Archives de catégorie : Musique

Le père de la symphonie

Avec ses compositions
innovantes, Haydn a
irrémédiablement
transformé la musique

Il y a des compositeurs qui ne
sont pas nés à la bonne
époque car coincés entre
plusieurs génies et à une
époque charnière de la
musique où celle-ci prenait
d’autres directions. Ce fut le
cas de Joseph Haydn (1732-
1809), ami de Mozart et
maitre de Beethoven, et surtout père d’un classicisme que le grand
public identifie assez mal à l’inverse du baroque et du romantisme
qui constituent les deux époques qui l’encadrent.

Malgré ce handicap historique, Joseph Haydn marqua de son
empreinte gigantesque la musique de son temps ainsi que celle qui
lui succéda. Après des débuts difficiles, Haydn entra au service des
princes autrichiens Esterhazy, sorte de Médicis de la musique en
Europe centrale. Très vite, ses compositions firent le tour de
l’Europe et il fut invité à les interpréter dans les grandes capitales
du continent, à Londres ou à Paris notamment. La première
rencontre avec Mozart eut lieu en 1784 et Haydn perçut
immédiatement le génie du jeune compositeur. Avec Beethoven, les
relations furent à la fois proches et tendues.

Auteur d’une œuvre conséquente, Haydn peut être considéré
comme le père de la symphonie moderne, genre qu’il développa et
perfectionna tout au long de sa vie. Avec 106 symphonies réparties
en plusieurs périodes (Sturm und Drang, parisiennes, londoniennes),
il jeta ainsi les bases de la symphonie classique en y introduisant une
dimension dramatique, dimension que Beethoven allait porter à la
perfection. Avec lui, la symphonie devint un nouvel objet musical.
« Pour moi, la musique d’Haydn est audacieuse, presque expérimentale.
C’est pour cela qu’elle tolère plusieurs manières de l’interpréter car tout
est une question de rythme »
affirme Nathan Cole, violoniste à
l’orchestre philharmonique de Los Angeles. Mais tous les musiciens
en conviennent : les symphonies d’Haydn exigent une grande
technicité : « Haydn demande une grande concentration et une énergie
intense pour pouvoir faire ressortir au maximum l’expressivité de
l’œuvre»
estime Klaidi Sahatci, Konzertmaster à l’orchestre de la
Tonhalle de Zurich et chambriste reconnu.

En matière de musique de chambre, Haydn consacra la forme du
quatuor à cordes et laissa des sonates pour piano très diverses où
l’on perçoit l’influence d’un Scarlatti mais également toute la fougue
du Sturm und Drang tirée de CPE Bach. Cette variété de
compositions trace une œuvre tout à fait singulière où le rire côtoie
la mélancolie. « Sa musique est très inventive, souvent très drôle. On
sent chez lui une volonté de surprendre le public et de le stupéfier »

poursuit Klaidi Sahatci

Haydn laisse enfin l’une des œuvres majeures de la musique sacrée,
la Création, oratorio composé en 1798, que beaucoup de spécialistes
considèrent comme son chef d’œuvre. Pour la petite histoire, c’est
en se rendant à la première parisienne, le 24 décembre 1800, que
Bonaparte fut victime de l’attentat de la rue Saint-Nicaise. Bientôt,
un nouveau monde, celui de l’Empire, allait être créé…

Laurent Pfaadt

Interview Ton Koopman

Koopman © Elsevier

« Si vous jouez mal la
musique de Haydn,
vous la tuez »

Ton Koopman est
l’un des plus grands
chefs d’orchestres
baroques. A la tête
de l’Amsterdam
Baroque Orchestra,
il a développé depuis
longtemps une approche basée sur un retour aux sources
(instruments d’époque, interprétations originales) qui le situe dans
la courant des baroqueux développé par Nikolaus Harnoncourt. Il
livre pour Hebdoscope son analyse de la musique d’Haydn.


Comment qualifieriez-vous la musique  d’Haydn?

Haydn fut un compositeur fantastique, un génie à mettre au même
niveau que Bach. Mais certainement plus grand que Mozart. Haydn
composait rapidement et sur une longue période ce qui explique son
incroyable production. Mais ce qui est certain, c’est que cette
dernière fut révolutionnaire.


Pourquoi ?

