Archives de catégorie : Exposition

Portrait d’un outsider

El Greco (Domenikos Theotokopoulos), Cardinal Fernando Niño de Guevara (1541–1609) (Painting: Oil on canvas)

Première grande rétrospective
française consacrée au Greco,
peintre révolutionnaire

Outsider, Le Greco le fut à plusieurs
égards : il fut ce Grec maîtrisant mal
l’italien et jamais accepté par les
aristocraties picturales italiennes ; ce
peintre de scènes religieuses dont la
propre religiosité fut questionnée par
le très catholique Philippe II ; et enfin
cet artiste s’affranchissant des codes
en vigueur pour mener, seul, sa
révolution picturale.

Né en 1541, Domínikos Theotokópoulos dit El Greco, se tourna d’abord vers la peinture
d’icône qui allait marquer de façon indélébile son art avec ce goût
des petits formats (Mise au tombeau, 1570-1575) et le travail du
bois avant de s’orienter vers la grande peinture religieuse. Et en
cette deuxième partie du XVIe siècle, c’est à Venise que cela se
passe. Là-bas règnent en majesté Titien et Le Tintoret. Difficile d’y
faire sa place, surtout quand on se met à critiquer le génie de
Michel-Ange ! Car Le Gréco, malgré quelques influences dont le
clair-obscur d’un Jacopo Bassano, trouva tout cela terriblement
passéiste et ne se priva pas de le dire. Lui qui ne jurait que par la
lumière et la couleur décida de tracer sa propre voie
métamorphosant la lumière en spectre et laissant éclater ses
carmins, ses jaunes ou ses verts. Ses saints ont des visages
oblongs, ses mises en scène prennent une dimension fantastique.
Le contraste avec ses contemporains est saisissant. Et l’arrogance
du génie en gêna plus d’un si bien qu’il dut quitter l’Italie.

C’est en Espagne, à Tolède plus particulièrement que le peintre
bâtit son empire pictural grâce notamment à Luis et Diego de
Castilla. A partir de 1577, Le Greco y réalisa quelques-uns de ses
plus beaux chefs d’œuvre, dont certains, notamment Le partage de
la tunique du Christ,
prodigieux concentré de son art et la série des
apôtres de Tolède, manquent malheureusement à l’appel. Mais le
visiteur se consolera aisément avec L’Assomption de la Vierge
(1577-1579) prêtée par une Chicago qui accueillera l’exposition,
sa magnifique Piéta (1580-1590) ou L’agonie du Christ au jardin des
oliviers
(1600). Dans ces œuvres, Le Greco donne la pleine mesure
de son génie : couleurs surnaturelles, paysages tournoyants,
Christ gris. Jusqu’à sa dernière œuvre présentée, L’ouverture du
cinquième sceau
(1614) demeurée inachevée, il aura manifesté une
incroyable modernité. Car comment ne pas voir dans ces toiles,
Blake, Bacon, Manet ou Matisse ? Le portrait du cardinal Fernando
Nino de Guevara
semble à lui seul concentrer toutes ses audaces :
la robe du cardinal est d’un rose jamais vu. Quant au visage du
religieux, affublé de petites lunettes rondes, il montre un homme
qui aurait pu vivre au début du 20e siècle. Façon de dire, d’une
certaine manière, que sa peinture n’a pas pris une ride…

Par Laurent Pfaadt

Greco, Grand Palais, galerie sud-est,
jusqu’au 10 février 2020

Master Gray

© Thierry Stefanopoulos

A l’occasion de son passage à la
Cinémathèque française,
rencontre avec le réalisateur
James Gray

En sept films, le réalisateur
américain James Gray est déjà
devenu un cinéaste culte. De la
scène d’ouverture avec Eva
Mendès dans La Nuit nous
appartient
à la vision de la planète
Neptune par l’astronaute Roy Mc
Bride (Brad Pitt) dans Ad Astra en
passant par la nudité de Gwyneth
Paltrow dans Two Lovers, du polar
à la science-fiction ou le film d’aventures, James Gray a imposé
son style et ses univers au cinéma.

De passage à Paris à l’occasion de son travail sur la mise en scène
des Noces de Figaro au théâtre des Champs-Elysées, James Gray a
rencontré, le temps d’un après-midi, ses fans pour évoquer avec
eux son travail et sa vision du cinéma.

La masterclass succédant à Two lovers, ce mélodrame un peu
atypique dans l’œuvre de James Gray, c’est à travers ce succès
critique mais échec commercial que le réalisateur aborda son art,
estimant avoir voulu dans ce film explorer la sincérité du
personnage jusqu’à l’inconfort. Car c’est peut-être là que réside la
magie de ses films : ils reflètent, à travers leurs fragilités, la vie de
gens normaux dans tout ce qu’elle a de plus complexe, de plus
tragique. Ainsi, dans Two lovers, Joaquin Phoenix est atteint de
troubles neurologiques, tandis que dans The Yards, Mark
Wahlberg se débat dans une fatalité qui aura raison de lui.

Les histoires de James Gray décrivent souvent des liens familiaux
déstructurés. Ici, un fils recherchant dans les étoiles ou au travers
de ses erreurs et sa colère, l’attention d’un père jusqu’à mourir à
ses côtés dans The Lost city of Z. Là, la quête d’un idéal au
détriment de l’amour de ses proches. « Notre responsabilité de réalisateur est de faire du sens avec nos choix de caméra » affirme-t-il
avant de rejeter toute forme de projet commercial qui le
conduirait à réaliser la « 17e version de Captain America » et d’une
certaine manière à se renier.

