L’esthétique de la résistance

D’après Peter Weiss

Pour la promo 47 de L’Ecole du TNS, c’est le spectacle de sortie de ce lieu où ils ont étudié et se sont formés pendant ces trois dernières années et c’est le spectacle qui marque leur entrée dans la vie professionnelle. 


©Jean-Louis Fernandez

Leur choix s’est porté sur une œuvre majeure de notre époque, un pavé sur le plan de l’édition, (900 pages chez Klincksieck 1917) de l’auteur allemand Peter Weiss (1916- 1982 réfugié en Suède pour fuir le nazisme) intitulé « L’esthétique de la résistance », roman en trois parties, éminemment politique. 

Sous la direction du metteur en scène Sylvain Creuzevault, dont nous avons vu en 2022 sa mise en scène des « Frères Karamazov », les jeunes comédiens ont relevé brillamment le défi d’adapter ce gigantesque ouvrage qui exige de donner, au cours de la même soirée, trois représentations d’affilée correspondant aux trois parties du roman. Quatre acteurs de la compagnie « Le Singe » dirigée par Sylvain Creuzevault ont été requis pour les soutenir, Vladislav Galard, (Peter Weiss) Boutaïna El Fekkak,( la mère de Coppi) Arthur Igual ( le père du narrateur),  Frédéric Noaille.(Jajob Rosner)

Pour nous introduire dans ce spectacle qui évoquera l’histoire au regard des idéologies communistes et du fascisme entre 1937 et 1945, une présentation très ludique permet de se familiariser avec le personnage du Narrateur (Gabriel Dahmani), né en 1917, aide magasinier chez Alfa Laval puis aide monteur, licencié en 1937. On le suivra tout au long de ce périple aux multiples rebondissements qui mettent en évidence que la lutte des classes n’a cessé de se heurter à la répression et s’est épuisée souvent dans des conflits internes conduisant à l’élimination des plus engagés.

Avec les jeunes comédiens, nous arpenterons les chemins chaotiques du mouvement ouvrier, leur conviction n’a eu de cesse de nous les faire parcourir sans concession, ni ménagement, d’une manière si véridique qu’elle fut bouleversante.

Les idées dominantes de l’ouvrage irriguent la représentation dont le ton reste à la gravité qui s’impose lors des divergences, des querelles politiciennes qui émaillent ce récit et ont mis à mal l’espoir de voir naître et s’opérer la révolution. De longues et épineuses discussions surgissent à propos de leurs engagements, les uns tenants de la social-démocratie, les autres du parti communiste.

Un autre thème central de cet ouvrage porte sur la culture. On y entre d’emblée avec la représentation de la fresque monumentale de Pergame représentant une gigantomachie, la victoire des Dieux conduit par Zeus sur les Géants. Datant de 197 à 159 av. JC, ce chef d’œuvre de la sculpture grecque, détruit au Vie siècle, fut redécouvert par un ingénieur allemand. Après d’âpres négociations avec l’Empire Ottoman en déclin, il sera acquis par les Allemands qui lui dédieront un musée à Berlin.

C’est là que se retrouvent en septembre 1937 trois des protagonistes de l’histoire, le Narrateur, sur le point de partir pour l’Espagne,  le jeune Heilmann(Yannis Bouferrache) en costume  des Jeunesses hitlériennes pour dissimuler  ses opinions contre le régime nazi et Coppi (Harneza El Onari).Cette fresque  décrite avec minutie et qui  célèbre la victoire des puissants  les met en demeure de se poser des questions fondamentales  sur qui est en mesure d’apprécier les œuvres d’art  et entraîne  une réflexion  sur la nécessité d’acquérir  connaissances et culture pour être capable d’analyser les situations politiques  dans lesquelles les plonge l’arrivée du fascisme et les dangers  qu’ils courent à s’y opposer., bien décidés qu’ils sont à suivre pour cela des cours du soir malgré la fatigue  occasionnée par leurs dures journées de travail, en effet ils se disent  que si le prolétaire  n’a pas  au départ les outils pour déchiffrer il doit les acquérir.

C’est ainsi qu’ils suivront, débattront d’événements où les contradictions se font jour et peuvent occasionner de violentes altercations, qu’il s’agisse de la guerre d’Espagne qui voit s’affronter le parti communiste et le Poum au détriment des Républicains qui seront vaincus et les Brigades internationales dissoutes, du Pacte Germano-Soviétique qui les plonge dans un total désarroi …

 Les œuvres d’art qui sont reproduites sur les panneaux que l’on ramène sur scène à bon escient font eux aussi objet de description et de critique souvent fouillée. Ne sont-ils pas le reflet de la souffrance du peuple ?

 On verra donc entre autre« Le massacre des innocents » de Bruegel, « Le  trois Mai » de Goya, « La liberté guidant le peuple » de Delacroix, « Guernica »  de Picasso , tableau qui donnera lieu à une grande discussion sur  son efficacité car jugé trop conceptuel par Jacques Ayschmann (Felipe Fonseca Nobre).

Le spectacle est truffé d’évocations qui marquent le temps.  En 1938 au cabaret on chante par exemple « J’ai deux amours » et « Lili Marleen », les comédiennes Naisha  Randrianasolo (Edith Piaf) Jade Emmanuel (Joséphine Baker), Juliette Bialek (Marlène Dietrich) en donnent une très sensible interprétation.

En Suède où le narrateur s’est réfugié il rencontre Brecht qui écrit « Mère courage » une mise en scène est reconstituée sur le plateau avec la fameuse charrette et ses accompagnteurs.

Chaque épisode de cette grande fresque est traité avec grand soin, rythmé par la mise en place d’un rideau transparent portant des inscriptions, rideau souvent vite retiré. De même des extraits du texte apparaissent sur l’écran pour nous guider dans le dédale de cette longue saga. (Scénographie  Loïse Beauseigneur et Valentine Lê) 

Grande attention a été portée aux lumières où l’idée de la clandestinité amènera parfois l’obscurité sur le plateau (Charlotte Moussié et Vyara Stefanova) et aux costumes évocateurs de cette époque de l’entre-deux guerres et guerrière aussi (Jeanne  Daniel-Nguyen et Sarah Barzic).

Malgré la densité du propos, tout est mis en place pour que les épisodes de l’histoire apparaissent  vivants  et retiennent notre attention. Les acteurs donnent tout d’eux-mêmes qu’il s’agisse d’entonner les chants révolutionnaires ou d’entamer de longues énumérations comme celle  entreprise par le personnage de l’auteur Weiss (  Vladislav Galard )ou par  celle  de Charlotte Bischoff (Lucie Rouxel) une rescapée de la guerre et par là détentrice de la mémoire, moments soutenus avec bonheur par les déplacements chorégraphiés de l’ensemble des participants.

Sans aucun doute une magnifique expérience de groupe et de troupe  sur un sujet  on ne peut plus actuel quand on pense à ce qui se trame chaque jour  autour de nous et qui nous avertit que seule  l’unité peut sauver l’espoir d’un monde meilleur juste et égalitaire.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 23 mai au TNS

En salle jusqu’au 28 mai