Parce que Joseph Haydn était un compositeur très inventif avec
sans cesse de nouvelles idées, parfois inattendues. Prenez par
exemple le final de la symphonie des Adieux que tout le monde
connaît même les enfants où chaque musicien se lève à tour de rôle
et quitte la scène. Même le duc Esterhazy pour qui Haydn
composait ne s’attendait pas à cela ! Aujourd’hui, il m’arrive encore
de répéter cette mise en scène. Simplement je dis aux femmes de ne
pas porter de talons ! De plus, Haydn était payé par le duc. Donc, il
n’avait pas besoin de composer pour un public, ce qui lui laissa une
grande liberté.

Pouvez-vous nous décrire votre travail avec les orchestres que
vous dirigez, notamment lorsque vous interprétez une symphonie
d’Haydn ?

Je parle assez peu aux orchestres que je dirige. Bien entendu,
j’évoque des questions de vibrato, de style mais j’essaie surtout de
recréer avec les musiciens cette formidable intensité que la
musique d’Haydn contient. Et je pense que l’interprétation des
symphonies de Joseph Haydn nécessite un nombre important de
répétitions.

Pensez-vous que ses symphonies sont plus appropriées aux
orchestres de chambre ?

Assurément, car replacez-vous dans le contexte de l’époque. Haydn
composait pour le duc qui partageait cette musique avec un petit
nombre d’amis. En plus l’écoute mutuelle développée dans les
orchestres de chambre permet de récréer cette intensité. Vous
savez, j’ai joué ces symphonies avec de nombreux orchestres dans le
monde mais il est vrai que les orchestres de chambre permettent de
distinguer toutes les nuances de l’orchestration. Car si vous jouez
mal la musique de Haydn, vous la tuez.

Laurent Pfaadt

Barenboim, dieu du tonnerre

Barenboim © Monika Rittershaus

En compagnie de la
Staatskapelle de
Berlin, le maestro
poursuit l’intégrale
des symphonies de
Bruckner.

Après un premier
épisode en
septembre dernier
où le chef d’orchestre
dirigea les 4e, 5e et 6e
symphonies de
Bruckner, couplées
avec des œuvres de Mozart dont les concertos n° 24 et 27 dirigés du
clavier, Daniel Barenboim était de retour à la Philharmonie en ce
début d’année 2017 avec les trois premières symphonies du
compositeur qui sont certainement les moins connues même si la
troisième, dédiée à Richard Wagner, bénéficia et bénéficie toujours
d’une relative notoriété. La soirée débuta donc par la symphonie
concertante pour violon, alto et orchestre de Mozart, la partie
soliste étant assurée par le premier violon solo, Wolfram Brandl, et
l’alto solo, Yulia Deyneka, de la Staatskapelle de Berlin. La complicité
entre les deux solistes fut immédiatement perceptible, bien
secondée par un orchestre que connaît parfaitement le maestro et
qui a pu ainsi doser ce rythme enthousiasmant propre à Mozart.
L’orchestre s’est ainsi parfaitement fondu dans cette atmosphère
pour nous délivrer une interprétation pleine d’entrain et de vie. Le
second mouvement se chargea d’émotion grâce au duo entre Brandl
et Deyneka avant que l’orchestre ne fasse vibrer l’oeuvre dans un
dernier mouvement conduit sur un rythme soutenu où des cors
alertes eurent tout le loisir de se chauffer en attendant Bruckner.

Après l’entracte, l’orchestre au grand complet se massa sur la scène.
Barenboim nous entraîna dans cette première symphonie du jeune
Anton Bruckner. Dès le départ, on eut l’impression d’assister au
réveil d’une bête puissante dont le calme n’est qu’apparence. Ce
sentiment a été rendu possible par une maîtrise parfaite des
équilibres sonores et une précision incroyable. A la noirceur du
second mouvement succéda cette force tellurique du troisième
avant que ne se déchaînent les forces musicales du dernier
mouvement.

Lentement, patiemment, Daniel Barenboim construisit son ouvrage.
Il se saisit tantôt des cuivres si chers à Bruckner, tantôt des flûtes
traversières pour maintenir un rythme qui jamais ne faiblit. Son
orchestre, sa Staatskapelle, lui obéit à chaque instant. Il sait être
puissant sans être brutal et le résultat est stupéfiant. Le maestro se
mua ainsi en dieu du tonnerre, tel Thor frappant avec son marteau
sur l’enclume de la partition à l’image de ces superbes percussions.
Aidé de cordes tranchantes, Barenboim emporta alors l’orchestre et
l’auditoire dans une coda vertigineuse. On a hâte de les retrouver en
septembre 2017 pour la fin de ce cycle Mozart-Bruckner.

