allegretto et intitulé Le jeune prince et la jeune princesse – m’a toujours paru le plus beau. Peut-être l’est-il aussi pour Shokhakimov qui y déploya des trésors d’éloquence amoureuse.L’ultime tableau, Fête à Bagdad et naufrage du bateau, grand moment de virtuosité orchestrale, requiert à la fois un très bon orchestre et beaucoup de rigueur et de doigté afin de ne pas sombrer dans les effets sonores gratuits. Du début à la fin, chef et orchestre y déployèrent une musicalité de haut-vol, avec notamment une bonne intégration des trombones dans l’épisode final du naufrage.
Ce
très beau concert est entièrement disponible sur la boutique
d’Arte. Il faut d’autant plus s’en réjouir que, si les
enregistrements de Shéhérazade
sont innombrables, assez peu rendent vraiment justice à l’oeuvre
et même de grands musiciens s’y sont littéralement cassés les
dents : Herbert von Karajan y a, si l’on peut dire, réussi
son plus beau ratage entraînant ses Berliner
dans le naufrage ; Jos van Immerseel, ambitionnant de
« restaurer » l’oeuvre sur instruments d’époque,
n’aura lui aussi fait qu’échouer, aux deux sens du mot. Pour les
autres, si tout le monde s’accorde sur l’excellence du disque de
Kiril Kondrachine avec le Concertgebouw d’Amsterdam, on peut aussi
recommander les prestations d’Eugène Ormandy, de Léonard
Bernstein, d’Igor Markevitch, de Ferenc Fricsay voire de Sergiu
Celibidache si on aime les liqueurs particulièrement toxiques et
envoûtantes.
Le
dimanche 24 novembre 2024, la Chorale Strasbourgeoise donnait son
concert bi-annuel dans la salle du Palais des fêtes. Elle se
trouvait, pour l’occasion, associée au Collegium Cantorum de
Strasbourg constituant ainsi une masse vocale d’une centaine de
chanteurs. Avant l’Oratorio de Noël de Saint-Saëns qui figurait
en seconde partie de programme, on eût le plaisir d’entendre la
sixième et dernière des odes que le grand compositeur anglais Henry
Purcell composa en 1694 pour l’anniversaire de la Reine Marie. Les
petites approximations de la trompette au début du premier épisode,
purement instrumental, n’ont rien enlevé au caractère
particulièrement jovial et festif de l’exécution au cours des
huit mouvements vocaux et chorals suivants. C’est Gaspard Gaget, le
jeune chef de la Chorale Strasbourgeoise qui, ce dimanche-là,
dirigeait l’ensemble ; son collègue, Nicolas Jean, chef du
Collegium Cantorum, officiant pour sa part la veille au soir à
l’Église protestante de Brumath. Pour la partie Purcell, Gaspard
Gaget avait disposé l’ensemble du choeur non sur la scène mais
de chaque côté du parterre de la salle du Palais des fêtes,
favorisant ainsi une ambiance sonore particulièrement enveloppante.
L’Oratorio
de Saint-Saëns, donné en seconde partie, fut restitué dans des
conditions sonores assez particulières, une quinzaine
d’instrumentistes à cordes (assurant, au demeurant, très bien
leur partie) et une centaine de choristes, faisant preuve, compte
tenu de leur masse vocale et des exigences de l’oeuvre, d’une
cohésion et d’une musicalité admirables. En regard de la
prestation du Philharmonique et du choeur de l’opéra, la dimension
oratorio l’emporta ici sur le côté flamboyant et opératique. Un
passage témoigne à lui tout seul du niveau de ce concert, c’est
le choeur n°6 Quare fremuerunt gentes ?
de loin le plus beau de cet oratorio : l’intensité et la
précision obtenues dans ce mouvement si bien écrit ne passèrent
pas inaperçues.
L’ensemble
de ce concert bénéficia du concours d’un quatuor vocal (augmenté
d’une alto dans Saint-Saëns), d’une puissance certes modérée,
mais d’une très belle musicalité.
Spectacle d’une rare intensité qui nous emmène loin de notre quotidien vers des pratiques hors normes autant sur le plan du récit qui a des rapports avec le chamanisme que sur le plan des performances physiques auxquelles des voltigeurs, des porteurs éblouissants, d’une parfaite technicité se livrent devant nous, au plus près de nous assis en rangs serrés autour de la piste et il faut le dire vite médusés, conquis.
Est-ce le rituel de l’enfant mort ou du ressuscité ?
Il arrive tenu par une femme, c’est une marionnette (création
Polina Borissova) aux grands yeux tristes, sur lesquels on pose un bandeau noir
avant de l’envelopper dans une peau de mouton et de le poser au pied du totem
érigé en fond de piste, où sont accrochés des crânes de loup. (scénographie
Oria Puppo).
C’est bien un rituel qui commence là et qui se précise quand
l’obscurité se fait et que d’elle surgissent des individus qui entreprennent
une lourde marche, sorte de danse répétitive, martelant le sol avec vigueur,
tout en poussant de puissants hurlements.(travail chorégraphique Dominique
Duszynski)
On les voir réapparaître avec des masques de loup (Isis
Hauben) et s’adonner à une lutte acharnée qui nous glace d’effroi. Ce sont les
combats d’une extrême violence d’une meute déchainée où, se jeter à corps perdu
sur l’autre, semble être d’une absolue nécessité.