Le travail de James Gray construit ainsi, film après film, une œuvre
qui échappe aux modes et qui sonde la nature d’une espèce
humaine dont il reste persuadé qu’elle a besoin de cinéma, ce
médium qui concentre toutes les formes d’arts, qu’il s’agisse de
peinture, de photographie, de danse ou de musique. Lui qui a été
marqué dans son enfance par un cinéma allant de 1945 à 1980 et
par la littérature russe en particulier Dostoïevski, sait
pertinemment que si le cinéma doit offrir du rêve, il doit aussi
montrer l’envers du décor et notamment celui du rêve américain
avec ses laissés pour compte, ces losers qui peuplent les films de
Gray et que ce dernier magnifie. L’important est de suivre sa voix,
peu importe les circonstances, et comme il le rappelle à juste titre
à une jeune apprentie réalisatrice lui demandant un conseil, «
focalisez-vous sur la voix qui réside en vous. Le monde vous suivra,
peut-être pas tout de suite mais il vous suivra, soyez-en certain. »

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez toute la programmation
de la Cinémathèque française sur 
www.cinematheque.fr

Les morsures de celluloïd

© Sanaa Rachiq

Le vampire est à l’honneur
d’une exposition à la
Cinémathèque française

On entre un peu dans cette
exposition comme dans un
caveau. Niche en croisée
d’ogives, lumière
tremblante, bruits
inquiétants, ce voyage eu
cœur des ténèbres promet à
ses imprudents visiteurs
quelques nuits blanches et
de nombreux frissons
salvateurs.

Pourtant, qui n’a pas tremblé de plaisir dans son fauteuil devant
Christopher Lee et ses canines injectées de sang et son sex-appeal
infaillible ou eu envie d’être possédé par un Tom Cruise et, pour
les plus jeunes, par Buffy ? L’exposition de la cinémathèque, à la
scénographie toujours aussi réussie, embarque son visiteur dans
un voyage d’outre-tombe où se mêlent cinéma bien entendu mais
également littérature et art pour nous dévoiler la figure
polymorphe de ce mythe qui a fait les grandes heures du petit et
du grand écran. Mais ce mythe a suivi des cycles, variant entre
intérêt grandissant et oubli, entre films terrifiants et parodies
loufoques. Ainsi après les épisodes de la Hammer, les vampires
furent relégués en série B voire en série Z et devinrent alors –
l’exposition permet de s’en rendre compte – les compagnons de
jeunes réalisateurs appelés à de brillants avenirs comme Tony
Scott qui signa avec Catherine Deneuve et David Bowie des
Prédateurs (1983) qui rencontrèrent un succès d’estime en France
ou une Kathryn Bigelow réalisant à trente-six ans, un étonnant
Aux frontières de l’aube (1987). Mais il est bien connu que le
vampire ne meure jamais sauf à confier la tâche à des
professionnels comme James Woods dans Vampires de Carpenter
ou le mythique Van Helsing. Sans quoi, il revient du diable vauvert,
notamment à la fin des années 80 pour s’imposer esthétiquement
et au box-office durant la décennie suivante avec le Dracula de
Francis Ford Coppola (1992) et Entretien avec un vampire de Terry
Jordan (1994) qui révéla un jeune acteur plein d’avenir, un certain
Brad Pitt.

De ces témoignages, l’exposition repasse de l’autre côté du miroir
cinématographique en montrant tout le travail opéré derrière la
caméra par ceux qui donnèrent un corps de celluloïd à ce mythe.
Le visiteur peut ainsi se confronter au masque porté par Klaus
Kinski dans le Nosferatu de Werner Herzog et aux maquettes de
l’artiste japonaise Eiko Ishioka. Cette dernière signa d’ailleurs les
costumes baroques du Dracula de Coppola, véritables pièces
maîtresses de l’exposition qui lui valurent un Oscar en 1993.

Le cinéma étant toujours le reflet d’une époque, l’exposition
montre également combien, à l’instar des extraterrestres, la figure
du vampire a oscillé entre ami et ennemi, tantôt poète
romantique, tantôt un ennemi politique, du communiste au
prédateur de la finance. Façon de dire qu’à l’image de notre
société, il continue d’être un monstre éminemment fascinant.

Par Laurent Pfaadt

Vampires, De Dracula à Buffy, jusqu’au 19 janvier 2020,
La Cinémathèque française.

Retrouver toute la programmation cinéma autour de l’exposition sur :
www.cinematheque.fr/cycle/vampire
s

Narcisse à Disneyland

Greenfield © Louisiana Museum of Modern Art

La photographe
américaine Lauren
Greenfield dépeint
les travers d’un
monde obsédé par
la consommation
et l’apparence

Cette exposition
ne pouvait se tenir
qu’au Louisiana, ce
musée danois situé en bord de mer. Le Danemark, figurant parmi
les pays où les gens sont le plus heureux au monde et où bien-être
et croissance semblent aller de pair, était donc le lieu idéal pour
montrer le travail de la photographe américaine Lauren
Greenfield, rassemblé sous le titre quelque peu provocateur de
Generation Wealth (« Génération croissance »). Provocateur
vraiment ? Car à regarder de plus près ces deux cent clichés,
vidéos et documentaires, depuis les premiers travaux de l’artiste
dans sa ville natale de Los Angeles au début des années 1990
jusqu’à la crise de la finance mondiale en passant par les nouveaux
riches russes ou chinois, on se dit que ces photos ne sont que le
reflet d’une réalité, d’un monde qui a, indubitablement, vacillé. La
faute à ces années Reagan qui ont concrétisé et transformé, de
manière irréversible, un empire de production en un empire de
consommation.