Pour ceux qui ne pourraient attendre, il faudra se précipiter sur le
coffret Deutsche Grammophon sorti ces jours-ci qui regroupe
l’intégrale des symphonies interprétées par le maestro et son
orchestre. Evidemment, on commencera par les 7e, 8e et 9e
symphonies qui sont toutes les trois emblématiques de cette
magnifique alliance entre la puissance, la sensibilité et l’immense
spiritualité qui irriguent l’œuvre de Bruckner. Il suffit d’écouter un
mouvement de chaque symphonie pour s’en persuader. Le final de la
8e symphonie sonne comme ce marteau que maniait le chef en
concert. Mais en passant à l’adagio de la 9e, il nous semble sentir le
compositeur jetant ses dernières forces avant de rejoindre Dieu. La
7e symphonie et son merveilleux adagio est quant à elle,
bouleversante. Alors on reprend ses classiques, son Eugen Jochum,
son Bernard Haitink et on se dit que l’on n’est pas loin.  Puis on
écoute à nouveau, cette 3e symphonie que Bruckner a dédiée à
Wagner et là, on reconnaît Barenboim, ce chef qui sait si bien
appréhender la musique de Wagner pour comprendre Bruckner en
exaltant notamment sa dimension épique. Ces symphonies-là sont
des enfants du maître de Bayreuth. La troisième semble sortir du
Ring. La 9e atteint cet absolu spirituel à l’image du Parsifal. On passe
les autres symphonies et elles nous paraissent toutes renouvelées.
Chez Barenboim, chaque symphonie raconte une histoire. Alors
vient la fin, on termine bien entendu avec le premier mouvement de
la quatrième avec son incroyable cor. Et dans ces quintes, tout est
dit. De Bruckner mais aussi de Barenboim.

Laurent Pfaadt

Cycle Mozart-Bruckner à la Philharmonie de Paris,
septembre 2017.

Bruckner, the complete symphonies,
dir. Daniel Barenboim, Staatskapelle Berlin,
Deutsche Grammophon, 2017.

Tamestit enchante Bordeaux

Tamestit © Photo/Michal Kamaryt

Ravel, Bartók et
Dvorak étaient au
programme de
l’ONBA

Le folklore, ses
mélodies et ses
rythmes constituent
autant de sources
inépuisables d’inspiration pour les compositeurs depuis que la
musique a été codifiée. La preuve en fut une nouvelle fois donnée
par l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine à l’occasion d’un
concert où la programmation fit la part belle à ces compositeurs qui
ont puisé dans leur folklore national ou dans d’autres traditions
matière à leurs créations.

Maurice Ravel, qui nourrissait une passion pour la musique
espagnole, a ouvert ce concert avec sa Rapsodie espagnole.
L’incroyable alchimie entre les clarinettes, la harpe, les bassons ont
dessiné un rythme que les musiciens ont subtilement fait danser
comme un serpent dans une atmosphère onirique. L’ajout de
percussions, comme les castagnettes que d’autres compositeurs
comme Stravinsky ont su utilisé à bon escient ou le tambourin,
combinées à des bois virevoltants ont alors conféré des couleurs
éclatantes à cette interprétation.

Le meilleur restait encore à venir. Béla Bartók a plus qu’aucun autre
compositeur, recensé et transformé le folklore de son pays en une
matière musicale unique. Son concerto pour alto, demeuré inachevé
à sa mort et dédié au grand altiste William Primrose, en est un bel
exemple. Passionné par ce compositeur, Antoine Tamestit, l’un des
plus grands altistes mondiaux, trouvait là matière à son immense
talent. Délivrant au public toute la beauté d’une œuvre qui oscille
entre intimité, fièvre et oppression notamment dans ce magnifique
lento, Tamestit délivra une interprétation de très grande qualité. Le
soliste put compter sur la complicité du chef Sacha Goetzel,
directeur artistique de l’Orchestre Philharmonique de Borusan-
Istanbul, qui engagea des cordes affûtées pour soutenir l’altiste
français. Avec ce dernier, on se demande toujours qui, de
l’instrument ou du soliste, porte l’autre. Et dans ce concerto, on a
vraiment eu l’impression que l’alto berçait son interprète. Tamestit,
la tête posée sur son instrument, se contentait de sourire et
d’exécuter ce que lui commandait l’alto. Ni Antoine Tamestit, ni les
spectateurs à vrai dire ne voulurent quitter ces terres hongroises si
hospitalières et le plaisir se prolongea le temps de plusieurs duos de
Bartok en compagnie du soliste et de son ami d’enfance, le
violoncelle solo de l’orchestre, Alexis Descharmes.

