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Le Brutaliste

En refermant le livre de Matthieu Garrigou-Lagrange, je suis allé voir
ces trois tours de l’Amoreiras dans le quartier Compolide de
Lisbonne. Et là, il fallut bien en convenir, il s’agissait bien d’une dame
et de ses chevaliers. Trois tours comme des pièces d’échec. Les
échecs, ce jeu auquel s’adonna, toute sa vie durant, le Brutaliste,
Tomas Taveira de son véritable nom. Jamais peut-être un architecte
ne personnalisa si bien, à travers son œuvre et sa personnalité, un
courant architectural et un comportement. Jusqu’au nom. Jusqu’à
l’intime. Jusqu’à l’inconscient.

Cet architecte parti de rien gravit à coup d’audaces et de coup de
forces, les marches de ce Capitole moderne, jusqu’à se hisser au
firmament de la société portugaise, jusqu’à rayonner sur le monde
de l’architecture postmoderniste. Avec cette dame et ces deux
chevaliers, Matthieu Garrigou-Lagrange, voix bien connue des
auditeurs de France Culture, nous conduit dans les dédales de béton
de ce labyrinthe mental dans lequel le Brutaliste régna tel un
Minotaure assoiffé de désirs et de victoires. Rien ne l’arrêta jusqu’à
se filmer en train de violer un certain nombre de femmes,
prisonnières de ce labyrinthe et peut-être également de leurs
ambitions et de cette société des années 1980. Les scènes sexuelles
filmées offrent ainsi des flashbacks assez subtils où on peut presque
sentir la bande sursautée, le son entaché d’un grain malpropre. Il y a
quelque chose de Lynchien dans le montage littéraire de Matthieu
Garrigou-Lagrange, quelque chose qui rappelle Bret Easton Ellis
dans ce plaisir proche de la mort physique ou sociale comme on
étrangle sa partenaire pour parvenir à un niveau de jouissance
extrême, ce « quasi-suicide social » reliant Patrick Bateman au
Brutaliste.

L’Amoreiras Shopping Center avec son centre commercial démesuré
est aussi le reflet d’une époque, celle de la consommation à
outrance, sans limites, de l’argent, du pouvoir, des réseaux, de
l’affranchissement des règles y compris sexuelles. Et à travers le
comportement abject du Brutaliste, son ascension affranchie de
toute éthique et la révélation de ses méfaits par des médias peu
scrupuleuxl’auteur tend un miroir à cette société, portugaise ou
non, qui s’est édifiée et qui a engendré des monstres tels que le
Brutaliste. Il n’y a qu’à voir ces jeunes dans la deuxième partie du
livre qui, finalement, ne remettent pas en question, ou du bout des lèvres, ces pratiques. Non, l’important est le spectacle, le
voyeurisme. En cela, le lecteur peut se demander – et plus encore
dans ce pays catholique – si le Brutaliste n’est pas le produit de son
temps, comme Berlusconi par exemple dont la figure revient en
surbrillance dans ces pages.

Alors oui le Brutaliste est l’histoire d’une ambition dévorante, sans
limites, d’une vie fondée sur la provocation, la transgression. C’est une histoire sur le pouvoir absolu, sur ses dangers sur les êtres
lorsqu’il n’est pas tempéré par la morale, sur notre conception de la
virilité, sur enfin la chosification des êtres et des femmes plus
particulièrement. Mais Matthieu Garrigou-Lagrange nous dit aussi
qu’une société emportée par ses dérives, peut se ressaisir – à travers
la figure de Junior – qu’il y a des motifs d’espérer un retour du
balancier et que la Roche Tarpéienne est toujours proche du
Capitole, même pour l’architecte de ce dernier.

Par Laurent Pfaadt

Matthieu Garrigou-Lagrange, Le Brutaliste,
éditions de l’Olivier, 240 p.