Génération Wealth est une galerie de portraits incroyables,
stupéfiants, hallucinés et embrasse toutes les dimensions de ce
rêve dément. Parfois les mots manquent à décrire ces hommes et
ces femmes qui semblent vivre hors du temps et ont fait de la
maxime « J’achète donc je suis », l’alpha et l’omega de leurs
existences. Il n’est pas rare de croiser un visiteur restant coi
devant tel comportement ou écarquillant les yeux devant telle
transformation physique. Car à y regarder de plus près, l’œuvre de
Lauren Greenfield est un musée de l’horreur peuplé de monstres :
petites filles lobotomisées par leurs parents et voulant ressembler
à des princesses avant même de savoir parler, traders et autres
démiurges financiers de notre époque, travailleurs du sexe
choisissant ce métier non pas par nécessité mais par appât du
gain. Car dans ce système, la morale ne paie pas.

Devenus des produits, des marchandises, des objets animés de
vie, traversés par la démesure, l’arrogance comme cet ex-
mannequin et photographe letton photographié devant son
immense bibliothèque ne contenant qu’un seul et même livre, le
sien autoédité et imprimé à l’infini ou la quête de la notoriété, l’œil
de Lauren Greenfield n’omet rien : la chirurgie esthétique bien
entendu, la quête perpétuelle de reconnaissance ou les caprices
immobiliers de dictateurs et de magnats des nouvelles
technologies. Devant ces photos, le visiteur mesure combien
croissance et vanité vont de pair comme dans cette photo prise
sur un yacht à Monte-Carlo montrant une serveuse nettoyant, à
quatre pattes, une moquette, devant l’indifférence d’un nouveau
riche, téléphone à l’oreille. La croissance, c’est d’abord
l’humiliation des plus faibles ou plutôt des moins riches. Mais
Lauren Greenfield va plus loin encore et la force de ses clichés
explose littéralement avec les victimes de cette « génération
croissance » : il y a les subjuguées serviles, les dépressives et plus
nombreuses, celles dont la soif de vengeance ou de revanche est
demeurée intacte.

« J’ai appris de la plupart d’entre eux que la poursuite de la croissance
est sans fin et au final, insatisfaisante »
affirme Lauren Greenfield
dans le magnifique catalogue qui accompagne l’exposition et qui
tient véritablement lieu de monographie de l’artiste. Et à l’instar
de cette « Queen of Versailles », Jackie Siegel qui voulut
reproduire chez elle, en, Floride le château de Versailles, dont le
mari se peignit en Napoléon, qui offrit une prothèse Louis Vuitton
à sa tante handicapée et dont on suit les délires à la fois
vertigineux, irréels et kitsch ainsi que sa chute brutale, Lauren
Greenfield nous montre que les dieux de la croissance et de la
célébrité à tout prix ont été comme Saturne, ils ont dévoré leurs
enfants pour les reléguer dans ce qu’ils redoutaient le plus : l’oubli.

Par Laurent Pfaadt

Génération Wealth, Lauren Greenfield,
jusqu’au 26 janvier 2020
Louisiana Museum of Modern Art, Humlebæk,
Danemark.

Catalogue de l’exposition :
Laura Greenfield, Generation Wealth,
Phaidon, 504 p

Autoportrait de la femme en noir

© Dora Maar, André Rogi, 1937

Dora Maar au Centre
Pompidou. L’exposition à ne
pas rater cet été

A l’instar d’une Camille
Claudel, écrasée par la figure
d’un génie immortel traversant
époques et modes, Dora Maar
fut l’une des rares muses que
l’histoire n’oublia pas. Mais,
tout comme Camille Claudel,
elle réussit, non seulement à
survivre à l’anonymat que lui
promettait son pygmalion mais plus encore, à vivre, à exister
et à briller hors de l’ombre artistique de ce dernier.

La rétrospective que consacre aujourd’hui le Centre Pompidou à la
maîtresse de Pablo Picasso, Dora Maar, vient ainsi couronner un
talent artistique incontestable. Il a pourtant fallu attendre plus de
vingt ans après sa mort (en 1997) pour assister à ce sacre. De
nombreuses œuvres ont été rassemblées, de collections
particulières aux musées américains pour découvrir celle qui se
cachait derrière l’éternelle femme qui pleure d’un Picasso qu’elle
rencontra en 1935 et avec qui, sous l’ombre tutélaire de Guernica,
elle débuta une idylle qui devint un mythe. Mais comme le cubisme
et ses différentes dimensions, l’exposition se devait de dévoiler
avec malice, la photographe, la peintre et la femme engagée
derrière ce portrait. Tout le mérite en revient à une pléiade de
femmes à l’origine de cette exposition et notamment Damarice
Amao, l’une des commissaires de l’exposition qui a souhaité mettre
en avant la « singularité d’une existence artistique dédiée à
l’expérimentation et à la quête d’une rédemption créative ».