Restait à parachever cette soirée, ce voyage européen à travers la
musique. L’orchestre et son chef avaient choisi une destination de
choix : la Bohème d’Antonin Dvorak. Et sa septième symphonie en
ré mineur comporte tous les ingrédients pour être à la fois épique et
colorée. Goetzel a su, une fois de plus, insuffler à l’orchestre cette
respiration typiquement tchèque que l’on retrouve notamment
dans le furiant du troisième mouvement ou dans ces apports
tziganes qui imprègnent les cordes et les bois tout en conservant
l’héritage brahmsien de cette symphonie. Avec des cors et des
trombones au ton juste et des cordes tranchantes, la septième
symphonie s’est alors déployée avec majesté dans l’auditorium où
chaque instrument a pris sa place et a raisonné avec clairvoyance.

Lentement alors, la musique, tel un feu grandissant, se répandit,
couronnant une merveilleuse soirée.

Laurent Pfaadt

Dieu au piano

lisztA l’occasion du 130e
anniversaire de la mort de
Liszt, retour sur un génie

Assis sur son trône de pierre
qui surplombe la façade de
l’académie de musique de
Budapest qui porte son nom,
la fameuse Zeneakademia,
Franz Liszt jette un regard
impérieux vers ce Danube qui
a irrigué la musique classique
depuis plusieurs siècles et a
contribué à diffuser son génie
dans l’Europe entière.

C’est à Dobrojan dans la partie hongroise de l’empire d’Autriche que
naît en 1811, Franz Liszt. Très jeune, il montra des dispositions
exceptionnelles au piano et il n’a que onze ans lorsque sa famille
s’installe à Vienne où il suit les cours d’Antonio Salieri. Enfant
prodige, il voyage ensuite longuement en Europe. A Paris, outre les
grands noms de la musique, il fit l’une des plus importantes
rencontres de sa vie : celle de Marie d’Agoult, son grand amour qui
lui donna trois enfants dont Cosima, la future épouse de Richard
Wagner, traçant ainsi de façon indélébile la relation musicale entre
les deux hommes.

A Weimar où il s’installe en 1848, le pianiste se mue en compositeur.
« Pour moi, Liszt appartient à Weimar qui, plus qu’aucune autre ville, lui
donna cette tribune où il put exprimer tout son génie de pianiste, de chef
mais également où il put affirmer sa personnalité »
affirme à juste titre
Kirill Karabits, chef d’orchestre de la Staatskapelle de Weimar. A
Weimar virent le jour notamment les deux concertos pour piano, la
Faust-Symphonie et surtout la sonate en si mineur, point d’orgue
d’une œuvre qui révolutionna le piano et n’eut d’équivalent que celle
de Beethoven dont il fut d’ailleurs l’un des promoteurs. « Nous
pouvons voir dans ses pièces pour piano combien il explora les possibilités
de l’instrument dans sa globalité, atteignant des proportions inégalées
jusque-là. Qu’il s’agisse du son, de la technique, de la palette d’expressions
ou de ses dynamiques, Liszt repoussa les limites de l’instrument dans un
processus de transformation du piano et de son « monde » qui mena à nos
critères modernes »
relève le pianiste Andrei Gavrilov.

Mystique, Liszt multiplia les séjours à Rome et rejoignit l’ordre
franciscain. Avec la ville du pape, Liszt partagea son temps entre
Weimar et Budapest. Puis le compositeur devint pédagogue en
enseignant à l’académie de musique de Budapest qu’il contribua à
fonder en 1875 et qui porte son nom aujourd’hui. L’aura du
compositeur nimbe toujours cette magnifique salle de concert
d’inspiration art nouveau, à l’acoustique exceptionnelle qui vit
passer Bela Bartok, Zoltan Kodaly ou Georg Solti, et qui continue
d’inspirer les musiciens qui s’y produisent. Ainsi Miranda Liu,
concertmaster du Concerto Budapest Symphony Orchestra, l’un des
grands orchestres de la capitale hongroise rappelle que jouer « à la
Zeneakadémia la musique de Liszt qui fonda l’institution est quelque
chose d’unique car sa musique contient tellement de poésie, une
profondeur musicale immense et une grande spiritualité ». 
Ces
sentiments sont d’ailleurs partagés par de nombreux musiciens
ayant interprété cette musique exigeante où les changements de
rythme sont permanents et où la lumière qui s’en dégage ne
s’obtient qu’après avoir vaincu moult difficultés. Ainsi dans le 2e
concerto pour piano, « la grande difficulté est de se sentir à l’aise dans
les transitions »
rappelle Monia Rizkallah, second violon à l’opéra de
Berlin. 

