Le voyage dans l’Est

Emprise, possession, dépossession, autant de concepts, de mots qui jaillissent en nous après avoir assisté à la mise en scène fort habile de Stanislas Nordey du texte de Christine Angot « Le voyage dans l’Est » paru chez Flammarion en 2021.


Photo Jean-Louis Fernandez

Un texte pourrait-on dire de réparation reposant sur un travail de reconstitution et de mémoire car du premier baiser volé lors de la première rencontre avec son père quand elle avait 13 ans au viol subi quand elle était adulte en passant par les nombreux actes incestueux perpétrés par ce même père , Christine Angot opère une sorte de relevé détaillé  de ses rencontres avec son géniteur, celui qui l’a longtemps ignorée dont elle aspire à la reconnaissance et que lors de leurs retrouvailles elle ne sait comment nommer.

Lucide dès les premières manifestations du comportement de son père à son égard, elle va s’employer d’abord à minimiser ses actes, ses attouchements, ses gestes obscènes, avant d’entrer dans l’impossibilité d’en parler, puis de pratiquer un refoulement qui la met à distance de son propre corps.

Sa clairvoyance a fait clore très tôt en elle la notion d’inceste. Soumise, inquiète elle demeure en éveil constant, et ne cesse de réitérer, lors de leurs rencontres, le désir de voir sa relation se normaliser avec ce père qui veut être son initiateur sexuel plutôt qu’un père normal responsable.

Méthodiquement dans ce texte Christine Angot retrace ce parcours essayant par des précisions sur les lieux et les dates d’en restituer la réalité, celle que parfois elle a du mal à cautionner tant les événements sont empreints de gravité Il lui faudra évoquer les conséquences terribles de ces faits sur sa vie sociale, amoureuse et dénoncer l’inceste comme forme d’esclavage.

Mettre en scène ce texte puissant, cette narration méticuleuse qui ne fait l’impasse sur rien et peut même donner des détails obscènes sur les actes répréhensibles de ce père incestueux il fallait les compétences d’un metteur en scène chevronné et courageux, ne reculant pas devant les difficultés, mettre en scène une œuvre romanesque et s’attaquer à un sujet délicat. Stanislas Nordey sait relever de tels défis et la réussite est là pour le prouver.

Il a conçu avec le scénographe Emmanuel Clolus de faire évoluer les comédiens dans un espace scénique réparti en plusieurs plans, les dessins au sol imitant ceux des tapis, le plateau puis en retrait, légèrement surélevé une estrade et en fond de scène une porte donne sur un hors champ  enfin, dominant l’ensemble un grand écran.

C’est ainsi que l’on suggèrera selon les événements racontés les nombreux endroits où Christine s’est retrouvée avec son père en particulier les chambres d’hôtel. C’est là que le metteur en scène fait apparaitre les protagonistes de cette histoire, choisissant de distribuer la personne de Christine entre trois comédiennes correspondant aux différents âges de sa vie. La première et celle que nous verrons presque continument c’est Cécile Brune qui assure la fonction de narratrice, elle représente la plus âgée, la Christine d’aujourd’hui et donc celle qui possède toute l’histoire, et en a fait une œuvre littéraire. C’est un rôle très performatif que l’actrice tient avec une grande justesse, mettant toute sa sensibilité dans sa voix, ses attitudes pour donner à entendre son questionnement sur l’indicible et cet effort nécessaire et compliqué pour se rappeler comment les événements de déroulaient, ce qu’elle ressentait alors, le déni, le désir de faire semblant que cela n’était peut-être pas si grave, pas si exceptionnel et la culpabilité qu’elle s’attribuait d’avoir laissé faire ou provoqué.

C’est Carla Audebaud qui joue Christine jeune, elle apparaît sur l’estrade, primesautière en jupe rouge et petit pull puis nous verrons son visage sur l’écran l’air inquiet, les yeux fermés ou regardant vers le ciel, les lèvres pincés préoccupée de ce qui se passe quand elle rencontre son père.

Nous la verrons en jeune femme avec la comédienne Charline Grand, s’abandonnant au désespoir comme à un destin inéluctable puis repoussant son père sans réussir à s’en détacher réellement et après plusieurs années sans le voir retombant dans ses filets.

Pour les rôles masculins Stanislas Nordey a fait appel à
Pierre-François Garel. L’acteur nous impressionne par sa capacité à correspondre à ce qui est dit du père, un homme distingué, très cultivé plutôt autoritaire qui ne supporte pas qu’on lui résiste.

Claude, le mari de Christine est interprété par Claude Duparfait qui, lui aussi, propose une adéquation  pertinente avec  celui qui aime Christine mais  qui se montre impuissant à  lui proposer ce témoignage sur l’inceste dont il a été pourtant témoin et qui lui aurait été nécessaire pour porter plainte  contre son père pour inceste puis viol  par ascendant.

Quant au dernier compagnon de Christine, Charly, celui qui , à la fin de cette rétrospective vient réellement l’attendre à la gare de l’Est, après cet ultime voyage à Strasbourg,  où  le TNS  venait de  faire jouer une de ses pièces  il est interprété par Moanda Daddy Kamono qui se montre attentif et chaleureux, témoin d’une pause dans ce méandre des souvenirs traumatisants et inguérissables.

Stanislas Nordey dans cette mise en voix de l’ouvrage « Le voyage dans l’Est » a magnifiquement soutenu le propos et l’écriture de Christine Angot dans sa dénonciation de ce crime qu’est l’inceste, manière cruelle de nier la personne, d’en faire la proie d’un prédateur et d’abîmer sa vie à jamais à moins que l’écriture, comme c’est le cas pour l’auteur, ne la sauve.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 28 novembre au TNS

En salle jusqu’au 8 décembre