Viennent ensuite ces extraordinaires voltiges et portés
auxquels s’adonnent la voltigeuse Chloé Chevalier souvent envoyée dans les airs
et comme rattrapée de justesse par ses deux acolytes César Mispelon et Franco
Pelizzari Del Valle qui, eux-mêmes, se lancent dans de superbes figures,
soutenus par les porteurs Lucas Elias et Paul Krügener. Nous suivons leurs évolutions
d’une grande virtuosité, le souffle coupé et admirons la chanteuse lyrique
Camille Brault qui les accompagne sur des airs entre autres de Purcell, Bach, magnifiquement
interprétés bien que souvent les porteurs la hissent dans les hauteurs sans
qu’elle se départisse de sa sérénité et de l’attention qu’elle prête à son chant.
Deux violoncellistes, Ambre Tamagna et Claire Goldfarb,en partenaires musicales
offrent un accompagnement soutenu à ces diverses prestations.
A la fin on redécouvre l’enfant-marionnette entre les mains
porteuses et bienveillantes des femmes. Une renaissance en quelque sorte,
un apaisement, comme un espoir que nous transmettent l’écriture et la mise en scène
de Patrick Masset fondateur et directeur du Théâtre d’Un Jour, compagnie
contrat-programmée par la Fédération Wallonie- Bruxelles.
Ce spectacle qui a été ici chaudement applaudi a reçu le
Prix Maeterlinck de la Critique comme meilleur spectacle de cirque 2O22-2023.
Nous avons hautement apprécié cette alliance intelligente du
théâtre, du cirque et de la musique.
De
nouvelles traductions d’Ernest Hemingway et de Norman Mailer permettent de se
replonger dans ces monuments de la littérature
Aujourd’hui,
L’Adieu aux armes d’Ernest Hemingway et Les Nus et les Morts de
Norman Mailer sont considérés comme des chefs d’œuvre de la littérature non
seulement de guerre mais du patrimoine littéraire de ce 20e siècle
sanglant.
Celui-ci
commença bien évidemment lors de la Première guerre mondiale. Sur le front
italien, en juillet 1918, un jeune ambulancier américain de dix-neuf ans
s’apprête à faire son entrée en littérature. Grièvement blessé, il passe près
de trois mois dans un hôpital de Milan. Cette expérience lui servira de
matériel pour son livreL’Adieu aux armes. Soixante-dix ans après
son prix Nobel obtenu en 1954, cette nouvelle traduction permet ainsi de
redécouvrir la puissance de ce grand roman de guerre et d’amour avec ces
personnages devenus immortels au premier rang desquels le duo que composent
Frederic Henry, ambulancier blessé lors de la bataille de Caporetto et son
infirmière Catherine Barkley qu’incarneront plus tard Rock Hudson et Jennifer
Jones dans le film de Charles Vidor et John Huston.
Norman
Mailer n’a que six ans lorsque L’Adieu aux armes est publié en 1929.
Près de vingt ans plus tard et une nouvelle guerre mondiale, l’autre sale gosse
des lettres américaines, le gamin de Brooklyn qui a lu avec avidité les chefs
d’œuvre d’Hemingway, égalera son modèle en publiant Les Nus et les Morts
(1948) dont paraît ces jours-ci une nouvelle traduction admirable signée
Clément Baude, également traducteur du formidable Sympathisant de Viet
Thanh Nguyen (Belfond)
Si
l’Europe a été le terrain de jeu d’Hemingway, celui de Mailer, comme des
milliers de G.I. fut le Pacifique. A peine sorti d’Harvard, il s’engagea comme
simple soldat dans le 112e régiment de blindés du général MacArthur
et servit dans les Philippines. Il y campera l’action de son roman qui raconte
ces hommes envoyés en mission derrière les lignes japonaises pour conquérir une
petite île.
Bien évidemment il y a du Hemingway chez Mailer. Les deux écrivains ont cette fascination commune pour la lutte sempiternelle entre la vie et la mort, la guerre et la paix, l’amour et la douleur. Même si sa prose n’est pas aussi flamboyante que celle de son aîné, Mailer se livre, à travers ses différents personnages, a une analyse sans concession de la société américaine. Tous les deux, et ces deux nouvelles traductions le montrent à merveille, se sont réappropriés les narrations du 19e siècle pour créer quelque chose de neuf. En fidèle héritier de la génération perdue, Mailer emprunte ainsi parfaitement le feu du récit de guerre à Hemingway en l’articulant à la manière d’un John Dos Passos et d’un Tolstoï. On raconte qu’avant d’écrire, Norman Mailer lisait, chaque matin, des pages d’Anna Karenine pour s’imprégner du style de l’auteur de Guerre et Paix. Le résultat est un chef d’œuvre absolu qui valut aux Nus et les Morts tout comme L’Adieu aux armes de figurer parmi 100 plus grands romans du 20e siècle. Deux romans à redécouvrir absolument dans leurs nouveaux habits.
Par Laurent Pfaadt
Ernest Hemingway, L’Adieu aux armes, nouvelle traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Jaworski Chez Gallimard, 416 p.
Norman Mailer, Les Nus et les Morts, nouvelle traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude Chez Albin Michel, 784 p.