Le génie s’éteignit à Bayreuth en 1886 au lendemain d’une
représentation du Tristan et Isolde de Richard Wagner. Alors que
résonnaient encore les dernières notes de l’une des plus belles
histoires d’amour de l’humanité, les muses venaient de rappeler leur
protégé.

Laurent Pfaadt

L’échappée américaine

doverquartetLe Dover Quartet
était en concert à
Bruxelles

Considéré comme
l’un des quatuors les
plus prometteurs, le
Dover Quartet a,
une nouvelle fois,
ravi les spectateurs venus écouter les quatre musiciens américains.
Formé en 2008, il enchaine depuis cinq ans, les tournées aux Etats-
Unis et en Europe. De passage à Bruxelles, au conservatoire royal, il
a fait, une nouvelle fois, la preuve de son immense talent.

Tout a commencé avec le 23e quatuor de Mozart que la formation a
récemment gravé sur un disque remarquable. La légèreté et la
vivacité de l’interprétation ont permis d’apprécier la parfaite
harmonie entre les différents instruments. Ce dialogue permanent
notamment dans le menuetto a mis en lumière une prodigieuse
complémentarité. Dans cette conversation musicale permanente,
l’alto de Milena Pajaro-Van de Stadt a tiré son épingle du jeu. Jamais
dominant mais omniprésent, il a semblé virevolter, tantôt taquinant
le violon, tantôt s’amusant avec le violoncelle mais sans jamais se
laisser apprivoiser. Cette interprétation constitua un bel hommage
à un ancien professeur de violon du conservatoire et mozartien de
génie, le légendaire Arthur Grumiaux.

L’Adagio pour cordes du fameux premier quatuor à cordes de
Samuel Barber constitua, à n’en point douter, le clou du spectacle.
Enigmatique, incandescent, oppressant et mystique à la fois, le
Dover Quartet restitua à merveille toute l’émotion contenue dans
cette œuvre qui va bien au-delà de la musique pour nous dire
quelque chose de la vie elle-même et de sa fugacité. Portés la
douceur infinie du violon de Joël Link qui étendit le vibrato jusqu’à
la quasi-rupture, les quatre musiciens embarquèrent les
spectateurs dans un voyage musical dont ils se souviendront
longtemps.

Il ne restait plus qu’au 13e quatuor à cordes de Beethoven de
parachever ce merveilleux concert. Dans un extraordinaire
déchaînement de passion, le Dover Quartet, porté cette fois par le
violon de Bryan Lee dans l’adagio et le violoncelle de Camden Shaw
qui sonna le tocsin de la fugue, poursuivit son incroyable histoire qui
ne s’acheva pas sitôt la dernière jouée mais se poursuivit dans
toutes les têtes et dans tous les cœurs.

Laurent Pfaadt

A écouter : Dover Quartet, Tribute: Dover Quartet Plays Mozart,
Cedille Records, 2016

Retrouvez la programmation du BOZAR sur :
www.bozar.be/fr/homepages/73642-music

En charmante compagnie

ColtmanHugh Coltman et Jamie Cullum
étaient à l’affiche d’un incroyable
concert

Jazz in Marciac, c’est des
découvertes et des redécouvertes.
La soirée du 13 août 2016 résuma à
elle seule cette atmosphère qui
constitue la richesse incomparable de ce festival. Si les
spectateurs étaient venus en grande partie pour Jamie Cullum,
star planétaire et illustre représentant de la nouvelle génération
du jazz, ils ont été bien inspirés d’assister au premier concert du
chapiteau, celui de Hugh Coltman. Peu connu en dehors des
puristes, le britannique qui vit en France et se produit avec son
groupe de blues, The Hoax, était à Marciac pour un concert en
hommage à Nat King Cole.