Ne tombons donc pas dans le piège de ramener Dora Maar à
Picasso et arrêtons là d’évoquer ce dernier. Car l’exposition
montre qu’elle fut comme de nombreux artistes de son époque,
une artistique protéiforme avec cependant une prédilection pour
la photographie. Ses clichés attestent de ses talents pour la
photographie de mode, de publicité (Pétrole Hahn ou Ambre
solaire), le nu, le photomontage qu’elle accompagna plus qu’elle ne
le marqua et le portrait où il y a indubitablement un style Dora
Maar. Plus surprenant encore est sa photographie de rue. Ses
photos de Barcelone ou de Londres témoignent d’une empathie
absente chez ses contemporains, de quelque chose de solaire dans
ces anonymes, ces mendiants, ces laissés-pour-compte qu’elle fixe
sur la pellicule. Et si l’une de ses coreligionnaires, l’autrichienne
Lisette Model affirmait vouloir photographier avec ses tripes,
Dora Maar le fit réellement avec son cœur. Une magie urbaine
traverse sa photographie. Les statues prennent vie et les vivants
sont statufiés comme en témoignent ce cliché du pont Mirabeau et
ce portrait de femme, tous les deux datés de 1935. Mais au-delà
de son art, ses œuvres dessinent le portrait d’une femme engagée
à l’extrême-gauche appartenant à cette race d’aventurières
forgées dans ce métal intrépide de l’entre-deux guerres et à
laquelle appartient par exemple une Martha Gellhorn, dans cette
époque où ces femmes firent du courage, de l’audace et d’une
indépendance à toute épreuve des étendards de la liberté que
nombreux hommes n’osèrent pas brandir.

Recluse dans sa maison de Ménerbes dans le Lubéron après la guerre, cultivant une forme de mysticisme, Dora Maar s’orienta vers la peinture et les divers styles qu’elle adopta donnant certes l’impression d’une « femme qui peint comme un homme » selon la journaliste Francine Du Plessix mais qui se chercha sans se trouver. Car on n’échappe jamais à sa véritable nature et dans les années 1980, Dora Maar fit un retour spectaculaire à la photographie avec des œuvres épurées, abstraites absolument magnifiques. Il était donc écrit que cette femme, cette artiste ne vivrait qu’en noir et blanc. Ce n’est qu’ainsi qu’elle survivrait au génie de la couleur qui l’immortalisa. Cette exposition est là pour nous le rappeler.

Par Laurent Pfaadt

Dora Maar jusqu’au 29 juillet,
Centre Pompidou, Paris

Catalogue de l’exposition : Dora Maar, sous la direction de Karolina Ziebinska-Lewandowska, Damarice Amao et Amanda Maddox,
Editions du Centre Pompidou, 208 p.

L’aventure du bijou d’art

Vicky Kanellopoulos, (AUS/NOR)
– Serie « Vulvo » – Broches –
Argent sterling, argent sterling oxydé, feuille d’or, plastique, acier

La Galerie Art’Course
réunit du 5 au 29 juin
les créations de 40
bijoutiers et orfèvres
plasticiens venus de
18 pays pour
« Lié.e.s»,
une exposition
d’envergure
internationale dédiée
au bijou contemporain
qui fait souffler un
vent d’art frais sur
Strasbourg tout en
s’inscrivant dans un
champ résolument
politique.

Il peut arriver que l’art encore bien méconnu du bijou contemporain
ouvre tout  un monde régénéré en ample matière à récits.
Comment ? En suspendant par un saut de conscience l’accélération de celui que nous avons en partage. Cette accélération folle qui en
contracte les dimensions, réduisant nos vies minuscules à
l’applatissement d’un perpétuel téléprésentisme sans présence à
l’heure des dommages collatéraux, environnementaux, des effets
secondaires et des dénis de réalité persistants…

C’est bien l’ambition de Sébastien Carré, le commissaire de cette
exposition-monde baptisée « Lié.e.s » qui consacre le rôle de
« Strasbourg-capitale » tout en rajeunissant l’art millénaire du bijou : « La voix de l’artiste ajoute à la société. Son rôle est de transmettre
un message de nature à faire évoluer celle-ci. Nous sommes un
paysage pour les cellules qui vivent en nous. Nous proposons des
climats interactifs pour interpeller cet excès de virtualité qui
déréalise notre rapport à la nature et fait écran entre l’univers et
nous. Nous avons perdu nos connexions avec la nature comme avec
notre propre nature.  Par un bijou, nous achetons quelque chose qui
véhicule  un sens : quel meilleur message que de porter cet objet
porteur de sens sur nous ? C’est une manière de transmettre nos
pensées et de faire évoluer la société par un acte de
déconsommation devenu nécessaire. »

Dans cet univers intelligent où s’imbriquent l’animal, le végétal,
l’humain, le minéral et le synthétique et qui répond à chacune des
manifestations de notre présence d’esprit, l’oeuvre d’immersion de
Sébastien Carré établit une symbiose délicate entre la nature des
matériaux  utilisés (pierre, textiles, métaux, matières végétales ou
synthétiques) et le corps toujours à réinventer, envers et contre
l’épreuve de la maladie ou l’emprise d’une abstraction « numérique »,
dévoreuse d’être et d’expérience intérieure…

Oser le mot « politique »…

Sébastien Carré plonge ses racines dans le village de Vetheuil, en
région parisienne – celui où l’a précédé Claude Monnet avant de
faire école à Giverny – et déploie ses ailes à Barcelone et
Strasbourg…

Dans son enfance, sa grand-mère lui apprend à tricoter et à broder –
et sa mère à crocheter. Arrivé au carrefour des possibles, Sébastien
choisit Strasbourg, où l’art est à la fête, pour se former en section «
Bijou » à la prestigieuse Ecole des Arts décoratifs (2009-2014) –
avant de se retrouver confronté à la question cruciale : « Comment
débuter dans la carrière de bijoutier contemporain ? »

D’abord, il est assistant d’enseignement à l’école devenue la HEAR,
histoire de sentir l’émergence des jeunes pousses de la création
contemporaine : « Je voulais travailler le volume, j’adore travailler le
métal. Je suis resté à Strasbourg, la ville au plus près de tous les pays
où il y a un public pour le bijou contemporain et au confluent de tout
ce qui se passe… »

C’est par la grâce d’un échange à Barcelone qu’il tire le fil d’or de sa
vie – son travail est consacré par une triple moisson de prix (Jeune
création d’Atelier d’Art de France avec un stand au Salon Révélation
au Grand Palais 2015, Prix du Jury et Prix du Public de The Legacy
Award à Barcelone en 2015, Gioieilli in Fermento en Italie en 2016,
Prix pour les Arts de l’Académie rhénane en 2016). En octobre 2018,
il expose à nouveau dans l’effervescente Barcelone postindustrielle,
avec Materio-Talk qu’il organise à l’Institut français.

