La vie comme un souffle

Dans son nouveau roman, Joyce Carol Oates évoque la perte de l’être cher. Une nouvelle fois magnifique

« Car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière » proclame la Genèse. Gérard McManus fut un brillant intellectuel de Harvard venu enseigner à l’Institut de Santa Tierra au Nouveau-Mexique. Après un cancer qu’il affronta en compagnie de sa deuxième femme, Michaela, il fut réduit à 3,1 kg de cendres. De notre naissance à notre mort, notre poids n’a que peu varié mais chacun a vécu pendant 70-80 ans une vie faîte de joies, de peines, de contradictions qu’explore depuis plus de soixante ans la romancière américaine Joyce Carol Oates, véritable peintre des batailles qui secouent notre cerveau. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si l’ouvrage sur lequel travaillait Gérard s’intitulait « Malaise dans le cerveau humain ». Un titre qui sonne chez Oates comme le résumé d’une œuvre bâtie livre après livre. Sorte de Malaise dans la civilisation américaine par cette Freud des lettres américaines.


Dans ce nouvel opus, toujours publié chez le fidèle Philippe Rey, celle qui s’attache à analyser sans relâche nos psychoses et nos peines, s’attarde sur la peine finale, celle de la mort non pas pour celui qui la vit mais pour celui qui la voit, qui la ressent sans mourir. Ici en l’occurrence Michaela, la femme de Gérard qui accompagne, seule, son mari jusqu’au seuil de la mort avant d’errer, à nouveau seule, dans les limbes du deuil.

Respire est bel et bien un thrène au sens aussi bien antique que contemporain. D’ailleurs, la référence à l’Antiquité n’est pas galvaudée puisque l’opéra favori de Gérard est celui d’Orphée et Eurydice de Glück, cette histoire d’amour maudite. Maudit, tiens un autre roman de Joyce Carol Oates. Car Michaela semble condamnée à errer dans ce monde parallèle qui n’est ni la folie, ni la réalité en compagnie des mânes de Gérard. « Tu sais que je suis ici, Michaela. Mais je suis ailleurs » entend-elle. Michaela, cette femme qui, toute sa vie, a cherché sa légitimité auprès de cet homme.

Plus on avance dans cette magnifique variation du chagrin et du deuil enveloppée de ce voile de solitude, plus Respire… nous apparaît comme un condensé de l’œuvre de l’écrivaine. Michaela semble modelée avec la propre autobiographie de l’autrice dévoilée notamment dans J’ai réussi à rester en vie (2021) où elle raconta son deuil après le décès de son mari Raymond Smith. Et cette réalité parallèle, ce calque opaque de la réalité qui fait la grande force des romans de Oates, se teinte d’une dimension animiste, sorte de gothique qu’elle trempe dans le brasier du Nouveau-Mexique.

Si on y ajoute le stupéfiant travail de projection de l’esprit humain dans les objets et la prodigieuse résilience que Joyce Carol Oates insuffle à tous ses personnages notamment féminins où, à l’instar de Michaela, ils trouvent dans leurs souffrances, leurs humiliations, le rabaissement de leurs conditions, matière à leur survie, Respire…constitue non seulement un nouveau tour de force littéraire mais ajoute une pierre supplémentaire à un édifice qui, assurément, demeurera et ne retournera pas, comme tant d’autres, à la poussière.

En plus de son nouveau roman, les éditions Philippe Rey publient également de Joyce Carol Oates une nouvelle série de quinze nouvelles inédites sous le titre d’Un (autre) toi qui mettent en scène des personnages aux prises avec les aléas du destin et où, une fois de plus, le fantastique côtoie la réalité.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Respire…
Aux éditions Philippe Rey, 400 p.

Joyce Carol Oates, Un (autre) toi, Philippe Rey, 352 p.