Sa voix de crooner a immédiatement fait mouche. Plus habitué à
l’entendre sur BBKing, Coltman qui rappelle que son amour de
Nat King Cole lui est venu de sa mère à qui il a dédié la chanson
Morning Star, issue de l’album St Louis Blues en 1958, a réussi à
polir sa voix traditionnellement rocailleuse pour entonner les
titres de son dernier album solo, Shadows – Songs of Nat King Cole.
Dans un exquis mélange de grands classiques tels que l’inévitable
Mona Lisa sorti à l’été 1950 et de petites perles, Coltman a offert
un magnifique concert brûlant de passion et d’intimité
frissonnante. Il faut dire qu’il était accompagné de musiciens hors
pair notamment Thomas Naim à la guitare avec son faux air de
Clapton ou Bojan Z, victoire du jazz 2007, une fois de plus
incroyable au piano.

Mais avec Coltman, le blues n’est jamais bien loin et accompagné
de son harmonica, il n’a pas hésité à revisiter certains standards
du crooner de Montgomery ou à faire quelques infidélités à ce
dernier en allant du côté de Johnny « Guitar » Watson.

Quelques instants plus tard, le phénomène Jamie Cullum est
arrivé sur scène. Cullum revient avec autant de plaisir à Marciac
et cela se voit. Avec son énergie phénoménale, il a immédiatement
séduit le public. Avec ses musiciens de talent, il a entonné ses
grands tubes comme What a difference a day made, All At Sea. Mais
le concert fut également l’occasion de réécouter quelques tubes
qu’il a revisité comme Don’t Stop The Music de Rihanna (The
Pursuit, 2009), Amazing Grace, ou des titres plus anciens tels
qu’High and Dry (Pointless Nostalgic, 2002)

Les spectateurs furent immédiatement conquis devant cet
homme-instrument qui n’a pas hésité à jouer des percussions avec
son piano ou a ponctué ses morceaux de beatbox. Et entre deux
morceaux, il a communié comme d’habitude avec ce public qu’il
aime tant en usant de son charme et de son humour so british
notamment lorsqu’il s’est agi de s’excuser du Brexit. Ainsi, avec
plus de 250 000 personnes, le festival Jazz in Marciac a, une fois
de plus, fait honneur à sa réputation de meilleur festival de jazz de
l’hexagone. En attendant, la 40e édition, l’an prochain, qui
s’annonce déjà d’ores et déjà grandiose…

Laurent Pfaadt

Nouvelle saison, nouvelles sensations

© photo: Wade Zimmermann
© photo: Wade Zimmermann

La saison 2016-
2017 de la
Philharmonie du
Luxembourg
s’annonce une
nouvelle fois
palpitante 

On pense toujours
avoir tout vu à
Luxembourg. Et
puis, à chaque fois, d’année en année, l’orchestre philharmonique et sa merveilleuse
salle nous surprend, nous éblouis. Et cette nouvelle saison qui
démarre sur les chapeaux de roue avec rien de moins que l’une
des belles voix du monde, celle de la soprano colorature Diana
Damrau et l’une des plus illustres baguettes, celle du prochain
directeur musical des Berliner Philharmoniker, le russe Kirill
Petrenko, venu pour l’occasion accompagnée de la Bayerisches
Staatsorchester, ne devrait pas faire exception à la règle.

Comme d’habitude, il sera question de grands chefs (Riccardo
Chailly, Yannick Nézet-Séguin, John Eliot Gardiner, Valéry
Gergiev, Daniel Harding ou Sir Simon Rattle) et  – incroyable luxe –
les mélomanes pourront même comparer en février et en juin
2017 les directions mahlériennes de Gustavo Dudamel et de
Mariss Jansons à la tête du Symphonieorchester des Bayerischen
Rundfunks. Et si l’envie venait à leur prendre de changer de style,
ils n’auront que l’embarras du choix, avec le New York
Philharmonic, le Wiener Philharmoniker, le London Symphony
Orchestra ou les Arts Florissants de William Christie. Côté
répertoire, il y en aura pour tous les goûts. Ceux qui aiment
Mozart se régaleront devant Maria Joao Pires ou Nicolas Znaider.
Pour ceux qui préfèrent Beethoven, leurs rendez-vous
s’appelleront Joshua Bell qui dirigera l’Academy of St Martin-in-
the-Fields dans la sixième symphonie, Rudolf Buchbinder ou Jan
Lisiecki dans le cinquième concerto. Les amateurs de musique
russe retrouveront les deux grands solistes russes, Danill Trifonov
ou Denis Matsuev dans les deuxième et troisième concertos de
Rachmaninov et l’incomparable Patricia Kopatchinskaja dans le
célèbre concerto pour violon de Tchaïkovski tandis que les
amoureux d’opéra écouteront avec délice les voix sublimes de
Cécilia Bartoli, José Cura ou Thomas Hampson.

