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Un morceau de papier bleu

Benn Steil signe l’ouvrage de
référence sur le plan Marshall

Qu’il s’agisse de l’économie
française, du système de santé,
d’élèves en difficulté ou des
langues, tout le monde réclame un
plan Marshall. Celui-ci, portant le
nom d’un général américain
devenu après la seconde guerre
mondiale, secrétaire d’Etat du
président Truman, possède cette
caractéristique rare d’être passé
dans le langage courant comme signifiant une vaste opération de soutien, de relance à un ou
plusieurs secteurs de nos sociétés contemporaines.

Mis à part cela, que recouvre-t-il à l’origine ? C’est le but de l’ouvrage
extrêmement fouillé et instructif de Benn Steil, ancien directeur du
département international d’économie du Council on Foreign
Relations, un think tank influent de la politique étrangère
américaine. Coincé entre la fin de la seconde guerre mondiale et la
guerre froide, c’est-à-dire à un moment où l’Union soviétique n’était
plus complètement une alliée mais pas encore l’ennemi numéro un
de l’Europe occidentale, le plan Marshall explicité dans le fameux
discours de George Marshall à Harvard le 5 juin 1947 et signé le 3
avril 1948 consista en un vaste plan d’aides économiques à une
Europe ruinée par six longues années de guerre. Ce plan se doubla
d’une intention difficile à évaluer, celle de maintenir l’influence des
Etats-Unis, grands vainqueurs de la guerre et tenants du libre-
échangisme, face à celle de l’URSS que certains percevaient déjà
comme néfaste, notamment George Kennan, conseiller de George
Marshall et cerveau du plan. Ainsi note Benn Steil, « l’un des
éléments-clés qui sous-tendait le plan était qu’on ne peut tenir pour
acquis un engagement populaire en faveur de la démocratie et du libre-
échange »
. Autrement dit, il fallait créer les conditions nécessaires
pour assurer la sécurité et la prospérité européennes qui ne
manqueraient pas de profiter aux Etats-Unis.

C’est là que le livre éclairant de pédagogie de Benn Stein nous aide à
y voir plus clair. Ne se limitant pas aux questions économiques, il
nous emmène, durant ces deux années et demie, de la Maison
Blanche au Kremlin en passant par Paris, Londres ou Berlin où tout
s’est joué. A partir d’archives inédites américaines, russes,
allemandes et tchèques, il nous fait pénétrer avec brio dans l’intimité
de négociations secrètes en compagnie de ceux qui allaient pendant
près de quarante ans façonner la géopolitique mondiale comme lors
de ce voyage incroyable d’avril 1947 lorsque George Marshall
rencontra Staline à Moscou ou lors de la conférence de Paris dans
les salons du quai d’Orsay en juillet 1947 pour assister à la volte-
face, sous la pression de l’URSS, de la République tchèque qui refusa
le plan Marshall au grand dam d’un Jan Masaryk qui allait mourir
quelques semaines après le fameux coup de Prague (février 1948).
L’auteur n’omet pas d’expliciter les querelles internes à chaque camp
notamment au sein de la Maison Blanche ainsi que l’évolution,
presque quotidienne, du blocus de Berlin qui faillit causer une
nouvelle guerre mondiale.

Au cœur de ce vaste jeu de dupes politique, diplomatique et culturel
se trouvait une nouvelle fois une Allemagne que chaque camp
espérait attirer à lui et dont la division en 1949 allait préfigurer celle
de la guerre froide pendant quarante ans. Ainsi, nul doute que même
George Marshall ne se doutait certainement pas que ce morceau de
papier bleu transmis par un diplomate britannique à propos du
désengagement du Royaume-Uni de la Grèce allait entraîner une
transformation irréversible de l’Europe.

Par Laurent Pfaadt

Benn Steil, Le Plan Marshall, à l’aube de la guerre froide,
Les Belles Lettres, 684 p.