Par ciel bas et affaissemment de l’horizon commun, la conscience de
l’épuisement d’une planète surexploitée peut mener à de féconds
engagements : « Il faut oser le mot « politique » : quand on est artiste
et qu’on dispose d’une voix, qu’est-ce qu’on pourrait dire ? Nous
entrecroisons dans cette exposition une demi-douzaine de
thématiques comme le pouvoir, la paix, les migrations, la
désertification… Le terme bijou vient du grec « kosmo » qui signifie
idée. Nous avons perdu le sens du bijou à partir de la Révolution
française pour donner à la femme le rôle de celle qui porte les
bijoux… Nous conférons de la valeur à des matières qui ne seraient
pas considérées comme précieuses. L’échelle du bijou permet de
discerner les enjeux.  Après un appel à candidatures, lancé en juin
2018 et relayé sur de nombreux sites web internationaux de
référence dans le domaine du bijou d’art contemporain comme
Klimt02 ou Art Jewelry Forum, j’ai trouvé quarante créateurs qui
utilisent le média du bijou.Ils ont réfléchi à partir de trois images
marquantes de l’histoire : le pendentif attaché au bras robotisé de la
Station spatiale internationale le 3 août 2005 (Stephen K. Robinson),
la chaîne humaine reliant les pays baltes le 23 août 1989 (la Voie
balte) et le fermoir représentant la poignée de main entre le
président François Mitterand et le chancelier Helmut Kohl pendant
la commémoration des 70 ans de la Grande Guerre. Tous ces talents,
qu’ils soient émergents ou confirmés, cherchent à inclure le bijou
dans le champ de l’art contemporain en rompant avec les conventions du bijou classique. L’échelle du bijou permet de
discerner des enjeux vitaux…»

Une « rupture » par laquelle l’art ne cesse de se régénérer par la
grâce d’engagements singuliers tutoyant l’universel, toujours fugace
et fragile comme l’horizon commun qui s’affaisse. Le bijou comme
pensée et comme pesée de la conscience du monde ?

Exposition « Lié.e.s » du 5 au 29 juin

Galerie Art’Course

25 rue de la course à Strasbourg

www.galerieartcourse.com

contact@galerieartcourse.com

tél. 03 69 74 73 73

Par Michel Loetscher

La Florence du XXIe siècle

Mosquée
©Department of Culture and Tourism — Abu Dhabi

La capitale des
Emirats Arabes Unis
a fait de la culture un
axe majeur de son
rayonnement
international

Il regarde le monde à
la fois désabusé et surpris de ses
changements. Ces yeux ne sont pas ceux d’un chef d’Etat ou d’un
Sheikh mais ceux du Christ sur cette étude de Rembrandt que vient
d’acquérir le Louvre d’Abu Dhabi. Désabusé devant l’évolution du
monde et surpris qu’ici, dans la capitale des Emirats Arabes Unis,
subsiste, telle une oasis de tolérance dans un océan de fanatismes et
de guerres, une atmosphère de concorde et de respect.

De tolérance, il en d’ailleurs question ici. A quelques kilomètres de
l’une des plus resplendissantes et imposantes mosquées du monde,
la mosquée Sheikh Zayed qui peut contenir jusqu’à 40 000 fidèles se
dresse une cathédrale chrétienne. Un ministre de la tolérance en la
personne du Sheikh Nahyan Mabarak Al Nahyan, ancien chancelier
de l’université des Emirats Arabes Unis, est spécialement attentif à
cette question et a placé 2019 sous l’égide de cette dernière. Enfin le
festival des arts qui se tient chaque année depuis seize ans entre
février et mars dans la capitale et associe différentes esthétiques, en
est l’hymne le plus éclatant. Avec l’inclusion comme maître-mot.
«Nous avons besoin d’une génération qui puisse penser autrement,
concevoir d’autres alternatives aux problèmes que nous rencontrons.
Quand elle envisagera la paix, elle élaborera de nouvelles solutions si son
cœur et son esprit sont ouverts»
affirme ainsi la fondatrice du festival, H.E. Huda I. Alkhamis-Kanoo.

L’Emirat a choisi la culture comme une arme d’instruction massive.
Ici, elle rayonne. Ici, elle est partout. Tels les princes de la
Renaissance, le fondateur des Emirats Arabes Unis, le Sheikh Zayed
ben Sultan Al Nahyan ainsi que son fils, l’actuel émir Khalifa ben
Zayed Al Nahyan ont compris que la culture était non seulement un
outil diplomatique majeur mais qu’elle permettrait d’installer leur
pays à une place particulière, à part, dans ce monde aux contours si
changeants. Cette culture profiterait non seulement à leur peuple
mais également à tous ceux qui, dans les ténèbres de
l’obscurantisme, cherchent toujours une lumière.

