Diffraction migratoire

Donal Ryan et Milena Agus reviennent chacun à leur manière sur la crise des migrants


La COVID-19 a relégué leur triste sort à l’oubli médiatique. Mais la
pandémie, pas plus que la guerre et l’oppression, ne leur ont fait
renoncer à leurs odyssées de fortune. Ils sont encore des milliers à
tenter leur chance sur les mers européennes, à mourir dans
l’indifférence générale et à accoster sur des terres étrangères. A la
manière d’une lumière diffractée rencontrant un obstacle, leur
quête se poursuit, jusqu’à trouver une terre où vivre. Quelques
écrivains de grand talent, l’Irlandais Donal Ryan et la Sarde Milena
Agus, nous rappellent combien leur sort ne doit pas être oublié.

Quels sont les fils inextricables du destin qui relient Farouk le
médecin syrien arrivé en Irlande à Saïd Amal, perdu avec les siens
dans la campagne sarde ? D’avoir été poussé sur le chemin de l’exil.
D’avoir subi le déclassement, la tragédie, la haine. D’être, comme le
dit avec humour Milena Agus mais pas tant que cela, des
« envahisseurs ».

Chez Donal Ryan et Milena Agus, point de caricatures sauf celles
pointées du doigt chez leurs hôtes. Ces migrants ne sont pas de
dangereux islamistes ou des terroristes, juste des hommes et des
femmes comme vous et moi qui quittent à regret une vie, une famille
pour un avenir meilleur en laissant la mer avaler leurs proches et
leurs espoirs. Et parfois ces derniers cèdent la place à la déception.
Ainsi, mis à part un premier sentiment de soulagement, les migrants
déchantent ainsi vite dans ce hameau perdu de Sardaigne. Dans
cette comédie loufoque brillante qui doit à l’incroyable talent
littéraire de Milena Agus, connue mondialement pour son Mal de
pierres, cette dernière renverse astucieusement la perception de la
crise migratoire et donne une voix aux migrants. L’humanité est là,
contenue dans ces regards hagards et désabusés, dans cette
promesse déçue. Farouk aurait-il fui s’il avait su qu’il perdrait sa
femme et sa fille ? Peut-être pas. Alors l’Europe se doit d’être à la
hauteur et de ne pas laisser désenchantement et amertume
s’installer dans leurs esprits en pensant qu’ils s’en contenteront.

Chez Milena Agus et Donal Ryan point de tragédies mais une
volonté commune de se réinventer une vie. Etre un bon amant, un
bon père, un bon fils, une bonne fille. Donal Ryan et Milena Agus
nous montrent que nous sommes finalement tous des migrants, tous
embarqués dans ces odyssées de vie vers un avenir meilleur, qu’il
faut vaincre les démons de la mer ou de notre condition pour vivre
heureux. Que monter dans un bateau de fortune, dans une
camionnette pour un métier qu’on exerce qu’à regret ou vaincre les
préjugés sont aussi périlleux que d’affronter le regard des autres, de
l’étranger comme de nos proches. Et ceux qui prennent le plus de
risques ne sont parfois pas ceux que l’on croit.

Chacun à leur manière, à travers leurs deux très beaux livres, nous
rappellent, aujourd’hui plus qu’hier, ce qui fait humanité. L’humanité
c’est considérer l’autre comme s’il s’agissait de soi. L’humanité c’est
plus que de la simple empathie. Car au final, on gagne tous à mieux
se connaître. Comme le dit justement la femme de Saïd Amal : « Les
peuples sont bien obtus de refuser de comprendre qu’un destin
commun les unit, et que ni la guerre ni les représailles ne pourront
jamais changer cette réalité : aujourd’hui nous sommes chassés de
chez nous, et demain, ce sera votre tour ». Donal Ryan et Milena
Agus nous montrent ainsi avec leurs mots que les mers que nous
devons tous traverser pour vaincre les infortunes du destin sont
quotidiennes. Mais qu’au final, notre volonté finira par avoir le
dessus. A l’image d’une lumière diffractée.

Par Laurent Pfaadt

Donal Ryan, Par une mer basse et tranquille,
Chez Albin Michel, 256 p.
A noter la parution en poche de
Tout ce que nous allons savoir, 10/18, 260 p.
Milen Agus,
Saison douce, Liana Levi, 176 p.
A noter la parution en poche de
Quand le requin dort, Liana Levi
« Piccolo », 168p.