La fin d’un monde

RomeUn ouvrage fort intéressant revient sur les derniers jours de l’Empire romain d’Occident

Nombreux ont été les ouvrages, ces dernières années, à avoir tenté de percer le mystère de la fin de l’une des civilisations les plus brillantes que l’humanité ait jamais connue. Les uns invoquèrent tour à tour l’influence majeure du christianisme, d’autres la crise économique et d’autres encore la politique d’intégration. Qu’en fut-il rééllement ?

C’est à ce travail minutieux exigeant le sérieux de l’exégèse des textes et l’objectivité nécessaire dénuée de toute mystification, de toute diabolisation que s’est attelé dans ce livre fouillé Michel de Jaeghere, directeur du Figaro histoire. Tout à tour, il a examiné les diverses dimensions qui ont conduit à la fin inéluctable de cet empire qui fit de la Méditerranée une mer intérieure. Et si le titre est un peu trompeur – les derniers jours – l’auteur a étudié son sujet sur le temps long rappelé par une chronologie dès le début de l’ouvrage qui débute en 364 à l’avènement de l’empereur Valentinien Ier qui nomma son frère Valens, empereur d’Orient.

Alors oui, Michel de Jaeghere ne fait pas l’impasse sur le facteur religieux, ce qu’il appelle le glaive et la croix, sur les aspects économiques ou démographiques, ni sur l’histoire militaire qui rythme cette histoire tourmentée et permet surtout au lecteur de se plonger avec délice dans les grandes batailles du Bas-Empire, de la Rivière Froide (dernière victoire globale de l’empire romain) aux Champs Catalauniques en passant par Andrinople que l’auteur, grâce à une narration rythmée – qui n’enlève rien au sérieux de son travail – parvient à rendre vivante. Car c’est bel et bien en 378, lors de cette fameuse bataille où l’empereur Valens perdit la vie que commença la fin de l’empire romain. Andrinople constitua ce que d’autres ont appelé le début de la fin car Michel de Jaghere écrit que « du mythe de l’invincibilité romaine, il ne reste à peu près rien. Rome est entrée en agonie : elle va durer cent ans ». Le siècle qui suit voit la lente prise de pouvoir des Barbares et l’auteur peint une formidable galerie de portraits de ces hommes, Ricimer, Stilicon, Aetius, Attila et d’autres qui auraient pu, en fonction des vicissitudes de l’histoire, se retrouver des deux côtés du champ de bataille.

Cette formidable mise en perspective permet de comprendre la lente mutation, la disparation progressive de l’empire romain. Les barbares vont ainsi se romaniser après avoir été admis à l’intérieur de l’Empire selon un phénomène classique d’intégration propre à toutes les sociétés mais surtout, et cela est souvent moins dit, que la société romaine va se barbariser y compris dans son saint des saints, l’armée, clef de voûte du système romain. Lentement, mais surement, une révolution silencieuse est en marche. Elle toucha bien évidemment les affaires religieuses où le christianisme n’évinça que progressivement le paganisme en devenant « le nouveau conformisme » selon l’auteur.

Si comme l’affirma Paul Valéry, « les civilisations sont mortelles », Michel de Jaeghere précise toutefois que Rome continua à survivre sans son empire car les rois barbares se sont vus comme les successeurs des empereurs, reproduisant certaines pratiques du pouvoir tandis que de l’autre côté du Bosphore, l’empire romain survécut jusqu’en 1453 en devenant l’empire byzantin. En tout cas, cet ouvrage extrêmement pédagogique et qui se lit avec frénésie déploie avec pertinence sur ses quelques six cent pages la démonstration qu’un empire dirigé par un enfant ne s’est pas effondré un jour de septembre 476 mais que, à la manière de ce que nous vivons aujourd’hui, les sociétés évoluent et se transforment et celle de Sénèque, de Marc-Aurèle et d’Aetius, aussi brillante fut-elle, n’échappa pas à cette règle immuable.

Michel de Jaeghere, les derniers jours, la fin de l’Empire romain d’Occident, Les Belles Lettres, 2014.

Laurent Pfaadt