Abu Dhabi c’est un musée à ciel ouvert. La famille régnante a ainsi
convoqué les plus grands architectes de la planète pour marquer de
leurs empreintes de verre et de béton cette terre encore désertique
il y a un demi-siècle : Jean Nouvel y a construit le Louvre Abu Dhabi,
formidable vaisseau posé sur l’eau et s’inspirant de l’architecture
islamique traditionnelle qui sera bientôt suivi par un Guggenheim
signé Frank Gehry et un Zayed National Museum sorti tout droit de
l’esprit de Norman Foster. Et puis il y a le fabuleux pont Zayed qui
épouse les formes des dunes du désert de la non moins géniale et
regrettée Zaha Hadid à qui l’on doit également le Performing Art
and Conference Center. La liste est inépuisable. « C’est magnifique de
voir qu’il y ait encore ici, à notre époque, des gens qui ont l’envie et la
volonté d’investir avec une ouverture d’esprit assumée, le champ de la
culture »
assure un artiste occidental présent lors du festival.

Cependant si Abu Dhabi a pleinement pris conscience du rôle qui est
le sien en tant que phare culturel du 21e siècle, elle n’oublie pas son
passé y compris préislamique. Etre fière de son passé permet de
mieux appréhender l’avenir semble nous dire l’émirat autour d’un
café arabe ou d’une discussion avec ces femmes chamelières ou
réalisant l’Al-Sadu, ce tissage traditionnel. Sensibiliser les jeunes
générations à la richesse d’un patrimoine national et à l’écologie
comme dans le paradis de l’oasis Al Aïn, classée au Patrimoine
mondial de l’UNESCO depuis 2011 constituent autant d’éléments
qui inscrivent les habitants de l’émirat dans une volonté d’ouverture
et de partage et de faire d’eux des citoyens du monde à part entière.

De retour dans le Louvre, le visiteur s’arrête devant une vitrine qui
montre le travail de l’or au sein de civilisations qui n’ont jamais
échangé entre elles. Et pourtant, les similitudes sautent aux yeux. Ici,
comme ailleurs, les civilisations se rencontrent et échangent. A
l’image de ce pays, de cette ville, ce musée semble vouloir nous
délivrer cet ardent message : « venez partager avec nous les trésors de l’humanité et contribuer, ensemble, à définir celle qui s’ouvre devant
nous. »

Par Laurent Pfaadt

Des comètes dans le désert

La figure du Christ – Rembrandt
© Louvre Abu Dhabi

Le siècle d’or hollandais est à
l’honneur d’une magnifique
exposition du Louvre Abu
Dhabi 

C’est presque une histoire de
roman. Il existerait ici, dans un
comptoir d’Arabie, sur la
route de Jakarta à Rotterdam,
un portrait du Christ de
Rembrandt. De nombreux
voyageurs occidentaux ont
contemplé son étrange
beauté sans avoir pu le ramener. Pourtant, ce tableau
de petite taille, cette étude pour la figure du Christ qui rappelle celle
de la Hyde Collection de New York n’est autre que la dernière
acquisition du Louvre Abu Dhabi, magnifique musée posé sur la mer
et bâti autour d’un partenariat entre treize institutions artistiques
françaises et l’émirat d’Abu Dhabi.

Renouvelant en permanence ses collections et bien décidé à en faire
un carrefour des civilisations, le musée présente une exposition
fascinante sur le siècle d’or hollandais. Fruit de la collaboration entre
le Louvre parisien et la collection privée Leiden qui a accepté de
prêter quelques-uns de ses incroyables chefs d’œuvre, l’exposition
qui regroupe près d’une centaine d’œuvres suit la trace des grands
maîtres de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, à commencer par
son plus illustre représentant, Rembrandt. D’emblée, le visiteur est
frappé par le sens du détail de ce dernier, par cette capture quasi
instantanée de moments de vie, d’attitudes physiques qui donnent
l’impression que le sujet va s’animer, s’échapper de la toile dans
laquelle il semble, un court instant, prisonnier. Les plis du cou de
l’Etude de la femme à la coiffe blanche ou les mains bleuies du portrait
de la femme assise les mains jointes
constituent ainsi de parfaits
exemples de l’art incomparable du portrait rembrandtien. Mais le
meilleur reste à venir avec cette Minerve peinte alors que
Rembrandt, installé à Amsterdam, est au faîte de sa gloire. La déesse
est là, en majesté. Sa cape aux reflets moirés semble glisser sur
l’accoudoir du fauteuil. On s’avance, prêt à retenir le vêtement divin
s’il venait à glisser hors du cadre.

L’exposition prend grand soin de montrer les influences du génie de
Leyde à commencer par Pieter Lastman et surtout Jan Lievens qui
fut son ami mais également son rival. Il y a indubitablement des
traits communs dans ces barbes et dans cette influence de l’école
caravagesque d’Utrecht mais la magie de Rembrandt prend
inévitablement le dessus, cette magie qui a, très vite, relégué Lievens
dans une ombre qu’un astucieux atelier pédagogique permet de
comprendre en analysant le jeu de lumières de ses Joueurs de cartes.
Car il faut se rendre à l’évidence, Rembrandt est unique. « Reconnu
comme l’un des plus grands conteurs de l’histoire de l’art, Rembrandt
avait un don exceptionnel pour révéler l’âme humaine dans ses peintures » 
reconnaît d’ailleurs Manuel Rabaté, directeur du Louvre Abu Dhabi. Rembrandt fut une comète dans la peinture occidentale si bien qu’il n’eut véritablement pas d’héritier digne de son art, seulement des peintres se réclamant ou disons-le imitant son génie, aussi brillantes d’ailleurs furent ces imitations.