Toutes ces merveilles en feraient presque oublier l’orchestre
résident. Après une première saison très réussie, le nouveau chef
Gustavo Gimeno conduira une fois de plus l’orchestre
philharmonique du Luxembourg dans des contrées familières
mais également inexplorées. Accompagnée de la violoniste Janine
Jansen, artiste en résidence 2016-2017, il s’aventurera dans le
concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg, dans la cinquième
symphonie de Nielsen ou laissera filer ses violoncelles aux bords
des abysses de Sofia Gubaidulina pour mieux retrouver les
rivages bien connus des septièmes symphonies de Bruckner et de
Beethoven, du Sacre du printemps ou de Ravel.

Cette saison sera également l’occasion de nouveaux voyages
autour du monde en compagnie du Brésil de Marya Andrade, de
l’Inde d’Anoushka Shankar, du bassin méditerranéen avec le
Concert des Nations de Jordi Savall et de l’univers tout particulier
d’Avishaï Cohen. Enfin, après les rêves mégalomaniaques de John
Malkovich, les apprentis-Dieu de 2001 : l’odyssée de l’espace et le
saxophone de Wayne Shorter, il n’y aura qu’une seul chose à faire
pour se remettre de ces émotions : le yoga, accompagné d’un
duduk, d’un violoncelle ou d’une harpe !

Laurent Pfaadt

Retrouvez toute la programmation de la Philharmonie sur : https://www.philharmonie.lu/fr/

Les métamorphoses d’un orchestre

JochumL’orchestre symphonique de Bamberg fête ses 70 ans

Il y a deux catégories
d’orchestre : les grands
orchestres, prestigieux avec
une longue histoire derrière
eux, et les orchestres de
province. Entre les deux
subsistent encore quelques
ovnis musicaux dont fait
assurément partie l’orchestre
symphonique de Bamberg. Un ovni transnational parce que bien qu’allemand, l’orchestre tire son identité de cette
musicalité tchèque qui a prévalu à sa création.

En 1946 naquit l’orchestre symphonique de Bamberg sur les
ruines de l’orchestre philharmonique allemand de Prague dans
une Tchécoslovaquie qui comportait une minorité allemande
importante. Le chef d’alors, Joseph Keilberth, aujourd’hui
injustement oublié, présida à sa création et à sa consolidation à
partir de 1950. Le formidable coffret édité par Deutsche
Grammophon permet aujourd’hui  d’entendre ces témoignages
musicaux uniques de l’ancêtre de l’orchestre symphonique de
Bamberg. Kleiberth inscrivit pleinement l’orchestre dans le
répertoire symphonique allemand, dans Beethoven notamment,
créant ainsi cette identité unique qui colore l’orchestre et où le
folklore d’un Dvorak croise l’académisme du maître de Bonn.
L’arrivée d’Eugen Jochum en 1968 dont le frère avait déjà dirigé
l’orchestre entre 1948 et 1950 marqua un tournant puisque le
chef affirma un peu plus cette identité germanique autour du
romantisme tardif de Bruckner. Les deux frères qui partagèrent
cette même passion brucknérienne insufflèrent à l’orchestre un
son particulier en revenant notamment aux versions originales du
génie d’Ansfelden. Quelques grands chefs brucknériens comme
Günter Wand, Rudolf Kempe ou Herbert Blomstedt, nommé chef
honoraire de l’orchestre, y trouvèrent ensuite magnifique gant à
leur baguette de velours ou de fer.

1973 constitua un nouveau tournant pour l’orchestre lorsque le
remplaçant d’Eugen Jochum, Istvan Kertesz, brillante étoile de la
direction d’orchestre, trouva la mort en Israël. Lentement,
Bamberg s’enfonça alors dans une routine, dépassé par d’autres
orchestres.

Il fallut attendre un quart de siècle jusqu’à l’arrivée d’un
britannique, Jonathan Nott, pour voir l’orchestre renaître de ses
cendres. Sans prétention, Nott redressa lentement l’orchestre
jusqu’à l’inscrire à nouveau au sommet de l’Europe musicale en
reprenant à la fois cette tradition du romantisme tardif avec
Mahler notamment dont il réalisa plusieurs gravures de référence
mais également en s’appropriant le répertoire contemporain. Il
créa ainsi des œuvres de Bruno Mantovani, de Wolfgang Rihm et
de Jörg Widmann, certainement l’un des compositeurs les plus
talentueux de sa génération, qui a été, ces deux dernières années,
en résidence à Bamberg.

