la Musique creuse le ciel

Brigitte Engerer a toujours été une pianiste à part. Une héroïne du
piano, comme échappée d’un roman russe. L’Anna Karénine de la
musique. C’est ce que nous dit Nathalie Depadt-Renvoisé dans sa
biographie délicate et touchante. Et nul besoin de s’attarder sur
l’empathie de l’auteur pour son sujet quand on se souvient de la
chaleur des interprétations de Brigitte Engerer et de la générosité
qu’elle mit dans sa musique et dans ses rapports aux autres.

Alors, on se laisse prendre par la main et on parcoure sans s’arrêter
cette vie faite de sonates, de préludes et de concertos, d’amour et de
drames, de son enfance à Tunis au dernier concert au Théâtre des
Champs-Elysées, une dizaine de jours avant sa mort, en passant par
la Folle journée de Nantes et le conservatoire Tchaïkovski. Car c’est
bien là-bas, en se plongeant dans la musique et l’âme russe, qu’elle
devint la pianiste d’exception et la femme inoubliable qu’elle fut. Elle
y croisa Rostropovitch, Oïstrakh ou Richter mais surtout Stanislas
Neuhaus, son professeur et mentor dont elle devint la muse cachée.
Sous le regard du grand Pasternak, beau-père de Neuhaus, Brigitte
Engerer se rêva à raison en Lara Antipova.

Avec ses mots si touchants, l’auteur trace le portrait d’une artiste à
la fois fragile et courageuse, prise au piège de sa passion mais qui a
su opérer des choix difficiles. Auréolée de sa victoire au concours
international Reine Elisabeth et revêtue du « Sehr gut ! » karajanien,
elle triompha sur les scènes du monde entier en parfaite
ambassadrice du romantisme avec son jeu plein de couleurs et de
poésie notamment dans ce Schumann qu’elle sublima jusqu’à la fin.
Puis, la vie fit son œuvre et elle se mua en une sorte d’aristocrate
russe blanche en exil, attentive, jusqu’aux portes de la mort, aux
autres. Le récital laissa la place à la musique de chambre. Le
printemps russe céda à l’hiver de la matriarche. Quel beau destin
que celui de Brigitte Engerer, plus personnage de roman que sujet de
biographie, tour à tour Anna Karénine, Lara Antipova, Lioubov
Ranevskaïa. Le livre de Nathalie Depadt-Renvoisé se glisse ainsi
merveilleusement dans cet entre-deux comme la goutte d’eau de ce
15e prélude qui fut moins une larme dans cette vie que ce ruisseau
reliant la France à la Russie et qui ne cesse, encore aujourd’hui, de
couler.

Par Laurent Pfaadt

Nathalie Depadt-Renvoisé, Brigitte Engerer, la Musique creuse le ciel,
Chez Buchet-Chastel, 272 p.