Si ce siècle d’or avait ses astres, nombreuses furent également ses
étoiles. Sous nos yeux se succèdent ainsi scènes de la vie
quotidienne avec leurs intérieurs parfois insérés dans des niches
comme chez Gabriel Metsu, figure de proue avec Gérard Dou de la
peinture fine, peinture historique d’un Ferdinand Bol ou portraits
d’un Caspar Netscher qui ferme en quelque sorte ce siècle. Mais le
siècle d’or de la peinture hollandaise resterait incomplet sans cette
autre comète, Johannes Vermeer. Celui qui révolutionna la peinture
avec son traitement de la lumière arrive presque en apothéose de
l’exposition. Deux tableaux du génie sont ainsi montrés mais quels
tableaux. La jeune femme assise au virginal de la collection Leiden,
seule peinture de Vermeer possédée par un fond privé et la
dentellière
du Louvre sont, pour la première fois, réunies dans un
dialogue stupéfiant. Outre le fait que ces deux œuvres aient été
peintes sur le même rouleau de tissu, il y a là un lien dirions-nous
presque charnel entre les deux oeuvres. Et le visiteur, venu chercher
un trésor, en découvre alors une multitude.

Par Laurent Pfaadt

Rembrandt, Vermeer et le siècle d’or hollandais :
Chefs-d’œuvre de la collection Leiden et du musée du Louvre,
jusqu’au 18 mai 2019 au Louvre Abu Dhabi.

Rencontre, Interview

« Notre volonté n’est pas d’imiter mais de conduire »

 

 

HE Said Saeed Ghobash

Son, sous-secrétaire au
département de la culture et
du tourisme d’Abu Dhabi
nous explique la stratégie de
l’émirat.

  1. Les Emirats Arabes Unis sont
    connus pour être un lieu de
    business. Pourquoi avoir
    alors fait de la culture un
    outil diplomatique ? 

Les Emirats Arabes Unis sont
connus pour être un haut-lieu du business international et
un marché attractif pour les investisseurs. Mais c’est également un
pays possédant une importante histoire et une culture riche de
plusieurs siècles de commerce entre civilisations développées.
Aujourd’hui, devenu un carrefour culturel et géographique du
commerce et des voyages, nous voulons raconter au monde entier
cette histoire. Notre but est d’assurer un équilibre prudent entre
innovation et authenticité. Ainsi les valeurs de tolérance, de respect
et d’unité côtoient celles d’entreprenariat, d’ambition et de
croissance. L’importance de la culture comme élément de notre
identité nationale ne peut être minimisée et c’est pourquoi elle
représente une priorité majeure pour Abu Dhabi. Beaucoup a été dit
et écrit sur notre promotion de la culture mais pour nous, il s’agit
réellement d’un élément constitutif de la construction de notre
nation.

  1. Pourquoi pensez-vous que la culture est un élément
    fondamental de développement ? 

La culture englobe tellement de choses : architecture, sport, art,
artisanat, gastronomie, art de vivre et valeurs. Ces éléments sont en
mutation permanente mais demeurent essentiels au développement
des sociétés. Notre mission est de faire de l’émirat l’une des
destinations touristiques et culturelles majeures du monde. Notre
volonté n’est pas d’imiter mais de conduire. Nous voulons être les
architectes du tourisme du futur, dessinant un chemin audacieux,
innovant et original, tout en repoussant les frontières de la culture
et du tourisme pour permettre à nos citoyens mais également aux
résidents et aux visiteurs d’embrasser le passé et, en même temps,
d’entrer dans le futur. Cependant, il ne s’agit pas uniquement de
créer une industrie prospère. Des programmes sont ainsi menés
pour attirer de jeunes et brillants talents émiratis au sein de
secteurs économiques et les inciter à concevoir les solutions de
demain qui allieront croissance et respect de l’environnement. Car
Abu Dhabi souhaite construire une industrie culturelle touristique
qui soit durable et qui s’inscrive dans sa vision d’une économie forte
et diversifiée, modèle pour les autres cités du monde arabe et
référence en matière de responsabilité.

  1. Parlez-moi un peu de vos efforts pour mettre en valeur votre
    patrimoine

C’est notre mandat et notre impérieuse responsabilité de
promouvoir à la fois la richesse de notre héritage et de nourrir en
même temps une scène artistique en pleine croissance tout en ayant
à l’esprit la vitalité des cultures que nous accueillons ici, dans l’un des
lieux les plus multiethniques du monde. Nous avons actuellement
quelques-uns des sites patrimoniaux les plus importants du monde
notamment Al Ain, avec ses six oasis ainsi que les sites
archéologiques d’Hili, d’Hafeet, et de Bida bin Saud. Mais  nous
voulons également montrer le rôle qu’ils ont joué dans l’histoire du
monde. A travers eux, ils indiquent que l’histoire d’Abu Dhabi s’est
construite autour de la résistance et de l’innovation.

  1. Comment le Louvre Abu Dhabi et le site Qasr al Hosn incarnent
    ce que le Sheikh Zayed Al Nahyan disait, estimant que
    “ quiconque ne connait pas son passé ne peut pas tirer le meilleur de son présent et de son futur 

Qasr Al Hosn est emblématique en tant que référence majeure de
l’histoire et de l’héritage d’Abu Dhabi. Il raconte l’histoire de la ville
et celle de ses gens. C’est un peu le point de départ de notre histoire,
sorte de “mémoire vivante”, synonyme de la résurgence d’Abu Dhabi,
de la période du commerce de la perle et du pétrole jusqu’à
l’émergence de la mégalopole qu’elle est aujourd’hui. De l’autre côté,
le Louvre Abu Dhabi est la marque de notre ambition future en tant
que nation. C’est un site ancré dans des valeurs humaines et qui
combine une vision culturelle commune nourrie de l’expertise de la
France en matière d’art. Ensemble ces deux sites témoignent de
l’importance de notre passé et indiquent notre direction pour
l’avenir. Abu Dhabi veut ainsi être reconnu comme une force motrice
d’une Arabie moderne et comme une preuve de notre
investissement futur.