Le départ de Nott vers la Suisse et l’arrivée du jeune et talentueux
Jakob Hrusa ouvre une nouvelle période dans la vie de
l’orchestre. La nouvelle programmation laisse entrevoir une
fidélité à cette tradition germano-tchèque consubstantielle à
l’orchestre et en même temps offre un clin d’œil malicieux à
l’histoire de la musique dans laquelle l’orchestre de Bamberg a
définitivement pris toute sa place.

Laurent Pfaadt

Retrouver toute la programmation de la saison 2016-2017 sur :

https://www.bamberger-symphoniker.de/

A écouter : Bamberg Symphony – The First 70 Years, Deutsche Grammophon (17 CD)

A lire : Andreas Herzau, Nora Gomringer, Bamberg Symphony, Hatje Cantz, 2016

Dans un état musical second

Jonathan Nott, Dirigent / 14.12.2008 / Koelner Philharmonie
Jonathan Nott, Dirigent,   Koelner Philharmonie

Mahler et Strauss au programme du TCE

Cela devait être un concert d’adieu. Après huit saisons passées à la tête de l’orchestre national de France, Daniele Gatti devait achever cette tournée d’adieux en offrant à « son » public parisien un fabuleux concert en compagnie de l’un des plus grands orchestres du monde, le Wiener Philharmoniker, et de l’un des meilleurs ténors, l’Allemand Jonas Kaufmann. Mais un vilain accident le contraignit à devoir céder sa place à Jonathan Nott, le tout nouveau chef de l’Orchestre de la Suisse Romande.

En ouverture de cette soirée, l’orchestre délivra un Coriolan plein de feu où la prégnance des cordes conféra à l’interprétation un air de tempête qui brisa la baguette du chef.

Puis, la soirée se poursuivit avec le poème symphonique Mort et transfiguration de Richard Strauss, composé en 1889. Sous la conduite de ce brillant chef qui nous avait déjà impressionné par le passé, le Wiener Philharmoniker déploya son incroyable puissance symphonique pour délivrer ces grandes pages musicales ponctuées d’envolées lyriques dont il est capable. Mais cet orchestre considéré comme un monstre sonore prouva qu’il est également capable de moments d’une rare intimité emprunte du souffle métaphysique de l’œuvre de Strauss. Cette alchimie donna ainsi vie à des sentiments presque humains tels que l’espoir ou la détresse notamment lors de la reprise du motif par les bois. Evidemment, Jonathan Nott y fut pour beaucoup en travaillant les tempii, tantôt en les étirant, tantôt en jouant habilement sur le couple cuivres/percussions. Tout cela contribua à la construction d’une atmosphère évanescente qui prépara le public à la deuxième partie de la soirée.

Le chef d’orchestre britannique, considéré comme l’une des plus
brillantes baguettes de sa génération, se sentit immédiatement à
l’aise dans ce Mahler qu’il maîtrise comme personne et qu’il a
magnifiquement gravé au disque avec l’orchestre symphonique de
Bamberg. Véritable horloger, Nott exploita à merveille toutes les
couleurs de l’orchestre pour les restituer dans l’interprétation
pleine de contrastes de cette magnifique symphonie chantée
qu’est le Chant de la terre.

Bien entendu, rien n’aurait été possible sans la voix de Jonas
Kaufmann au timbre si touchant. Exprimant la beauté de la nature
et en même temps la fragilité de l’homme, il fut secondé par des
bois (flûte notamment) de très haute volée, condition sina qua non
pour réussir dans Mahler. Ici, la finitude de toute chose ainsi que
l’immanence de la vie trouvèrent une résonance musicale conclue
par ce magnifique Abschied (adieu) d’un lyrisme de toute beauté.

Avec ce Chant de la terre, Nott et Kaufmann offrirent au public
parisien une très belle interprétation qui prouve que Mahler,
placé entre de bonnes mains, peut se révéler tout à fait abordable
pour un public peu sensibilisé à cette musique. Mais surtout, il
montre qu’il n’est pas donné à tout le monde de pénétrer le cœur
sombre et lumineux de Gustave Mahler, ce qui fut pourtant fait ce
soir-là.

Laurent Pfaadt