Par Laurent Pfaadt

Une humanité en ruines

Temple Bel
© Iconem DGAM

Une exposition choc
revient sur les
destructions de
plusieurs grandes
cités millénaires

Un vieil homme,
barbe blanche,
chapeau en feutre
avance, appuyé sur une canne, dans les couloirs de l’exposition. « Je me souviens de cette
ville où toutes les communautés vivaient en paix, de caravansérails de
toute beauté »
lâche-t-il, amer, devant les ruines d’Alep, cette ville
que le grand poète médiéval Abul ʿAla Al-Maʿarri comparait au jardin
d’Eden et qui est devenue la Guernica du 21e siècle.

Cette cité millénaire comme Palmyre, la ville de la reine Zénobie,
l’irakienne Mossoul et son mausolée de Jonas ou la libyenne Leptis
Magna magnifiée par l’empereur romain Septime Sévère sont au
cœur d’une exposition spectaculaire. Il faut dire que l’expérience de
la réalité augmentée nous a convaincu de pousser les portes d’une
exposition que l’on redoutait fastidieuse. Cette sensation disparaît
immédiatement face aux immenses ruines de Mossoul. Grâce à une
dramaturgie savamment organisée, le visiteur est immédiatement
plongé dans ces champs de bataille. Comme survolant chaque ville
depuis un hélicoptère de l’armée, on est saisi d’effroi devant ces
ruines où s’entassent rues, maisons et carcasses de voiture, devant
ces souks transformés en catacombes, devant ces maisons de Dieu
devenues des tombes. Ne manque plus que l’odeur de la mort même
si on la devine partout, tapie dans l’obscurité et rassasiée, sous cette
poussière qui recouvre l’Histoire et la pierre tel un linceul.

Dans ce ciel, noir comme l’étendard de l’Etat islamique, les
monuments reprennent, grâce à la magie de la technologie 3D, une
vie architecturale qu’elle mettra en réalité des décennies à se libérer
de ses oripeaux virtuels. Mais pour le visiteur, dans cette Mossoul où
cohabitaient musulmans, juifs, chrétiens assyriens, yézidis, l’Eglise
Notre-Dame de l’Homme ou la Mosquée Al-Nouri où s’exprima
l’imam Al Baghdadi, le 4 juillet 2014 après la prise de la ville,
recouvrent leurs vies d’avant. Des photos datant des années 1930 et
les témoignages de ces héros, simples citoyens ou religieux
résistants ayant chacun à leur manière sauvé une partie de la
mémoire de leur ville, viennent rappeler les innombrables richesses
matérielles et immatérielles contenues dans ces cités et qui ne
seront jamais vaincues. Tel le père Michaeel Najeeb, prêtre
dominicain qui sauva une partie de la bibliothèque de Mossoul des
autodafés islamistes, qui témoigne dans cette exposition et dans un
livre récent. « Les hommes sans passé, sans racines, ont perdu leur âme »
estime ainsi celui qui, en sauvant les livres, sauva aussi les hommes.

Plus loin, les ruines romaines de Leptis Magna et de Palmyre offrent
le même spectacle de désolation. Au final, l’expérience 3D
développée par Ubisoft, leader mondial du jeu vidéo, ne fait
qu’ouvrir un peu plus les portes de notre imaginaire avec cette
chaleur libyenne ou ces pigeons sous les voûtes de l’église de
Mossoul en nous offrant un surplus de sensations fortes. Mais
l’essentiel est ailleurs. Il est dans la contemplation de ces ruines
encore fumantes et surtout dans leur signification. Des générations
entières de peintres et d’écrivains ont pleuré devant la beauté des
ruines romaines, mille ans après la destruction de l’Empire par les
Barbares. Nos larmes de dégoût, de tristesse face aux méfaits de
leurs successeurs sont-elles amenées dans un siècle, un millénaire, à
devenir romantisme ? C’est à cela que la technologie mise au service
de cette exposition doit servir : à ne jamais banaliser ce qui a été fait
pour que, comme le rappelle Michel Al-Maqdissi, ancien directeur
du service des fouilles de Syrie, Palmyre puisse « rester l’espace
prodigieux né de la terre et du sable dans lequel la volonté divine
transforma la steppe en une puissance terrestre »
.

Le vieil homme est là, assis sur un banc face au théâtre antique de
Palmyre. Inconsciemment, il a ôté son chapeau comme pour rendre
hommage à Khaled Assaad, l’ancien directeur du site exécuté par
l’Etat islamique en août 2015. « Quelle tristesse de voir l’homme
saccager l’humanité »
lâche-t-il avant d’ajouter « une fois de plus ». Tout
est dit.

Par Laurent Pfaadt

Cités millénaires, voyage virtuel de Palmyre à Mossoul,
Institut du Monde Arabe,
jusqu’au 10 février 2019

A lire : 

Catalogue Cités millénaires :
Voyage virtuel de Palmyre à Mossoul, Aloudat, Nala (direction), Institut Monde Arabe,
Chez Hazan, 120 p.

Père Michaeel Najeeb, Romain Gubert, Sauver les livres et les hommes,
Chez Grasset, 180 p.